La mélodieuse épopée de deux pionniers français de la musique électronique qui méritent d’être mieux connus : Joseph Armand Marie Givelet et Édouard Éloy Coupleux
Votre humble serviteur doit par la présente et ci-devant s’excuser de ne pas avoir rédigé, le mois dernier, de texte impliquant directement les activités du Musée des sciences et de la technologie du Canada, à Ottawa, Ontario, une institution sœur / frère de l’éblouissant Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, également à Ottawa. Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa.
Parlant (tapant?) de faute, j’ai par ailleurs une confession à faire, ami(e) lectrice ou lecteur. À ma grande honte, je dois avouer ne pas avoir l’oreille musicale. Au cours de ma lointaine jeunesse, alors que des ptérosaures parcouraient les cieux de ma ville natale, Sherbrooke, Québec (Bonjour, SB, EG et EP!), la musique faisait partie du programme d’études des écoles primaires. Des enseignantes ou enseignants d’une patience infinie enseignaient l’usage de la flute.
Votre humble serviteur n’a jamais vraiment maîtrisé l’usage de l’instrument en question, une flute peu coûteuse en plastique notez-le bien. Les sons discordants que je produisais faisaient vibrer les verres et assiettes dans les armoires de l’appartement familial. Si, si, c’est vrai. Mes pauvres parents résistaient bravement à leur envie de pouffer de rire, surtout quand je leur demandais si je faisais des progrès. Un moment plus sheldonien ne peut pas être imaginé, mais revenons à notre histoire. Euh, en fait, entamons notre histoire.
Comme vous pouvez l’imaginer, aborder ici-bas un sujet de nature musicale m’éloigne un tantinet de ma zone de confort. Prenons par conséquent notre courage à deux mains, et un clavier portatif de l’autre.
Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je souhaite amorcer notre récit en 1865, avec la fondation, à Tourcoing, France, tout près de la frontière franco-belge, d’un petit atelier d’horlogerie, par Pierre Coupleux. Lors du décès de celui-ci, en 1900 ou 1904, je pense, ses fils, encore dans la vingtaine, Paul, Éloy et Léon, reprennent le commerce, rebaptisé Coupleux Frères (Société à responsabilité limitée?).
Ayant approfondi ses connaissances, le trio diversifie peu à peu sa production, y ajoutant des appareils à illusions d’optique, boîtes à musique, phonographes, pianos, etc. Un second magasin ouvre en 1908, à Lille, la grande ville de la région.
Il est à noter que, vers 1900-02, Coupleux Frères devient le dépositaire français des pianos mécaniques Pianola de Aeolian Company, une firme américaine bien connue. Votre humble serviteur croit qu’une bonne partie des instruments vendus en France est en fait fabriquée sous licence par la firme française. Enfin, passons.
Le Première Guerre mondiale porte un coup terrible à la région de Tourcoing et Lille, occupée par les troupes de l’Empire allemand entre octobre 1914 et octobre 1918. Au sortir du conflit, la région est dévastée. Une bonne partie des installations de Coupleux Frères l’est tout autant.
Ironiquement, les ravages causés par la guerre, tant du côté français que du côté belge de la frontière, se transforment en occasion d’affaires pour Coupleux Frères. La plupart des églises de ces régions ayant été endommagées ou détruites, la firme ne tarde pas à être inondée de commandes pour ses orgues à tuyaux.
Dans un tout autre ordre d’idée, permettez-moi de noter ici que les frères Coupleux inaugurent leur propre station de radio, Radio Flandres, à Lille, en 1923.
Et il serait sans doute temps d’introduire les deux personnages principaux de notre récit d’aujourd’hui.
Édouard Éloy Coupleux naît en 1876, à Tourcoing. Ayant abandonné ses études vers 1891, à l’âge de 15 ans, il commence à travailler dans l’atelier de son père où tous deux découvrent que le jeune homme a un réel talent mécanique. Cet ingénieur autodidacte conçoit en fait quelques machines de reproduction audio. Au plus tard en 1922, par exemple, Coupleux Frères commercialise (avec succès?) une de ces inventions, le Télépiano, qui amplifie et reproduit à distance, via des fils téléphoniques si besoin est, la musique jouée par un piano, ou un orchestre.
De fait, c’est cet intérêt, pour ne pas dire cette obsession, pour la reproduction audio qui fait en sorte que Coupleux, alors facteur d’orgue assez bien connu, croise la route d’un brillant ingénieur, en 1927.
Autorité reconnue en matière de radiotélégraphie / télégraphie sans fil, autrement dit en matière de radio, Joseph Armand Marie Givelet voit le jour en juillet 1889, à Reims, France. C’est semble-t-il pendant la Première Guerre mondiale, alors qu’il est ingénieur dans l’Armée de Terre, que Givelet se découvre une passion pour la radiotélégraphie. Croiriez-vous qu’il compte parmi les fondateurs de l’École centrale de TSF et du Radio-Club de France, en 1919 et 1920? De fait, il peut fort bien être le vice-président fondateur du second, mais revenons à notre histoire.
Et oui, TSF signifie télégraphie sans fil.
En 1927, Givelet conçoit un orgue électronique monophonique, le clavier à lampes / clavier muet / piano automatique radio-électrique, qui est présenté au public pour la première fois, en juin, au Palais du Trocadéro, à Paris, France. Il présente un second prototype de cet instrument capable de jouer une seule note à la fois en décembre, au Grand Palais des Champs-Élysées, à Paris, dans le cadre du premier Salon des sciences et des arts.
Incidemment, le Palais du Trocadéro est construit comme un grand espace d’exposition pour l’Exposition universelle de 1878. Pour sa part, le Grand Palais des Champs-Élysées est construit comme un grand espace d’exposition pour l’Exposition universelle de 1900. Les deux bâtiments sont par la suite utilisés comme espaces de musée, mais je digresse. Un peu.
Givelet peut, je répète peut, avoir conçu ses orgues électroniques monophoniques en partie afin de diffuser de la musique à partir du puissant émetteur radio de la tour Eiffel sans avoir à craindre les distorsions causées par la piètre qualité des microphones de l’époque.
Quoiqu’il en soit, Givelet et Coupleux se rencontrent en 1927 et décident de coopérer afin de concevoir et commercialiser un orgue électronique populaire destiné aux églises, cinémas et salles de concert. Le premier apporte à cette union de solides connaissances techniques. Le second, quant à lui, a de toutes aussi solides connaissances en musique et en fabrication d’instruments.
L’un et l’autre ne sont pas sans savoir que diverses personnes ont réalisé divers types d’instruments de musique électroniques. Il suffit de songer à Lev Sergueïevitch Termen, un brillant ingénieur, inventeur et musicien soviétique mieux connu sous le nom de Léon Thérémine. Oui, ce Thérémine-là, l’inventeur, vers 1919-20, du thérémine, ou aétérophone / termenvox / théréminevox / théréminophone, un des premiers instruments de musique électroniques et le premier à être produit en série. Termen / Thérémine, vous vous souviendrez, est mentionné dans un numéro d’avril 2022 de notre blogue / bulletin / machin, mais revenons à notre histoire.
Dans un premier temps, en 1929, Givelet et Coupleux réalisent une sorte de piano mécanique électronique pouvant reproduire les sons émis par des instruments à corde (alto, contrebasse, violon, violoncelle). Présenté en novembre lors du Congrès national de la radiodiffusion, à Paris, l’instrument ne passe pas inaperçu.
L’instrument beaucoup plus performant réalisé par la suite par notre duo dynamique, un instrument polyphonique d’une souplesse quasi infinie, c’est l’orgue à lampes / orgue des ondes / orgue électronique des ondes / orgue radio-électrique Coupleux Givelet, un instrument sans tuyaux, soufflerie ou boîte à air dont les clavier et pédales ne dérouteraient aucun organiste. Un instrument qui peut fort bien être le premier orgue électronique réussi au monde.
Givelet et Coupleux peuvent, je répète peuvent, créer Musique électro-synthétique Société à responsabilité limitée vers le tout début des années 1930 afin de commercialiser l’orgue des ondes.
Les membres de la prestigieuse Académie des Sciences, une des 5 académies du tout aussi prestigieux Institut de France, assistent à une démonstration d’un prototype de validation de principe à Paris, en octobre 1930, qui les laisse émerveillés.
Émerveillés masculin pluriel bien sûr, la première femme élue à l’Académie des Sciences, la mathématicienne et physicienne française Yvonne Choquet-Bruhat, n’étant élue qu’en… mai 1979 – à peine 312 ans, 5 mois et 8 jours, mais qui tient les comptes, après sa création, en décembre 1666. On croit rêver.
Croiriez-vous que les membres de cette institution refusent, lors d’un vote tenu en janvier 1911, d’accepter dans leurs rangs une chimiste et physicienne française d’origine polonaise, Marie Curie, née Maria Salomea Skłodowska, qui partage le prix Nobel de physique de 1903 avec son époux, le physicien français Pierre Curie, et Antoine Henri Becquerel, un autre physicien français. On croit rêver. Au carré.
Pis encore, la proposition visant le dit prix que transmet l’Académie des sciences ne contient que les noms de Becquerel et Pierre Curie. Un membre de la Svenska Akademien, l’académie royale suédoise qui décerne les prix Nobel, s’étant exprimé à ce sujet à portée d’oreille de quelqu’un, Curie, furieux, exige que le nom de son épouse soit ajouté à la proposition.
Elle est belle, l’académie. Et pas misogyne ou xénophobe pour deux sous. Nenni. Mais revenons à notre histoire.
Croiriez-vous que c’est sous l’instigation du général Gustave Auguste Ferrié, membre de l’Académie des sciences depuis 1922, que Coupleux et Givelet sont invités à présenter leur instrument? Cet ingénieur et pionnier de la radiodiffusion connu mondialement est mentionné dans un numéro de septembre 1922 de notre blogue / bulletin / machin – comme si vous ne le saviez pas.
La dite présentation d’octobre 1930 est mentionnée, avec un tantinet de retard il faut bien l’avouer, dans un numéro de juin 1931 du seul et unique quotidien francophone d’Ottawa, Ontario. Le Droit reproduit en fait un texte publié en octobre 1930 par le fameux hebdomadaire illustré français L’Illustration.
Coupleux et Givelet sont convaincus que leur création est promise à un brillant avenir. À bien des égards, elle est en effet supérieure à l’orgue à tuyaux. L’orgue des ondes occupe moins d’espace sur la tribune d’une église qu’un tel instrument. Il ne se désaccorde pour ainsi dire jamais et n’a guère besoin d’entretien. Un orgue des onde et ses haut-parleurs coûtent par ailleurs pas mal moins cher et s’installent beaucoup plus rapidement. Ces mêmes hauts parleurs, plus ou moins nombreux ou puissants d’ailleurs, peuvent être placés à peu près n’importe où, à des distances variables.
Si l’orgue des ondes ne produit pas les longues résonnances auxquelles sont habituées les foules qui participent aux offices religieux dans les grandes cathédrales, un éloignement d’une partie des haut-parleurs peut créer un certain effet d’écho.
L’orgue des ondes Coupleux-Givelet de l’église Saint-Louis de Villemomble, France. Édouard Éloy Coupleux se tient près de l’abbé Alcide Deschamps, au clavier. Anon., « Une nouvelle invention dans le domaine musical. » Grand Écho du Nord de la France, 30 novembre 1931, 1.
Le premier orgue des ondes commercial (288 lampes triodes?) est inauguré en décembre 1931, dans l’église Saint-Louis de la ville de Villemomble, non loin de Paris. L’organiste au clavier est le grand Charles Arnould Tournemire, compositeur, improvisateur et organiste de renom de la basilique Sainte-Clothilde, à Paris. L’impact médiatique de cet instrument demeure toutefois somme toute limité, et ce même si l’église en question est un tantinet inorthodoxe : bâtiment à structure interne métallique (1901) et clocher en ciment armé (1926).
Un auditoire trié sur le volet se trouve dans le tout nouvel auditorium de la station de radio privée Poste Parisien, à Paris, alors propriété de la Compagnie générale d’énergie radio-électrique Poste Parisien, fondée par le gérant d’un important quotidien de Paris, Le Petit Parisien, pour assister à l’inauguration, en octobre 1932, d’un orgue des ondes plus sophistiqué (400 lampes triodes?) et autrement mieux connu. Le très apprécié Louis Victor Jules Vierne, compositeur et titulaire des grandes orgues de la cathédrale Notre-Dame de Paris, est au clavier.
Croiriez-vous que l’orgue des ondes fait parler de lui outre-Atlantique? Le grand quotidien La Presse de Montréal, Québec, publie un texte de son chroniqueur et critique musical, Marcel Valois, né Joseph Henri Jean Dufresne, en juin 1932. En mars 1933, un journal publié 8 ou 9 fois par mois, Le Bien Public de Trois-Rivières, Québec, publie un texte récent du mensuel français La Petite maîtrise, un magazine de musique religieuse.
La mise au point de l’orgue des ondes est jugée à ce point importante que Coupleux Frères et Givelet reçoivent, vers mai 1933, le Grand Prix du Président de la République décerné dans le cadre du Concours d’inventions de la Foire de Paris, une compétition organisée annuellement par la Société des savants et inventeurs de France.
Coupleux et Givelet complètent au plus tard en décembre 1932 la mise au point d’un piano-orgue qui permet à une seule personne de contrôler simultanément un piano et un orgue électronique, ou un seul de ces instruments, et ce à partir d’un seul clavier. Votre humble serviteur ne sait pas si cet instrument est commercialisé.
Aussi avancé qu’il soit, l’orgue électronique ne connaît pas de succès commercial. Mis à part celui du Poste Parisien, tout juste 4 de ces instruments fort complexes semblent être installés dans des édifices religieux français, dont la cathédrale Notre Dame de la Treille, à Lille, en 1934.
Cet échec commercial, combiné à la crise économique des années 1930, porte un coup fatal aux activités manufacturières de Coupleux Frères. Celles-ci prennent fin en 1935. Le magasin de Lille, seul survivant de l’aventure semble-t-il, demeure en affaires jusqu’en 1997.
Force est d’admettre que l’introduction sur le marché, en juin 1935, de l’orgue électrique Hammond Model A, un instrument fabriqué par Hammond Clock Company, une firme vite rebaptisée Hammond Organ Company, s’avère bien plus réussie. Ses concepteurs américains, Laurens Hammond et John M. Hanert, tous deux horlogers soit dit en passant, semblent concevoir cet instrument de musique relativement peu coûteux et peu encombrant pour combler des besoins religieux. De fait, plus de 1 750 églises de par le monde achètent apparemment un orgue Hammond avant même le milieu des années 1940. Le reste, c’est de l’histoire.
Une brève digression si vous me le permettez. Au plus tard en 1954, le gérant ou propriétaire d’un supermarché de Owensboro, Kentucky, Robert Brabant, installe un orgue Hammond dans son établissement afin que sa clientèle puisse faire ses achats au son de la musique. En quelques semaines, ses ventes augmentent de 20 %, dit-on. Fin de la digression.
Votre humble serviteur doit avouer ne pas avoir trouvé beaucoup d’information sur les carrières subséquentes de Coupleux et Givelet. Celui-ci assume la direction scientifique de l’Institut international du son fondé à Paris en mars 1949, par exemple. Il enseigne par ailleurs à la susmentionnée École centrale de TSF au cours des années 1950. Givelet décède en novembre 1963, à l’âge de 74 ans.
Édouard Éloy Coupleux, quant à lui, quitte notre monde en 1957, à l’âge de 81 ans environ.
L’auteur de ces lignes tient à remercier les personnes qui ont fourni des informations. Toute erreur contenue dans cet article est de ma faute, pas de la leur.