Mais malheureusement, comme tant de grands esprits, le pionnier québécois de la télévision John D’Alton Woodlock est parti trop tôt – et vite oublié
Salutations, ami(e) lectrice ou lecteur, et bienvenue à un autre jour pour vous et moi au paradis. Comme vous n’êtes pas sans savoir, il y a des gens sur cette Terre qui la quittent beaucoup trop tôt. La disparition de telles personnes est d’autant plus regrettable que vous et moi pouvons nommer une pléiade de personnes dont la planète pourrait fort bien se passer. Surtout maintenant. Votre humble serviteur aimerait vous entretenir aujourd’hui d’une de ces personnes qui quittent beaucoup trop tôt notre petite bille bleue.
John D’Alton Woodlock voit apparemment le jour en 1916, à Montréal, Québec. Sa famille, apparemment à l’aise financièrement, paye ses études à une école primaire et secondaire privée bien connue de Montréal, le Lower Canada College. Woodlock suit par ailleurs des cours (de niveau universitaire?) à Boston, Massachusetts.
Woodlock est le neveu d’un pionnier de l’enseignement commercial au Canada, le Québécois Eugene John O’Sullivan, le fondateur d’une série d’écoles commerciales éponymes privées en Ontario et dans les provinces de l’Atlantique et, en 1916, du O’Sullivan College of Business Administration Registered de Montréal. Sa mère, Josephine Woodlock, née Dumas, semble en effet devenir propriétaire de cette dernière institution lors du décès de O’Sullivan, en juin 1941, mais je digresse.
Woodlock s’intéresse à ce que nous appelons aujourd’hui l’électronique dès le milieu des années 1920. Il fabrique en effet un récepteur radio en 1925 ou 1928. Woodlock n’a alors que 9 ou 12 ans. Il dispose apparemment d’un équipement de radio amateur dès 1932 environ. Woodlock coopère alors époque avec un ami d’enfance, Maurice Dubreuil de Lavaltrie, Québec. Il commence à travailler dans le domaine de la radio (entretien et réparation) dans les années 1930.
Transportons-nous maintenant en 1947. Devenu technicien / ingénieur radio, Woodlock a alors pour occupation l’entretien et réparation de l’équipement radio des services de police de municipalités entourant son domicile, à Iberville, une municipalité faisant aujourd’hui partie de Saint-Jean-sur-Richelieu.
De fait, Woodlock compte parmi les nombreux radio amateurs québécois de l’époque. Il compte parmi ses amis des radio amateurs bien connus tels que le violoniste et compositeur franco-québécois Maurice Durieux et l’annonceur / réalisateur radio québécois Marcel Sylvain. L’équipement de Woodlock est à ce point efficace qu’il contacte à au moins une reprise une station radio amateur soviétique.
La grande passion de Woodlock n’est toutefois plus la radio. Nenni. C’est la télévision. Il en rêve. Il en parle. Il en mange. En anglais comme en français. En effet, Woodlock est bilingue. N’ayant personne avec qui parler, il contacte des ingénieurs de télévision de New York, New York qui sont aussi des radio amateurs, et ce afin d’obtenir des informations.
Réalisant qu’il n’y a à toute fin utile aucun téléviseur dans les magasins de meubles de la région montréalaise, Woodlock décide d’en fabriquer un, pour son plaisir personnel, afin de capter des émissions américaines diffusées par des réseaux tels que American Broadcasting Company, Columbia Broadcasting System Incorporated, DuMont Television Network Incorporated et National Broadcasting Company.
Avant que je ne l’oublie, ami(e) lectrice ou lecteur, veuillez noter que Woodlock acquiert une certaine expérience pratique en aidant un ami de l’état de New York à installer son téléviseur.
Woodlock complète, en 1947 ou 1948, un téléviseur qui ne fonctionne malheureusement pas très bien. Il en complète un second, en 1949 semble-t-il, qui fonctionne très bien de fait. De fait, Woodlock y inclut en effet un amplificateur qui amplifie considérablement les signaux reçus. Il est à noter que le susmentionné Dubreuil semble s’impliquer à un moment donné dans ce projet de téléviseur.
L’un ou l’autre de ces téléviseurs peut être un appareil que Woodlock achète sous forme de kit à assembler. Votre humble serviteur se demande si le kit en question compte parmi les nombreux produits de la firme américaine Espey Manufacturing Company Incorporated, disponible au prix de 69.50 $ en 1948, soit un peu plus de 800 $ en devise de 2022. Qu’en pensez-vous, ami(e) lectrice ou lecteur intelligent(e)?
Le second téléviseur et une imposante antenne de réception, à 2 pas de sa maison de la fin du 18ème siècle, permettent à Woodlock de capter des émissions provenant de Schenectady, New York (l’état, pas la ville), puis de Boston, voire même de Philadelphie, Pennsylvanie, et, affirme-t-on, Miami, Floride (!). Les émissions en provenance de Schenectady, captées pour la première fois en juillet 1949, sont bien audibles et claires, tant et aussi longtemps et aussi longtemps que la station de Boston ne transmet pas. L’interaction entre les signaux pose alors problème.
Ces émissions sont selon toute vraisemblance les premières à être captées au Québec depuis le milieu des années 1930, depuis la fermeture de la station expérimentale de la station radiophonique montréalaise CKAC, alors propriété de l’important quotidien La Presse.
Cela étant dit (tapé?), la maison de disques et fabricant de photographes Victor Talking Machine Company of Canada Limited, à Montréal, diffuse un motif d’essai à partir de février 1950.
Des personnes demeurant à Iberville et Saint-Jean, et dans d’autres municipalités plus éloignées, ont bientôt vent de ce que Woodlock mijote et lui rendent visite. Ils viennent à pied, en bicyclette ou en automobile, endommageant considérablement sa pelouse. Par beau temps, celui-ci déménage gentiment son téléviseur sur la galerie de sa maison. Lorsqu’il fait moins beau, Woodlock accueille parfois jusqu’à 25 personnes dans le solarium où trône le dit téléviseur. Cette scène d’adoration peut être compliquée par le fait que l’écran du téléviseur ne mesure que 12.5 x 20.5 centimètres (5 x 8 pouces).
Croiriez-vous que certains visiteurs un tantinet effrontés n’hésitent pas à observer, en bon québécois scèner / écornifler, ce que le téléviseur de Woodlock a à offrir à travers la grande fenêtre du solarium. Pas mal culotté, n’est-ce pas?
Le hic, c’est que la distance qui sépare Iberville de Schenectady frôle les 280 kilomètres (environ 175 milles). En ce qui a trait à Boston, cette distance est d’environ 370 kilomètres (environ 230 milles). Elle est d’environ 615 kilomètres (plus de 380 milles) dans le cas de Philadelphie. Cette distance frôle les 2 260 kilomètres (près de 1 405 milles) dans le cas de Miami.
Or, en 1949, la portée effective d’un signal de télévision ne dépasse habituellement pas 80 ou 95 kilomètres (50 ou 60 milles), comme c’est parfois le cas dans le sud de l’Ontario. S’il est vrai qu’un signal provenant d’une station plus lointaine peut être capté, il ne demeure habituellement visible que quelques minutes. Une portée effective allant de 45 à 55 kilomètres (27 à 35 milles) est plus typique.
Les résultats revendiqués par Woodlock dépassent par conséquent de beaucoup, c’est le moins qu’on puisse dire, ce à quoi la téléspectatrice ou téléspectateur moyen(ne) peut s’attendre en 1948-49. De fait, ces résultats sont pour ainsi dire sans précédents. On peut se demander si l’amplificateur de Woodlock n’y est pas pour quelque chose.
Woodlock contacte les stations de télévision de Schenectady et Boston, de même que divers organisations américaines, à New York semble-t-il, pour les informer des dits résultats. Certaines d’entre elles sont à ce point intriguées qu’elles envoient des techniciens lui rendre visite. Ces personnes ne peuvent que confirmer au moins certaines des affirmations de Woodlock. Certains d’entre elles étant des radio amateurs, Woodlock les informe de ses progrès et problèmes au fil des semaines et mois suivantes.
Woodlock reçoit également la visite de Aurèle Séguin, le directeur fondateur de Radio-Collège, une émission radiophonique quotidienne de la Société Radio-Canada lancée en 1941 ayant pour objectif de compléter l’information fournie aux étudiant(e)s de niveau secondaire. Vous vous souviendrez bien sûr que ce diffuseur d’état, le pendant francophone de Canadian Broadcasting Corporation, est mentionné à plusieurs reprises dans notre blogue / bulletin / machin depuis septembre 2018.
Woodlock commence à attire l’attention de la presse écrite en août 1949. Il suffit de songer à l’important quotidien montréalais The Gazette par exemple, ou à l’unique quotidien francophone de Ottawa, Ontario, Le Droit, ou à l’hebdomadaire montréalais Le Petit Journal. Mieux encore, Woodlock défraye la manchette, une petite je l’admettrai, à Winnipeg, Saskatoon et Edmonton, au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta.
Woodlock installe / supervise l’installation d’une antenne et d’un téléviseur dans la demeure d’un certain Albert Desjardins, à Montréal, en novembre 1949. Il peut, je répète peut, avoir fabriqué le téléviseur en question. En soirée du même jour, Woodlock, Desjardins et son épouse regardent un combat de boxe diffusé par la station de Schenectady via un câble qui lie cette dernière à une station de New York. Soit dit en passant, Calogero « Charley » Fusari l’emporte sur Terry Young, né Angelo DeSanza.
Croiriez-vous que le susmentionné Dubreuil, alors propriétaire de l’Hôtel Lavaltrie, à… Lavaltrie, complète lui aussi un téléviseur au plus tard au printemps 1950?
Il n’est pas le seul Canadien à le faire. Nenni. Il suffit de mentionner Edgar Bales de Lakeview, près de Toronto, Ontario. Son téléviseur fait maison, achevé au plus tard en août 1948, fonctionne très bien, sauf lorsque, selon lui, des aéronefs interfèrent avec le signal qu’il reçoit d’une station à Buffalo, New York.
En septembre 1950, Woodlock supervise le montage d’une antenne et l’installation d’un téléviseur fabriqué aux États-Unis par Admiral Corporation dans la magasin de meubles Germain Johnson Incorporée, à Saint-Jérôme, Québec, dans les Laurentides. Bien que situé plus au nord de la frontière Canada-États-Unis qu’Iberville, ce téléviseur peut capter des émissions provenant de Schenectady ou encore deux villes de l’état de New York, Syracuse et Rochester. Woodlock et Germain Johnson ont un contrat visant la distribution et l’installation de téléviseurs dans le région de Saint-Jérôme.
Croiriez-vous aussi que, à partir d’une soirée du début de septembre 1950, Woodlock diffuse ses propres émissions de télévision à l’aide d’un émetteur qu’il a lui-même conçu et fabriqué? Sa station a pour indicatif VE2HE, l’indicatif de sa station radio amateur. Ces émissions (journalières?) sont captées dans diverses municipalités, dont Lavaltrie, Montréal et Saint-Jérôme. Il est à noter qu’elles sont muettes, la législation fédérale de l’époque concernant la radio amateur ne permettant apparemment pas la diffusion simultanée de sons et images.
Woodlock n’est pas le seul Canadien à diffuser ses propres émissions de télévision. Nenni. Il suffit de mentionner Frank Marshall. Ce technicien radio vivant à Winnipeg envoie des images à des amis via un circuit fermé au plus tard en janvier 1953, mais je digresse.
Il convient de noter à ce stade que les deux premières stations de télévision canadiennes, CBFT à Montréal et CBLT à Toronto, n’entrent officiellement en ondes qu’en septembre 1952.
Woodlock prévoit entreprendre la diffusion de films muets de 16 millimètres plus tard au cours de l’automne 1950. Il prévoit par ailleurs diffuser des combats de lutte et boxe ayant lieu à Saint-Jean, Québec, à 2 pas d’Iberville. Ces projets demeurent malheureusement sans intérêt pratique.
Fin octobre 1950, Woodlock rentre chez lui après un voyage à New York. Il va se coucher et ne se réveille jamais. L’homme d’affaires alors vice-président de O’Sullivan Business College Incorporated, une raison sociale adoptée à une date indéterminée par la susmentionnée institution montréalaise, n’a que 34 ans. Son épouse, Dorothy McPhee Woodlock, sous le choc, se retrouve seule avec leurs trois fils. On ne peut qu’imaginer ce que l'esprit brillant de John D'Alton Woodlock aurait pu accomplir au cours des années et décennies suivantes.
L’auteur de ces lignes tient à remercier les personnes qui ont fourni des informations. Toute erreur contenue dans cet article est de ma faute, pas de la leur.
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