« La grenouille est-elle gibier ou poisson? Là est le chiendent. » Un bref coup d’œil sur l’histoire de la raniculture au Canada et au Québec, partie 4
Vous vous souviendrez que nous abordions un examen de Giant Frog & Sea Food Limited de Montréal, Québec, et Canadian Frogs Industries Company / Canadian Frog’s Industries Company de Montréal.
Giant Frog & Sea Food voit le jour en septembre 1952. Les personnes mentionnées dans Gazette officielle du Québec en lien avec cette firme se retrouvant dans d’autres numéros de cette publication officielle en lien avec de nouvelles firmes n’ayant rien avec à voir avec la raniculture, votre humble serviteur croit que ces personnes sont de simples personnes de paille. Les véritables maîtres de Giant Frog & Sea Food souhaitent demeurer dans l’ombre, mais revenons à cette firme.
Un couple de grenouilles-taureaux de type Nufond Giant pesant de 1.4 à 1.8 kilogramme (3 ou 4 livres) coûte la modique somme de 60 $, soit un peu plus de 640 $ en devises 2022. Ce couple produit 20 000 œufs par an et rapporte plusieurs centaines de dollars pendant ces 12 mois. Un investissement de 1 000 $, soit environ 10 700 $ en devises 2022, suffit pour donner naissance à une grenouillère payante et importante, affirment les mystérieux maîtres de Giant Frog & Sea Food.
Il est à noter que les propriétaires de grenouillères ne semblent pas avoir à faire passer eux-mêmes leurs grenouilles-taureaux de vie à trépas. Giant Frog & Sea Food semble s’engager à acheter toute la production et à l’occire, à Montréal présumément.
Les mystérieux maîtres de la firme appuient leurs dires sur des dires d’un grand nom de la raniculture nord-américaine Albert Broel, médecin et biologiste dit-on, fondateur de American Bullfrog Industries (Incorporated? Corporation?) en 1932 et American Frog Canning Company (1934), et auteur de Here’s How You Can Be a Frog Raiser (1937), Frog Raising (1943) and Frog Raising for Pleasure and Profit (1950), « une autorité et le seul expert reconnu dans l’élevage de la grenouille depuis [1924]. »
Si je peux me permettre un commentaire, les maîtres de Giant Frog & Sea Food sont peut-être dans l’erreur. Broel s’intéresse apparemment à l’élevage des grenouilles dès 1907. C’est du moins ce qu’il semble dire à un moment donné. Il y a fort à parier que c’est Broel qui a développé la variété de grenouille-taureau connue sous le nom de Nufond Giant vendue par Giant Frog & Sea Food.
Un détail un tant soit peu troublant si je peux me le permettre. Broel, alias Albert B. Plater, Albert Plater et A.D. Plater, est accusé de fraude en septembre 1938 après avoir pris l’argent d’investisseurs un peu naïfs qui croyaient devenir riches (100 000 $ après 2 ans, soit près de 2 900 000 $ en devises canadiennes 2022!) en élevant des grenouilles. S’il est également arrêté (à plus d’une reprise?) en 1935-36 pour des raisons similaires, toutes les accusations sont abandonnées en raison d’une subtilité juridique. Elles le sont également en 1938 d’ailleurs.
En 1938, cependant, Broel conclut qu’il est temps de vendre alors que American Frog Canning et le terrain où elle se trouve valent encore quelque chose. Sa santé défaillante et la volonté de son épouse de tourner une page jouent également un rôle dans cette décision. Remarquez, le gouvernement de la Louisiane, où se trouve sa firme, adopte une loi (peu de temps après?) qui restreint la chasse aux grenouilles en avril et mai, la saison des amours des batraciens. Cette loi réduit l’approvisionnement en grenouilles à tel point que la conserverie de Broel ne serait plus rentable.
Broel se retire-t-il complètement de la ranaculture, demandez-vous? Et bien non. Il continue apparemment, bien qu’à une échelle beaucoup plus faible, et cela pour des années à venir.
Vous souhaitez en savoir plus sur Broel, ami(e) lectrice ou lecteur? Et oui, c’était bien une question rhétorique.

Le comte Albert Broel-Plater. Anon., « Count Albert Broel-Plater, Lansing Man, to Ft. Sheridan. » The State Journal, 11 mai 1917, 1.
Un certain comte Albert Broel-Plater fait son apparition dans des quotidiens américains au plus tard en mars 1917. Ce jeune homme d’environ 27 ans affirme être un sujet russe d’origine polonaise ayant servi dans la cavalerie de la Rússkaya Imperátorskaya Ármiya pendant environ 6 mois, en tant que lieutenant, vers le début de la Première guerre mondiale. Broel-Plater affirme aussi avoir été blessé entre 2 et 4 fois. Capturé au combat, il parvient à s’échapper de l’Empire allemand, via la Suisse, au plus tard en 1915, grâce à l’aide d’un officier allemand qui se trouve être un cousin de la noblesse locale.
Broel-Plater affirme par la suite être arrivé au Royaume-Uni. Ne parvenant pas à obtenir la permission de se rendre en France pour tenter de retrouver sa mère et sa sœur, en exil là-bas suite à une fuite éperdue au début du conflit, il s’embarque pour les États-Unis en 1915.
Broel-Plater travaille successivement pour J.I. Case Company, un fabricant américain bien connu de machines agricoles et d’équipements de construction, et pour Packard Motor Car Company, un fabricant d’automobiles américain tout aussi bien connu. En mars 1917, Broel-Plater est comptable dans une fonderie d’importance secondaire, Lansing Foundry Company.
Vous souvenez-vous quand J.I. Case est mentionnée dans un numéro de notre inoubliable blogue / bulletin / machin? En mars 2022, dites-vous? Mauvaise réponse. Février 2022.
Suite à l’entrée en guerre des États-Unis, en avril 1917, Broel-Plater commence à former de nouveaux officiers recrues de la United States Army. Il se joint à ce service peu de temps après, mais est libéré au bout d’un mois environ en raison de sa récente arrivée au pays. Broel-Plater rejoint la United States Army en mars 1918. Ce jeune lieutenant travaille dans un bureau du United States War Department, à Washington, district de Columbia, en tant qu’officier de renseignement, jusqu’à la fin du conflit. De fait, il devient un citoyen naturalisé des États-Unis en 1918.
Curieusement, si les papiers militaires américains de Broel-Plater donnent 1889 comme année de naissance, d’autres sources fiables précisent qu’il naît en août 1890.
Broel / Broel-Plater affirme par la suite que sa mère meurt en France pendant la Première Guerre mondiale après avoir fui le domaine familial et que sa sœur meurt en mer lorsque le navire à bord duquel elle voyage est coulé par un sous-marin allemand. Son père, quant à lui, meurt subitement au début du conflit, peu de temps avant l’arrivée des troupes allemandes qui occupent / saccagent le vaste domaine familial.
En avril 1920, Broel-Plater affirme avoir reçu l’assurance que, dans les deux prochaines années, le gouvernement allemand, à moins que ce ne soit le gouvernement polonais, va lui remettre une somme d’argent en compensation de la destruction du domaine familial. La somme en question? Entre 800 000 et 1 000 000 $, soit entre 16 000 000 $ et 20 000 000 $ environ en devises canadiennes 2022!
Broel-Plater pourrait certainement utiliser ce pognon. A l’époque, il mélange de la moutarde dans la cuisine de la famille du moutardier chez qui il vit.
Pour répondre à la question qui commence à ricocher dans votre petite caboche, la famille Broel-Plater est on ne peut plus réelle. Le hic, c’est que les dates de décès de ses nombreux membres trouvés en ligne ne correspondent pas aux dates potentielles de décès des membres de la famille immédiate d’Albert Broel-Plater. Pis encore, il ne semble y avoir aucune personne portant le nom d’Albert dans la famille Broel-Plater.
Cela étant dit (tapé ?), un Albert Plater peut, je répète peut, être né à Varsovie / Warszawa, Privislinskiy Kray / Pays de la Vistule, en août 1889. Le Pays de la Vistule, comme vous le savez sans doute, ami(e) lectrice ou lecteur érudit(e), est une région polonaise de l’Empire russe.
Soit dit en passant, la mère de Broel / Broel-Plater est d’origine française, du moins le prétend-il. Elle élève des grenouilles près de la résidence familiale dans une région de l’Empire russe, le gouvernement de Wilna, qui correspond plus ou moins à la Lituanie actuelle.
Incidemment, Broel affirme en octobre 1934 que sa mère vit encore. Elle a 80 ans.
Oh, et avant que je ne l’oublie, il est accusé en mai 1923 d’avoir pratiqué la médecine sans licence. Cette accusation découle vraisemblablement du fait que le diplôme de médecine de Broel, acquis au plus tard en 1923, est en naprapathie, une variante de la chiropratique, une forme bien connue de médecine alternative non reconnue par la médecine conventionnelle.
L’argent gagné grâce à cette pratique permet toutefois à Broel d’acquérir une somptueuse maison pour loger sa famille, une petite usine où il supervise la production de cosmétiques et une ferme où il s’adonne à son passe-temps / obsession de plus en plus importants, l’élevage de grenouilles.
Ce passe-temps devient financièrement beaucoup plus important à partir de 1931-32. Vous voudrez peut-être noter que ce qui suit est profondément dérangeant.
Voyez-vous, Broel se retrouve mêlé aux activités meurtrières d’un membre de la American Friendship Society, un service confidentiel payant de mises en relation / rencontres à grand succès (50 000 membres??) organisé par sa seconde épouse, Olga Broel, née Tepper, en 1927. L’histoire tragique de la façon dont Herman Drenth, né Harm Drenth, un monstre connu sous le nom de Harry F. Powers, Cornelius Orvin Pearson et Joseph Gildow, dévalise et assassine Asta Leicher et Dorothy Lemke, deux femmes seules à la recherche d’un compagnon aimant, ainsi que les trois enfants de Leicher, explose en première page des journaux en août 1931.
Les enquêteurs qui fouillent la maison et le cabinet des horreurs de Drenth trouvent des lettres et photos qui laissent croire qu’il fait fonctionner son racket amoureux depuis 1922-23. Cette croyance conduit certains à spéculer sur le fait que Drenth aurait pu assassiner jusqu’à 50 femmes, un chiffre horrible à coup sûr mais basé sur aucune preuve solide.
Le Barbe Bleue de Quiet Dell, comme on l’appelle, est reconnu coupable de cinq meurtres en décembre 1931. Il est exécuté en mars 1932.
Même si Broel et son épouse en état de choc sont exonérés de tout acte répréhensible, sa pratique de naprapathie s’effondre. Pis encore, il reçoit des menaces et est enlevé / agressé – du moins c’est ce que Broel affirme, une affirmation qui ne convainc pas la police locale. En mars 1932, Broel et sa famille s’enfuient vers leur ferme où il entreprend de développer ses techniques d’élevage de grenouilles, mais revenons à notre histoire.
Broel / Broel-Plater pourrait-il être un imposteur qui a un réel penchant pour l’exagération et / ou l’illégalité, demandez-vous? Cela est bien possible, mais impossible à prouver.
Cela étant dit (tapé?), le fait est que des rumeurs circulent en 1932 selon lesquelles une dame russe non-identifiée aurait affirmé vers 1917-18 que Broel n’est en fait qu’une personne ayant servi les proches d’un certain membre non identifié de la famille Broel-Plater avant la Première Guerre mondiale.
Et qu’en est-il de la somme remise par les gouvernements allemand ou polonais, demandez-vous? Selon toute vraisemblance, elle n’existe que dans l’esprit de Broel / Broel-Plater.
Mais revenons à Giant Frog & Sea Food, seule et unique distributrice de la grenouille-taureau Nufond Giant dans une bonne partie du Canada (Île-du-Prince-Édouard, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Ontario, Québec et Terre-Neuve).
En fait, il n’y a pas grand-chose d’autre à dire, si ce n’est que cette firme est la distributrice exclusive du récent livre de Broel, le susmentionné Frog Raising for Pleasure and Profit. Seriez-vous intéressé(e), ami(e) lectrice ou lecteur? Si oui, préparez-vous à payer la modique somme de 15 $, soit environ $ 160 en devises 2022. Trop cher pour vous? Ne craignez point. Une brochure est en effet également disponible. Son prix? Tout juste 1.25 $, frais de poste inclus, soit environ 13.40 $ en devises 2022.
Passons maintenant aux annonces publicitaires de Canadian Frogs Industries Company / Canadian Frog’s Industries Company.
Croiriez-vous que Canadian Frog’s Industries affirme dès octobre 1952 pouvoir compte sur 10 « distributeurs et ranchers sous contrats exclusifs? » Une de ces firmes, Sherbrooke Frog’s Industries Company, se trouve à… Sherbrooke, Québec, la ville natale de votre humble serviteur.
Détail intéressant, du moins pour moi, les mystérieux maîtres de Canadian Frog’s Industries appuient eux aussi leurs dires sur des propos de Broel. Ils affirment par ailleurs détenir les droits exclusifs de distribution d’une variété de grenouille-taureau pour le Canada. Un seul couple de ces petites bêtes peut produire entre 18 000 et 20 000 œufs par an. Plus concrètement, il peut produire annuellement plus de 1 500 kilogrammes (3 325 livres) de grenouilles valant 500 $, soit environ 5 125 $ en devises 2022.
Compte tenu du fait qu’une grenouille-taureau broellienne peut peser de 1.4 à 1.8 kilogramme (3 à 4 livres), le taux de mortalité des têtards oscille entre 94 et 96 %. Ayoye!
Autre détail intéressant, Canadian Frog’s Industries distribue le livre de Broel, Frog Raising for Pleasure and Profit, une publication dont Giant Frog & Sea Food dit est la distributrice exclusive, ainsi qu’une brochure en français. Le prix de vente de l’un et l’autre est identique aux prix demandés par Giant Frog & Sea Food.
Et oui, Giant Frog & Sea Food semble elle aussi s’engager à acheter toute la production de ses clients.
J’ai une question pour vous, ami(e) lectrice ou lecteur. Serait-il paranoïaque de ma part de me demander si Canadian Frog’s Industries et Giant Frog & Sea Food ont les mêmes maîtres mystérieux? Vous vous posiez la même question, n’est-ce pas? Je suppose que nous ne le saurons jamais.
Quoiqu’il en soit, l’engouement, oserai-je dire (taper?) le grenouillage, entourant la raniculture semble inspirer une certaine imitation. Fancy Frog Industries Company voit en effet le jour à Sherbrooke au plus tard en janvier 1953. Cette firme n’étant pas mentionnée dans Gazette officielle du Québec, ce qui est quand même assez curieux, ses maîtres demeurent dans l’ombre.
Cela étant dit (tapé?), une firme du nom de Fancy Frog Industries Company Limited se trouve dans Gazette officielle du Québec. Elle voit le jour à Montréal, en février 1954. Fancy Frog Industries a pour maîtres 2 petits industriels et 1 courtier d’assurance, mais revenons à l’année 1953.
Je ne vous apprendrai rien, ami(e) lectrice ou lecteur aux connaissances encyclopédiques, en vous rappelant que le plus important quotidien de Québec, Québec, Le Soleil, fait paraître un éditorial sur les « Éleveurs de… grenouilles ! » dans une édition du début avril 1953. Son auteur amorce son propos en soulignant que « Les produits de chez nous ne manquent pas de diversité. » De fait,
Personne n’aurait imaginé une ferme où l’on pratiquât l’élevage des… grenouilles ! Sur l’île de Montréal et dans les Cantons de l’Est, il existe une culture de ce genre particulier qui peut approvisionner un marché très profitable de plus d’un demi-million de cuisses de grenouilles par année […].
Un léger ajout si je peux me le permettre. Le quotidien montréalais Montréal-Matin reproduit le texte de cet éditorial dans une édition de la fin avril, en indiquant la source du dit texte, bien sûr.
Comme vous pouvez l’imaginer, les multiples annonces publicitaires vantant les mérites de la raniculture ne passent pas inaperçues.
Le chroniqueur de chasse et pêche de La Patrie, un quotidien montréalais sur le déclin, Gaétan Benoit, répond à des demandes de renseignement envoyées par des lecteurs avant même la fin avril 1953 en citant la traduction d’un extrait de General Zoology, un livre récent (1951) rédigé par un éminent zoologiste américain. L’élevage artificiel de grenouilles n’est pas une entreprise viable, affirme Tracy Irwin Storer. Il ne connaît en fait aucune entreprise de ce type ayant tenu le coup bien longtemps. Ce professeur à la University of California, Davis mentionne par ailleurs les pertes encourues par des personnes sollicitées par des promoteurs sans scrupules.
C’est par ailleurs en mai 1953 que paraissent le premier de nombreux articles dénonçant la raniculture. Au moins une quinzaine de textes paraissent en mai et juin dans plus d’une dizaine de quotidiens et hebdomadaires québécois, tous francophones à une exception près semble-t-il. Ces textes ont pour origine une seule et unique source.
Début mai 1953, Gustave Prévost, directeur de l’Office de Biologie du Ministère de la Chasse et des Pêcheries du Québec, se prononce en effet contre l’élevage artificiel des grenouilles au Québec.
Le texte qui suit est une des nombreuses versions de cette prise de position publiées par la presse québécoise.
Si nous en jugeons d’après les nombreuses demandes de renseignements qui nous sont adressées depuis quelques temps le problème, déjà vieux de cinquante ans de l’élevage artificiel des grenouilles pour fins commerciales, revient d’actualité.
Certaines personnes, circonvenues par une propagande alléchante et très prometteuse, mais biologiquement non fondée, auraient déjà investi ou seraient sur le point d’investir des montants appréciables dans cet élevage, parfois même plusieurs milliers de dollars.
Nous croyons de notre devoir de recommander au public la plus grande prudence avant de s’engager dans une telle entreprise.
Nous tenons à vous signaler que certains journaux qui avaient accepté l’annonce préconisant l’élevage artificiel des grenouilles, ont cessé ce service, une fois renseignés sur les risques encourus par les acheteurs. Ces journaux méritent certes des félicitations pour leur bon esprit public et pour leur soucis des intérêts de leurs lecteurs.
Le jour où l’on démontrera de façon satisfaisante que l’élevage artificiel des grenouilles pour fins commerciales, est économiquement réalisable, nous serons les premiers à nous réjouir et à recommander cette nouvelle industrie.
De fait, seules les personnes ayant accès à des plans d’eau fréquentés par des grenouilles sauvages sont parvenues à tirer leur épingle du jeu.
Et oui, le Ministère de la Chasse et des Pêcheries était / est en contact avec plusieurs biologistes et agences gouvernementales américaines qui s’intéressent également à la raniculture.
Aux dires de Prévost, semble-t-il, l’échec des raniculteurs québécois s’explique de diverses manières :
- la vulnérabilité des grenouilles à certaines maladies,
- les tendances cannibalistes des grenouilles vivant en grand nombre,
- la lenteur relative de la croissance des grenouilles, étalées sur quelques années, et
- la nature tatillonne des grenouilles en ce qui concerne leur alimentation carnassière.
Prévost conclut son propos avec un avertissement qui ne semble être publié que par un quotidien anglophone montréalais, The Montreal Star. Voici une traduction du texte en question : « Si, après cet avertissement, des gens veulent encore mettre de l’argent dans une telle entreprise, c’est à eux de décider. »
Et oui, The Montreal Star semble être le seul quotidien anglophone québécois à publier quelque chose sur la raniculture en 1953.
Aux dires d’une édition de 1953 de l’hebdomadaire L’Écho de Frontenac de Saint-Joseph-de-Beauce, Québec, « Les nouvelles parues dans les journaux annonçant que l’élevage des grenouilles se fait sur une échelle de plus en plus haute a fait sursauter plus d’un lecteur. »
Quelques exemples de la dite échelle suffiront.
Contacté par plusieurs personnes qui lui posent des questions sur la raniculture, le responsable de la chronique « La pêche dans les Cantons de l’Est » dans le quotidien La Tribune de Sherbrooke, J.B. Sirius Huard, contacte à son tour le directeur de la station piscicole de Baldwin’s Mills, dans les Cantons de l’Est, l’Estrie actuelle – une des premières stations piscicoles au Canada.
Louis-Roch Séguin lui fournit des information provenant d’au moins 3 sources, dont le Conseil supérieur de la pêche (France) et le United States Bureau of Fisheries (États-Unis), sans parler du livre du susmentionné Storer. Si des personnes ayant accès à des plans d’eau fréquentés par des grenouilles sauvages peuvent parvenir à tirer leur épingle du jeu, affirment les dites sources, l’élevage artificiel des grenouilles n’est pas une entreprise viable.
Huard transmet cette information à ses lecteurs par le biais d’une chronique publiée tout juste après l’apparition des premiers articles sur la prise de position de Prévost.
La dite prise de position suscite également une réaction rapide de la part du responsable de la chronique « Faune et conservation » du quotidien L’Action catholique de Québec. Aux dires de Homo sapiens, un gentilhomme dont votre humble serviteur aimerait bien connaître l’identité, les annonces publicitaires qui vantent la raniculture constituent « Une fraude gigantesque » perpétrée par des escrocs montréalais « sans conscience et sans scrupule » qui écument les campagnes à la recherche de victimes.
Le chroniqueur révèle que l’arrivée de nombreuses questions sur la raniculture au bureau montréalais du susmentionné Office de Biologie a suscité une enquête discrète. Quelque peu alarmé par ce qu’il apprend, Prévost décide de prendre position publiquement.
Aux dires de Homo sapiens, la dite prise de position amène / force les escrocs à lancer leurs filets dans des villages plus éloignés des grands centres. Touché par la note d’un curé de campagne ayant vu certains de ses paroissiens se faire rouler dans la farine, le chroniqueur publie la prise de position de Prévost, dans sa totalité semble-t-il. Et oui, le dit texte est passablement plus long que la citation ci-haut.
Homo sapiens termine ainsi sa chronique sur la raniculture :
Caveat emptor – que l’acheteur soit sur ses gardes – et après cette mise en garde gouvernementale, si quelque naïf se laisse prendre au piège, il saura où faire la coulpe. Il est tout de même déplorable, sinon fantastique, de constater que l’appât d’un gain rapide soit en voie de faire perdre à notre épargne près d’un demi-million de dollars dans cette fraude colossale montée par des escrocs sans conscience et sans scrupule.
Le 500 000 $ en question correspond à 5 400 000 $ en devises 2022. On croit rêver.
Je me demande toutefois où Homo sapiens est allé pécher ce chiffre colossal.
Il va sans dire que plusieurs personnes ayant lu la prise de position de Prévost ne tardent pas à contacter l’Office de Biologie. Certaines d’entre elles se préparaient à investir une bonne partie de leurs économies, parfois même des fortunes relatives, alors que d’autres l’ont déjà fait. Certaines personnes ont même déjà amorcé l’aménagement d’étangs artificiels. Toutes ces personnes sont naturellement inquiètes.
Confronté à cette situation, le ministère réitère sa mise en garde. De fait, le ministre de la Chasse et des Pêcheries du Québec, Camille-Eugène Pouliot, un médecin, réaffirme que l’élevage artificiel de grenouilles n’est pas une entreprise viable.
Soit dit en passant, Pouliot est un ministre compétent et à grande longévité (1944-60) aux idées progressistes qui contribue de manière considérable au développement de la Gaspésie, la région du Québec où se trouve sa circonscription.
En 1954, un avocat bien connu et professeur de droit à l’Université Laval de Québec, la ville bien sûr, Louis-Philippe Pigeon, se présente en cour pour défendre les intérêts de plusieurs personnes enjôlées par les belles paroles des promoteurs de l’élevage des grenouilles. L’histoire ne dit malheureusement pas si ces efforts s’avèrent fructueux.
On peut en douter. En effet, quelle que soit l’ampleur de l’échec des nouveaux éleveurs de grenouilles, tant et aussi longtemps que l’escroc… Désolé. Tant et aussi longtemps que le promoteur respecte son engagement d’acheter toutes les grenouilles élevées par ses clients, il est théoriquement invulnérable. En effet, il respecte à la lettre les clauses des contrat signés par ces mêmes clients.
Votre humble serviteur se doit par conséquent de conclure cet aspect de notre interminable article avec une bien triste constatation. Les escrocs « sans conscience et sans scrupule » dénoncés par L’Action catholique semblent s’être évanouis dans la nature avec une sérieuse somme d’argent. En effet, s’il faut en croire un texte publié en juin 1955 par le susmentionné quotidien La Patrie, les profits de ces individus se chiffrent à environ 200 000 $, soit environ 2 150 000 $ en devises 2022.
Les Québécois qui chassent les grenouilles sauvages à cette époque ne peuvent certes pas compter accumuler des sommes aussi importantes. Un chasseur habile qui œuvre dans un endroit propice lorsque la température est favorable peut capturer / tuer environ 24 grenouilles d’espèces diverses par heure, ce qui correspond à entre 1.4 et 1.8 kilogramme (3 ou 4 livres) de cuisses de grenouilles. Ces cuisses se vendant environ 2.65 $ le kilogramme (1.20 $ la livre), notre chasseur gagne entre 3.60 $ et 4.80 $ de l’heure. Une conversion en devises 2022 nous donne environ 28.40 $ le kilogramme (environ 12.90$ la livre) et un revenu horaire allant de 38.65 $ à 52.55 $.
Une nuit de printemps ou d’été durant plusieurs heures, les revenus potentiels sont pour le moins intéressants, pour un chasseur habile qui œuvre dans un endroit propice lorsque la température est favorable.
Une très brève digression si vous me le permettez. Votre humble serviteur avait un oncle du côté de ma mère dont le nom de famille était Pigeon. De plus, le nom de famille de ma grand-mère paternelle était Pouliot. Le monde, ou le province, sont petites, n’est-ce pas?
Voyez-vous, le fait est que pratiquement toutes les Québécoises et Québécois francophones "de souche," pour employer une expression un peu chargée, toutes et tous les 6.75 millions environ d’entre elles et eux, ont un ou plus d’un ancêtres communs. Comment pourrait-il en être autrement alors que la population de la Nouvelle-France en 1763, lorsque cette colonie française devient une possession britannique, tourne autour de 70 000 personnes? Salut, cousine et cousin!
Mise à part un léger regain d’intérêt en 1958 et 1959, l’élevage de grenouilles ne semble plus faire parler de lui au Québec pendant un bon bout de temps après 1952-53. Le regain de 1958 peut, je répète peut, être lié aux projets (sans lendemain?) d’un certain Roland Hébert. Celui-ci souhaite en effet « généraliser, dans le Québec, l’élevage de ces batraciens et même promouvoir une industrie de mise en conserve de grenouilles. » Hébert affirme en fait s’intéresse à l’élevage des grenouilles depuis le milieu des années 1940.
Le regain de 1959, quant à lui, est lié à des profiteurs qui sont à l’œuvre dans la région québécoise des Laurentides. Ceux-ci sont dénoncés par le susmentionné Benoit, mais revenons aux, euh, avançons vers les projets d’élevage de grenouilles mis de l’avant après les années 1950.
Soit dit en passant, Albert Broel / Broel-Plater quitte ce monde en octobre 1966, à l’âge de 76 ou 77 ans.
Si votre serviteur peut se permettre un jeu de mot, la récolte en matière d’élevages de grenouilles mis de l’avant après les années 1950 est plutôt maigre. Un projet de grenouillère à Lanoraie, Québec, au nord-est de Montréal, dans une vaste tourbière, en 1988, soulève un tollé de protestations, par exemple. La Commission de protection du territoire agricole donne raison aux gens de l’endroit. Le promoteur se voit forcé d’abandonner son projet.
Remarquez, ce n’est peut-être pas tant la présence de 1 500 000 grenouilles (!) qui dérange les gens de Lanoraie. Nenni. Oh, désolé, je n’avais pas réalisé que je criais. Ils craignent en effet pour la qualité de leur eau potable, puisée directement de la tourbière. De plus, ils craignent que les propriétaires de la grenouillère n’aient l’intention de vendre de grandes quantités de tourbe et mousse.
Au plus tard en 1995, le Québécois William Jones fait l’élevage de grenouilles-taureaux dans un hangar, à Berthierville, Québec. Il souhaite créer une importante grenouillère à Danville, tout près d’Asbestos, Québec, l’actuelle Val-des-Sources, ce qui lui permettrait de produire davantage de viande pour répondre à une partie des besoins des gourmets québécois qui, bon an, mal an, consomment pour 5 000 000 $ à 7 000 000 $ de cuisses de grenouilles, ou 8 750 000 $ à 12 250 000 $ en devises 2022, venues du Japon, Brésil ou Bangladesh. Jones a bon espoir que l’utilisation de hangars chauffés va lui permettre d’obtenir 3 ou 4 couvées d’œufs par an, le double de ce qui est possible naturellement. Il étudie en fait la question depuis 1990 environ.
En dépit de l’appui de la Corporation de développement économique de la région d’Asbestos, le projet de Jones ne semble pas déboucher.
Cela étant dit (tapé?), l’intérêt des gourmets canadiens pour la viande de grenouilles ne disparaît certes pas. Encore en 1996, de nombreuses personnes de l’est de l’Ontario chassent la grenouille sans permis et vendent des cuisses à des amis ou petits restaurants près de chez eux. Un tel marché noir de la grenouille peut fort bien encore exister en 2002, désolé, 2022, en Ontario et au Québec, et… Je crois que le moment est venu de mettre fin à cet article.
De nos jours, les nombreux pays d’Europe importent environ 100 millions (!) de paires de cuisses de grenouilles par an. Les États-Unis et le Canada en importent probablement des (dizaines de?) millions également. À ce total, il faut ajouter un nombre incalculable de grenouilles mangées par des personnes pauvres et affamées à travers le monde. Selon certaines estimations (exactes?), les humains consomment jusqu’à un milliard (!!) de grenouilles chaque année. Ce massacre mondial pousse de nombreuses espèces vers l’extinction.
Vous et moi et nos voisins des pays riches ne voyons peut-être pas les effets de telles extinctions, mais la vérité est que les grenouilles consomment un nombre hénaurme d’insectes qui dévorent les récoltes ou transmettent des maladies. Les rayer de la surface de la Terre aura des conséquences désastreuses dans les pays pauvres que nous, si, si, nous, exploitons pour satisfaire nos caprices et fringales (huile de palme d’Indonésie, fleurs coupées du Kenya, avocats du Mexique, etc.)
L’auteur de ces lignes tient à remercier les personnes qui ont fourni des informations. Toute erreur contenue dans cet article est de ma faute, pas de la leur.
À plus.