« Si j’avais cent vies, je recommencerais l’aventure du camembert : » Le délicieuse saga québécoise de la famille Clément et de ses fromages
Je vous salue, ami(e) lectrice ou lecteur. Comme vous l’aurez évidemment noté, le sujet de notre estradinaire blogue / bulletin / machin de ce début du mois d’août est de nature alimentaire.
Permettez-moi de lancer notre récit par le biais de deux naissances ayant lieu à Francueil, France, un village situé plus au moins au centre de ce pays :
- celle de Silvain Adrien Clément, le 16 avril 1874, et
- celle de Rachel Marie Louise Guillot, le 8 décembre 1882.
Ces deux jeunes gens ayant convolé en justes noces en 1901, la jeune épouse donne naissance à un fils, Roger Alfred Adrien Clément, le 25 février 1902. Clément père est vigneron. Son épouse s’occupe de la demeure familiale.
Pour une raison ou une autre, Rachel Clément entame un apprentissage en fromagerie à Saint-Martin-le-Beau, France, en 1904. Le propriétaire de la fromagerie en question est à ce point satisfait qu’il place la production de ses fromages entre ses mains vers 1908-09. Soucieuse d’en apprendre davantage sur l’art de produire le camembert, Rachel Clément se joint par la suite au personnel d’une fromagerie réputée de Normandie. La jeune femme peut alors apprendre comment produire un autre type de fromage tout aussi populaire que le camembert, le pont-l’évêque.
La camembert, soit dit en passant, est un fromage à pâte molle et croûte fleurie. Un fromage à pâte molle est un fromage qui, au cours de sa fabrication, ne subit ni chauffage, ni pressage. Sa pâte est par conséquent crémeuse, voire coulante. Un fromage à croûte fleurie, quant à lui, est un fromage dont la croûte est couverte de Penicillium camemberti, un champignon microscopique qui donne à la dite croute un aspect duveteux de couleur blanche.
Penicillium camemberti est évidemment un proche parent de Penicillium glaucum et Penicillium roqueforti, deux espèces utilisées pour la production de fromages tels que le roquefort et le gorgonzola.
Et oui, ami(e) lectrice ou lecteur, Wallace, l’inventeur britannique dont le meilleur ami est un beagle, Gromit, ayant décroché un diplôme en génie pour chiens de la réputée Dogwart’s University, je ne plaisante pas, aime bien le gorgonzola. Personnellement, votre humble serviteur préfère le brie. Enfin, passons.
Penicillium camemberti est évidemment un proche parent de Penicillium notatum, l’espèce grâce à laquelle le biologiste / médecin / pharmacologue britannique Alexander Fleming découvre le premier antibiotique, la pénicilline, en septembre 1928.
Et oui, ami(e) lectrice ou lecteur, le pont-l’évêque est lui aussi un fromage à pâte molle et croûte fleurie, mais revenons à notre histoire.
À ce stade, votre humble serviteur tient à souligner que les informations utilisées pour construire la dite histoire contiennent des éléments contradictoires.
Clément, son épouse et leur fils émigrent au Canada vers juin 1910 et s’installent au Québec. Peu intéressé par la vie urbaine, Clément père semble être cultivateur à divers endroits dans la province : Québec; Percé, en Gaspésie; Saint-Henri-de-Lévis, non loin de Québec; Lac-des-Écorces, dans les Laurentides; et Duhamel, en Outaouais.
Soit dit en passant, le couple Clément peut avoir produit du fromage, du cheddar peut-être, à Saint-Henri-de-Lévis, en collaboration avec un certain Bélisle ou Boivin.
Le couple Clément peut par ailleurs commencer à produire du camembert, un type de fromage pour ainsi dire inexistant au Québec et au Canada à l’époque. Les personnes à qui il fait goûter le dit fromage ne sont guère impressionnées. Le camembert étant par trop différent des fromages auxquels les gens sont habitués, sa production ne tarde pas à prendre fin.
Une digression si vous me le permettez. Il est possible de trouver du camembert français à Montréal, Québec, à cette époque. En 1910 et 1915, par exemple, un épicier en gros et au détail et négociant en vins, Fraser, Viger & Company Limited de Montréal, vend ce fromage 35 et 45 sous pièce, soit environ 8.75 $ et 10.50 $ en devise de 2022.
La famille Clément peut, je répète peut, déménager à Saint-Basile-le-Grand, Québec, au plus tard en 1914. L’année suivante, Clément père devient un des innombrables Français qui retournent au pays pour servir sous les drapeaux. Il semble demeurer en Europe jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale.
Alors que son époux est outremer, Rachel Clément déniche divers emplois dans des maisons privées de Montréal. En 1918, elle déménage à Saint-Basile-le-Grand, où elle occupe un poste de ménagère chez David Leclerc, un cultivateur de l’endroit. Au fil des jours, elle lui parle de son rêve de lancer la production d’un camembert en sol québécois. Intrigué, Leclerc accepte de lui donner un coup de main. Il possède en effet un troupeau de vaches laitières et une grande cave qui de prête bien à la production de fromage.
Une fois de retour à Saint-Basile-le-Grand, Clément père ne tarde pas à mettre la main à la pâte… de fromage. Désolé
C’est de tous ces efforts que naît le fameux camembert Madame Clément.
Et non, produire un camembert de qualité en sol québécois peut ne pas être facile. Rachel Clément doit en effet jongler avec un climat rude, un lait de qualité parfois variable, des bactéries différentes de celles de la douce France, etc.
En 1920, Clément fils, devenu menuisier, quitte son empli au Québec pour se joindre au personnel d’une menuiserie de la petite ville de Peru, New York – le lieu de naissance de Francis Ashbury Pratt, co-fondateur, vers 1860, avec Amos Whitney, d’une firme connue sous le nom de Pratt & Whitney Company. Si, si, cette Pratt & Whitney-là, celle qui donne naissance à Pratt & Whitney Aircraft Company, un fabricant de moteurs de machines volantes connu entre tous et une firme mentionnée dans quelques numéros de notre blogue / bulletin / machin depuis août 2017. Et non, il ne sera plus question d’aviation jusqu’à la fin de cet article. Promis juré.
Clément fils semble se débrouiller assez bien dans son nouveau patelin. De fait, il y rencontre sa future épouse, Marie Charette. Le couple se marie en juin 1925, à Peru. Il aura 10 enfants entre 1926 et 1946.
En 1923, toutefois, ses parents, débordés par le succès de leurs fromages, un succès encore bien local ou régional il faut bien l’avouer, demandent à Clément fils de rentrer au bercail. Le jeune homme acquiesce. Il entreprend alors une longue carrière de laitier et fromager.
Leclerc pendant ce temps continue de donner un coup de main. Il semble être impliqué dans la vente du camembert à Montréal, y compris au marché Bonsecours, un marché public connu entre tous.
En 1924, Clément père achète la ferme de Leclerc. Deux ans plus tard, il vend celle-ci à Canadian Explosives Limited (CXL) et s’installe à McMasterville, Québec, où il continue à aider son épouse à produire du fromage avec l’aide de leur fils.
Clément père achète le lait de cultivateurs de la région de Beloeil, Québec, une municipalité adjacente à McMasterville. Il en embouteille une partie et le revend à des particuliers de Beloeil et McMasterville.
Vous avez une question, ami(e) lectrice ou lecteur? Laissez-moi deviner. Pourquoi diable CXL acquiert-elle une ferme sur la rive sud du Saint-Laurent, non loin de Montréal? Une bonne question.
Voyez-vous, CXL exploite une importante poudrerie / poudrière à McMasterville. De fait, cette usine, inaugurée vers 1878-79 par Hamilton Powder Company de Hamilton, Ontario, une des firmes qui donne naissance à CXL en 1910, produit des quantités impressionnantes d’explosifs pour la British Army et la United States Army pendant la Première Guerre mondiale.
La petite fromagerie Clément ne grandit guère au cours des années 1920 et 1930. Son camembert semble en effet par trop exotique pour la grande majorité des Québécoises et Québécois. Quant à celles et ceux qui apprécient ce type de produit, le fait est qu’elles et ils préfèrent consommer du camembert français. De fait, la famille doit jeter plus de la moitié de sa production à au moins une reprise à cette époque.
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, en septembre 1939, et, plus encore, l’effondrement de la France, en juin 1940, viennent changer la donne. L’importation de tout fromage venu d’Europe (France, Pays-Bas, Suisse, etc.) étant devenue impossible, les consommateurs québécois et canadiens doivent se tourner vers des produits locaux ou américains qui, à cette époque, ne brillent pas nécessairement par leur variété.
Le camembert Madame Clément se retrouve ainsi dans des épiceries et boutiques de Montréal. Il peut, je répète peut, par ailleurs être en vente dans la succursale de Montréal de la plus grande chaîne de grands magasins au Canada. Le nom de cette chaîne mentionnée à quelques reprises dans notre blogue / bulletin / machin depuis janvier 2019? T. Eaton Company Limited, bien sûr. Le camembert de la fromagerie Clément, située à McMasterville ou Beloeil, je ne saurais trop dire, se vend également dans des succursales montréalaises d’une chaîne canadienne de magasins d’alimentation bien connue, Dominion Stores Limited de Toronto, Ontario.
Croiriez-vous que certains Montréalais utilisent leur automobile pour rendre visite à la famille Clément et acheter leur fromage?
Soit dit en passant, Kraft Cheese Limited distribue alors les fromages de la famille Clément. Cette filiale canadienne du géant fromager américain, Kraft-Phenix Cheese Corporation, elle-même filiale du géant laitier américain National Dairy Products Corporation, distribue en fait les fromages de la famille Clément jusque vers 1965.
Il suffit de songer au camembert Madame Clément, disponible en Alberta, à Calgary et Edmonton, au plus tard en 1944.
Si le retour de la paix amène une baisse des ventes, une baisse liée au retour des fromages européens, la fromagerie Clément peut néanmoins compter sur une clientèle supérieure à celle des années 1930. Cette clientèle inclut quelques personnalités importantes, dont Gaspard Fauteux, lieutenant-gouverneur du Québec entre octobre 1950 et février 1958.
Clément père décède en février 1952, je pense, à l’âge de 77 ans. Clément fils peut, je répète peut, prendre les rênes de la firme à cette époque. C’est également vers cette époque que la firme familiale peut devenir Laiterie R.A. Clément (Enregistrée? Incorporée? Limitée?). Cela étant dit (tapé?), Rachel Clément continue de s’impliquer jusque vers 1963. Elle quitte ce monde en juillet 1966, à l’âge de 83 ans.
Comme il est dit (tapé?) plus haut, Laiterie R.A. Clément change de distributeur de fromage en 1965. Elle choisit alors Froche Limitée de Montréal.
Laiterie Mont-Saint-Hilaire Limitée de… Mont-Saint-Hilaire, Québec se porte acquéreuse de la laiterie de la famille Clément en 1972. Froche acquiert la fromagerie vers 1975-76. De fait, Fromagerie Clément Incorporée voit le jour en octobre 1975.
Clément fils décède en avril 1985, à l’âge de 83 ans.
Le Français Claude Bonnet et ses deux fils, Michel et Philippe Bonnet, reprennent la vieille fromagerie de Clément fils vers 1984. Fromagerie Clément Incorporée peut voir le jour à cette époque.
Cette initiative n’est toutefois pas la première lancée en sol canadien par la famille Bonnet. Nenni. Vers la fin des années 1970, Bonnet père achète une ferme au Manitoba et y installe son fils Philippe, qui détient un diplôme en agronomie. Cette implantation s’avère toutefois plus compliquée que prévue. Pis encore, de violentes tempêtes de pluie, accompagnées de grêle, frappent le sud de la province en juin 1984. Ces tempêtes provoquent des inondations et endommagent des récoltes. La famille Bonnet vend sa ferme manitobaine peu après.
Bonnet et son fils Michel émigrent au Canada vers 1984-85. L’objectif initial de la famille semble être de lancer la production de fromage au Manitoba. Les Bonnet finissent toutefois par décider de s’installer au Québec, ce qui explique la fondation de la susmentionnée Fromagerie Clément.
Les Bonnet déménagent toutefois à Saint-Damase, Québec, au plus tard en 1985, dans une bâtisse plus moderne. Leur firme ne tarde pas à changer de raison sociale pour devenir le Groupe Damafro. Des descendants de Clément fils peuvent être impliqués dans cette fromagerie artisanale. Parmi les fort nombreux fromages produits par Damafro se trouve un camembert Madame Clément.
Attiré au plus tard en 2006 par l’énorme marché américain et, entre nous, qui ne le serait pas, Damafro réalise que le lait québécois est à ce point coûteux que ses fromages n’ont aucune chance de percer en sol américain. De fait, bien des consommateurs québécois jugent certains fromages locaux par trop coûteux. Aussi efficace qu’il soit pour les producteurs de lait du Québec, le système de gestion de l’offre pose problème aux producteurs de fromage, et ce depuis bien des années.
Pis encore, les produits laitiers canadiens ne comptent pas parmi les produits pouvant circuler sans barrière tarifaire entre le Canada et les États-Unis, courtoisie de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) qui entre en vigueur en janvier 1994.
Confronté à cette situation, Damafro songe à s’allier à un producteur de fromage mexicain, voire même à en acheter un. En effet, les produits laitiers mexicains comptent parmi les produits pouvant circuler sans barrière tarifaire entre le Mexique et les États-Unis, courtoisie de l’ALENA. Mieux encore, le lait et la main d’œuvre coûtent beaucoup moins cher au Mexique qu’au Québec.
La structure administrative du gouvernement mexicain étant plus lourde encore que celle du gouvernement du Québec, ce qui n’est pas peu dire, Damafro forme finalement une alliance avec Interdeli Sociedad anónima promotora de inversión de capital variable, une firme mexicaine spécialisée dans la production de mets libanais. Les deux parties signent un accord en 2007.
La coopérative agricole Agropur de Saint-Hubert, Québec, acquiert Damafro en novembre 2013. Au fil des mois, le nombre de personnes employées à Saint-Damase diminue. Une fermeture partielle survient en 2018. Agropur annonce un peu plus tard que l’usine va fermer en juillet 2019 mais se ravise pour une raison ou une autre. L’usine de Saint-Damase, plus ou moins active depuis des mois, ferme finalement ses portes vers mars 2020, au grand dam des gens de l’endroit.
Interdeli, quant à elle, existe encore en 2022. Cette firme se spécialise aujourd’hui dans les produits laitiers.
L’auteur de ces lignes tient à remercier les personnes qui ont fourni des informations. Toute erreur contenue dans cet article est de ma faute, pas de la leur.