« Nous prions tous pour une journée sans nuages : » L’éclipse solaire du 31 août 1932 au Québec, partie 3
Bonjour, ami(e) lectrice ou lecteur, et bienvenue dans cette troisième partie de notre article sur l’éclipse solaire totale du 31 août 1932 – une partie à laquelle vous teniez beaucoup la semaine dernière. Vous pouvez donc ranger les faux et torches.
Votre humble serviteur aimerait pouvoir vous indiquer que tout baigne dans l’huile ce jour d’août 1932, en milieu d’après-midi, mais la réalité est tout autre. Des nuages obscurcissent en effet le ciel dans une bonne partie de la zone d’obscurité totale du Québec, de Parent au nord à Magog au sud. Ce ciel nuageux gâche la journée de la soixantaine de chercheurs / savants canadiens et étrangers qui se trouvent à Magog, par exemple. Les esprits d’échauffent et frôlent le point de rupture.
Il y a fort à parier que les jeunes membres d’au moins une troupe du Canadian General Council of the Boy Scouts Association qui patrouillent les alentours de l’espace occupé par les chercheurs / savants, et ce afin de bloquer l’accès aux intrus, sont fort déçus. Ils le sont sans doute davantage lorsqu’ils apprennent que des observateurs amateurs en poste à Ayer’s Cliff, non loin de Magog, ont droit à un magnifique spectacle grâce à une trouée dans les nuages.
Le chef du groupe du Solar Physics Observatory de la University of Cambridge, à… Cambridge, Angleterre, l’astrophysicien britannique Frederick John Marrian Stratton, professeur à la University of Cambridge, est évidemment bien déçu. Il ajoute toutefois que l’observation d’une éclipse où qu’elle soit demeure à la merci des conditions climatiques. De fait, divers météorologues canadiens prévoyaient une bonne possibilité (50 % ?) de temps couvert.
Le fameux Albert John Kelly de McGill University, à Montréal, Québec, prévoit en fait un ciel couvert dans la région montréalaise au moment de l’éclipse. Bien des gens qui voient un ciel dégagé en début d’après-midi croient que, pour une fois, Kelly s’est impérialement fourvoyé. Ils ne tardent pas à déchanter. Kelly se trompe rarement au cours de sa longue carrière météorologique.
Le groupe dirigé par Clarence Augustus Chant, à l’époque le seul et unique astronome de la University of Toronto, à… Toronto, Ontario, en poste à Saint-Alexis-des-Monts, Québec, dans la région de la rivière Saint-Maurice, n’a pas plus de chance. Il en va de même pour le groupe du Imperial College of Science and Technology, à Londres, Angleterre, dirigé par l’Anglais Herbert Dingle, physicien et professeur au dit collège, en poste sur le site de McGill University.
Maintenant, ne râlez pas et ne vous plaignez pas non plus, ami(e) lectrice ou lecteur courroucé(e). C’est vous, si, si, vous qui vouliez savoir ce qui s’était passé le jour de l’éclipse. Moi, je voulais vous épargner cette triste nouvelle. Allez, prenez ce mouchoir de papier. J’aurai une bonne nouvelle pour vous à la fin de cette troisième partie de notre article. Soufflez bien fort.
À Montréal, dans les parcs, le long des rues et boulevards, sur les toits de moult édifices aussi, le commun des mortels et la communauté scientifique doivent faire face à un obstacle supplémentaire. En effet, le service de police de la métropole du Canada, la Sûreté de Montréal, juge bon d’allumer les réverbères avant la période de grande obscurité afin de réduire le risque d’accidents. Tous ces gens, de même que les centaines de personnes qui se trouvent au sommet du mont Royal, au centre de la métropole, sont bien déçus par les conditions nuageuses. Les chevaux des calèches, au sommet du mont, bien qu’un tantinet intrigués par l’obscurité soudaine, ne semblent pas davantage impressionnés, tout comme bien des animaux du jardin zoologique du Parc Lafontaine d’ailleurs.
Au stade de la rue Delorimier, à Montréal bien sûr, si de nombreuses personnes venues assister à la partie de baseball opposant les Montreal Royals aux Albany Senators de Albany, New York, sautent sur le terrain, elles le font surtout pour vois leurs idoles de près – et obtenir des autographes. Soit dit en passant, les Montreal Royals perdent la partie en question – une rareté au cours de la saison 1932, l’équipe ayant remporté 78 des 90 parties disputées cette année-là.
Un certain club de hockey sur glace montréalais n’en n’a pas autant depuis des lustres. Désolé, désolé.
Un journaliste bien connu d’un important quotidien montréalais, The Montreal Daily Star prend l’air avec Douglas Hains, un pilote expérimenté du Montreal Light Aeroplane Club de Saint-Hubert, Québec – et un appareil photographique. (Bonjour, VW!) Ce vol, prévu depuis mars 1932, ne se déroule toutefois pas comme Austin Cross l’espérait. Le ciel au-dessus de la métropole est presque entièrement ennuagé. Cross et Hains sont encore en l’air, au sud de Montréal, au moment où l’éclipse devient totale. Ils sont tous deux sidérés. Cross est à ce point fasciné qu’il ne parvient pas à prendre une photographie décente.
Trois autres pilotes du Montreal Light Aeroplane Club, dont Roy Holmes Foss, né à Sherbrooke, Québec, la ville natale de votre humble serviteur, voient également l’éclipse à partir du ciel. Ils sont ravis. Les quatre officiers et sous-officiers de l’Aviation royale du Canada basés à Saint-Hubert, qui effectuent alors un vol de routine, une simple coïncidence bien sûr, le sont tout autant.
Parlant (tapant?) de coïncidence, votre humble serviteur se demande si Foss est apparenté à George Foote Foss, également de Sherbrooke. Voyez-vous, en 1896, ce forgeron, inventeur, machiniste et réparateur de bicyclettes termine la Fossmobile, la première automobile à essence réussie du Canada. Ouais, je me demande, mais revenons à notre histoire.
Croiriez-vous qu’un gentilhomme du nom de Donald « Don » Foss est aux commandes d’un à coque hydravion à coque Curtiss HS-2L connu sous le nom de La Vigilance en septembre 1922 lorsque cette machine historique, le premier avion de brousse du Canada si vous devez le savoir, subit un accident dans un lac sans nom situé pas trop loin de Kapuskasing, Ontario? Le monde est petit, n’est-ce pas?
Et oui, les vestiges de La Vigilance sont visibles dans l’étonnant Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, à Ottawa, Ontario, tout comme une réplique / reproduction d’un HS-2L d’ailleurs, mais je digresse.
Un autre journaliste du susmentionné quotidien anglophone montréalais, oui, The Gazette, accompagne un petit groupe de chasseurs d’éclipse anglophones montréalais qui parcourt en automobile la région de Drummondville, Québec. Après un course effrénée par monts et par vaux, ces passionnés ont la chance de voir l’éclipse dans sa totalité, pendant un instant qui leur semble bien court.
Les chercheurs en poste dans la région de Sorel et du lac Saint-Pierre ont également de la chance. De fait, ils semblent bien être les rares chercheurs ayant gardés les pieds sur terre qui voient clairement l’éclipse dans sa totalité. Les membres de la Société royale d’astronomie du Canada qui se trouvent à Louiseville, Québec, par exemple, se disent fort satisfaits des résultats obtenus. Les chercheurs français en poste à cet endroit le sont tout autant.
Les 1 000 passagères et passagers du SS Richelieu, un navire de Canada Steamship Lines Limited de Montréal en excursion au lac Saint-Pierre, sont enchantées. Les professeurs (et étudiants?) familiers avec l’astronomie de McGill University qui se trouvent à bord pour décrire l’éclipse solaire totale le sont tout autant, au grand dam de leurs collègues et amis en poste ailleurs au Québec. Petits veinards, va.
Dans leur for intérieur, les journalistes de quotidiens montréalais tels que The Gazette et The Montreal Daily Star, Le Devoir aussi peut-être, présents à bord, bénissent peut-être leur bonne étoile.
Les passagères et passagers du SS Quebec, un autre navire de Canada Steamship Lines, en route vers Montréal après une courte croisière sur les fleuves Saint-Laurent et Saguenay ont le plaisir d’assister à une éclipse quasi-totale aussi magnifique qu’imprévue lors de l’achat de leurs billets.
Des membres du Hamilton Centre de la Société royale d’astronomie du Canada, à… Hamilton, Ontario, sont sans doute surpris d’apprendre qu’ils comptent parmi les rares personnes ayant bien vu l’éclipse dans sa totalité – et à l’avoir photographiée à partir du sol. Ce groupe d’environ 15 personnes, dirigé par un astronome amateur réputé et respecté, le révérend Daniel Brand Marsh, se trouve alors à Acton Vale, un village plus ou moins à mi-chemin entre Montréal et Sherbrooke. De fait, à Sherbrooke même, une trouée dans les nuages permet à de nombreuses personnes de voir l’éclipse dans sa totalité.
Vous vous souviendrez, ami(e) lectrice ou lecteur ayant lu avec ravissement la seconde partie de cet article, que la station radiophonique montréalaise CFCF prévoyait avoir un poste d’observation volant lors de l’éclipse, soit un aéronef de Canadian Airways Limited. Comme prévu, à la dernière minute vous vous souviendrez, un certain F.H. Coates de Winnipeg, Manitoba, peut-être, à moins que ce ne soit un certain D.P.R. Coats d’ailleurs, prend l’air à son bord. La description de la dite éclipse faite par cette personne et, fort possiblement, Herbert Hewetson, un annonceur de CFCF, parvient clairement à la station. Pour une raison ou une autre, toutefois, les auditrices et auditeurs de CFCF n’entendent strictement rien. Coates / Coats et ses compagnons n’apprennent la nouvelle qu’après leur retour au sol. Ils sont bien déçus. Tout s’était si bien passé…
Une autre machine de Canadian Airways est en vol au moment de l’éclipse. Un photographe de la firme prend environ 75 photographies du phénomène au cours de cette promenade.
Et oui, vous avez parfaitement raison, ami(e) lectrice ou lecteur, c’est la vois du doyen de la Graduate Faculty de McGill University et directeur du Department of Physics de cette institution de haut savoir, le physicien anglo canadien Arthur Stewart Eve, basé à Magog, que les auditrices et auditeurs de CFCF entendent le 31 août. Enfin, sa voix et celles d’autres chercheurs en poste à Magog, soit
- l’astrophysicien anglais Frederick John Marrian Stratton, professeur à la University of Cambridge, à Cambridge, Angleterre,
- l’astronome canado-américain Samuel Alfred Mitchell, directeur du Leander McCormick Observatory de la University of Virginia, près de Charlottesville, Virginie,
- l’astronome anglais Harold Knox-Shaw, directeur du Radcliffe Observatory de la University of Oxford, à… Oxford, Angleterre, et président de la Royal Astronomical Society, et
- le chimiste et physicien anglais Francis William Aston, chercheur nobelisé (1922) au Cavendish Laboratory, le laboratoire de physique de la University of Cambridge.
Remarquez, la voix du physicien anglo-canadien Albert Norman Shaw de McGill University, en poste à Montréal, se fait également entendre.
Pour ce qui est du commun des mortels québécois, la présence d’ouvertures dans la couverture nuageuse permet à un certain nombre d’entre elles et eux de voir ce qui se passe, ne serait-ce qu’en partie, ce qui n’est quand même pas si mal. Un de ces mortels vient de loin.
Le jeune journaliste Turan Aziz Beler, 20 ans (!), travaille en effet pour un important quotidien d’Istamboul, Turquie, Son Posta. Remarquez, Beler n’est pas venu en Amérique du Nord pour voir l’éclipse. Nenni. Il est venu au nouveau monde pour visiter le quartier beaucoup plus intéressant de Hollywood à Los Angeles, Californie, la capitale mondiale du cinéma.
Un autre de ces mortels qui se rend au Canada voyage sous un nom d’emprunt. Clarence Skinner est en effet nul autre que Montagu Collet Norman, gouverneur de la Bank of England. Sa présence en sol canadien peu après la fin de la British Empire Economic Conference qui se tient à Ottawa en juillet et août 1932, surprend plus d’une personne. Norman affirme n’être venu au Canada que pour voir l’éclipse. On peut se demander si c’est bien le cas. Enfin, passons.
L’histoire nous dit toutefois que le premier ministre du Québec, Louis-Alexandre Taschereau a une belle vue de l’éclipse. Son cabinet se rencontre en effet une heure plus tôt qu’à l’accoutumée, à Québec, Québec, afin de mettre les voiles au plus vite. Mieux encore, ce même cabinet donne en fin de compte une demi-journée de congé aux employées et employés des édifices parlementaires. Cela étant dit (tapé?), Taschereau ne voit apparemment pas l’utilité d’offrir un congé aux autres employées et employés de l’état, ou aux employées et employés de bureaux, magasins et usines qui œuvrent dans le privé.
Soit dit en passant, les résidentes et résidents de Québec ont droit à un magnifique spectacle : une éclipse quasi-totale dans un ciel pratiquement sans nuage.
Taschereau, quant à lui, jouit d’un spectacle similaire en compagnie du lieutenant-gouverneur du Québec, Henry George Carroll, et d’autres politiciens québécois. Ces bonnes gens se trouvent alors à Batiscan, dans la magnifique maison d’été de l’ingénieur Albert-Roch Décary, président de la commission d’urbanisme de la ville de Québec.
Les expériences menées à partir de 3 sites, par 3 équipes, pour la principale organisation de recherche scientifique au Canada, le Conseil national de recherches du Canada, sur l’impact de l’éclipse sur la réception et transmission de signaux radiotélégraphiques, ne sont guère affectées par la couverture nuageuse. Ces 3 sites et équipes sont mentionnées dans la seconde partie de cet interminable mais non minable article.
Les expériences similaires de l’équipe de professeurs et anciens étudiants de l’École polytechnique de Montréal, à… Montréal, ne sont pas davantage affectées par la couverture nuageuse.
Croiriez-vous que le quotidien Le Soleil de Québec place en première page de son édition du 1er septembre une série de 14 photographies de l’éclipse solaire partielle observée dans cette ville?
Ce même 1er septembre, espérant que l’intérêt du public pour l’éclipse ne s’est pas totalement… éclipsé (Désolé), la station radiophonique montréalaise CKAC offre à ses auditrices et auditeurs une causerie prononcée par le frère Magloire-Robert, né Étienne Poitras, de la Congrégation des Frères des écoles chrétiennes, professeur de sciences au Collège Mont Saint-Louis de Montréal.
Il est à noter que de nombreux astronomes venus au Québec pour observer l’éclipse se rendent à Cambridge, Massachusetts, à vitesse grand V, afin de participer à la 4ème assemblée générale de l’Union astronomique internationale qui se tient du 2 au 9 septembre 1932. Il suffit de songer au comte Aymar Eugène de La Baume Pluvinel, un chercheur français qui rejoint en sol américain des sommités telles que son compatriote Ernest Esclangon, directeur de l’Observatoire de Paris et du Bureau international de l’heure, tous deux situés à Paris, France.
J’ose espérer ne pas trop vous surprendre en vous indiquant qu’une chanson québécoise humoristique, voire légèrement sarcastique, As-tu vu l’éclipse?, sort au plus tard en septembre 1932. Vous avez peut-être entendu parler de l’auteure / compositrice / interprète qui crée cette œuvre. Il s’agit de Mme Édouard Bolduc, née Mary Rose Anne Travers, autrement dit La Bolduc – la première auteure / compositrice / interprète québécoise et une chanteuse qui connaît un succès phénoménal auprès des populations ouvrières urbaines du Québec au cours de la période de l’entre-deux-guerres. Il est à noter que, s’il est vrai que La Bolduc chante As-tu vu l’éclipse? à plus d’une reprise en 1932 et plus tard, il est tout aussi vrai qu’elle ne l’enregistrera jamais.
Et oui, cette grande dame est mentionnée dans un numéro de juillet 2019 de notre blogue / bulletin / machin.
Avant que je ne l’oublie, voici la bonne nouvelle que je laissais entrevoir plus haut. La prochaine éclipse solaire totale, ou presque totale, selon les endroits, visible dans la grande région de Montréal est prévue pour le 8 avril 2024, soit moins de 92 ans après l’éclipse du 31 août 1932. Quelle chance! Espérons qu’il fera beau. Et n’oubliez surtout pas de protéger vos yeux et ceux de vos proches. L’éclipse totale suivante dans cette même région doit se produire le 17 juillet 2205. Je ne prévois pas être présent. Et vous? Si seulement l’éclipse se produisait en 2038… (Bonjour, EP!)
Doux seigneur, c’était un looong article. Votre faute.