Un roman d’anticipation et de guerre de la Belle Époque : L’Aviateur du Pacifique du capitaine Danrit (Émile Driant)
Hello, hello, ami(e) lectrice ou lecteur. J’espère qu’il fait beau dans votre petit coin de paradis.
Comme vous le savez sans doute, la dizaine d’années comprises entre le premier vol contrôlé et soutenu d’un aéroplane motorisé et le début de la Première Guerre mondiale compte parmi les périodes les plus fascinantes de l’histoire de l’aviation. Votre humble serviteur doit avouer avoir une affinité particulière pour cette époque. L’existence de nombreux sites Web permettant de consulter des journaux de diverses contrées datant de ces années, gratuitement, ne fait qu’ajouter à son attrait. Je suis radin, que voulez-vous que je vous dise.
Je vous convie donc à une petite excursion dans les dédales du temps. Notre destination est l’année 1910.
Le 1er juillet de cette année, un nouveau quotidien publié à Montréal, Québec, qui existe encore en 2020 entame la publication d’un roman d’anticipation paru en France en octobre 1909 dans une belle édition de type cadeau de Noël. Les dernières lignes de L’Aviateur du Pacifique du capitaine Danrit, le nom de plume de Émile Driant, un officier de l’Armée de Terre à la retraite, paraissent en octobre 1910 dans Le Devoir, près de 15 semaines après la publication des premières lignes du dit récit.
L’hebdomadaire illustré montréalais Le Samedi, quant à lui, publie le texte de Driant / Danrit dans 6 numéros parus en novembre et décembre 1911.
Cela étant dit (tapé?), L’Aviateur du Pacifique paraît tout d’abord en feuilleton, dans Le Journal des Voyages, entre octobre 1909 et juillet 1910. Des traductions paraissent en 1909, aux Pays-Bas (néerlandais), et en 1912, au Mexique (espagnol) et au pays de la Vistule (polonais), un territoire alors sous contrôle russe.
Si je peux me permettre une brève digression, Le Journal des Voyages est un très populaire hebdomadaire illustré français fondé en 1877. Il contient des récits d’exploration et de voyages palpitants mais factuels, du moins théoriquement, par trop souvent systématiquement racistes, ainsi que des récits d’aventures et d’anticipation fictifs plus rocambolesques les uns que les autres et eux aussi par trop souvent systématiquement racistes.
Il est à noter que Le Journal des voyages publie d’autres romans d’anticipation de Driant / Danrit qui touchent à l’aviation. Mentionnons Les Robinsons de l’air et Au-dessus du continent noir, sortis en 1909-10 et 1911-12. Ces romans paraissent également sous forme de livres. Les Robinsons de l’air est par la suite réédité avec un nouveau titre, Un dirigeable au Pôle Nord. Des traductions en allemand, néerlandais et tchèque de Les Robinsons de l’air arrivent en librairie avant la fin de 1914.
La première œuvre de Driant / Danrit qui fait appel à une machine volante, en l’occurrence un dirigeable à revêtement métallique, est toutefois L’Invasion noire de 1894-95.
Pourquoi diable Le Devoir choisit-il de publier en feuilleton une œuvre comme L’Aviateur du Pacifique qui n’a strictement rien à voir avec ce qui se passe au Québec de la Belle Époque, dites-vous, ami(e) lectrice ou lecteur? Une très bonne question.
Il se trouve que le quotidien mentionne que L’Aviateur du Pacifique est le nom du prochain roman qu’il entend publier en feuilleton le 25 juin 1910, une date qui devrait vous dire quelque chose. Non, non, je n’ai pas à l’esprit la promulgation de l’édit de Pistres, le 25 juin 864, par Carolus, le roi de Francie occidentale mieux connu sous le nom de Charles II, ou Charles le Chauve – techniquement Charles à la tête rasée mais, bon, passons. J’ai à l’esprit le 25 juin 1910, le premier jour de la Grande semaine d’aviation de Montréal, le premier spectacle aérien tenu au Québec / Canada, mentionnée à quelques reprises dans notre blogue / bulletin / machin depuis octobre 2018.
Comment se résume l’intrigue de L’Aviateur du Pacifique, dites-vous? Une autre très bonne question et je peux y répondre.
Alors qu’un conflit semble sur le point d’éclater entre l’Empire japonais et les États-Unis, un jeune, charmant et brillant ingénieur et aérostier français est chargé de livrer un dirigeable à la United States Navy, aux îles Midway, au beau milieu de l’océan Pacifique. Au cours du voyage, le navire qui transporte Maurice Rimbaut et le dirigeable est torpillé. Naufragé, notre héros parvient toutefois à gagner les îles Midway, alors assiégées par la Dai-Nippon Teikoku Kaigun, autrement dit la marine impériale japonaise, et totalement coupées du reste du monde car les câbles télégraphiques sous-marins ont été sectionnés. Pis encore, la Dai-Nippon Teikoku Kaigun semble déployer de nombreux chalutiers munis d’un équipement de radiotélégraphie afin de brouiller tout message envoyé par la garnison des îles Midway.
L’Empire japonais, craint la garnison, s’apprête à lancer une attaque surprise contre les îles Hawaï, ou îles Sandwich, un royaume indépendant annexé en juillet 1898, malgré l’opposition de la population locale, suite à un coup d’état monté en janvier 1893 par les petites communautés américaine et européenne de l’archipel, mais je digresse. Une attaque étant sur le point d’être lancée par l’Empire japonais, il faut à tout prix prévenir le gouvernement américain.
En quelques jours à peine, faisant appel à des plans qu’il a sur lui, Rimbaut supervise la fabrication d’un aéroplane de fortune par la garnison américaine. Le jeune Français commence alors un vol épique et mouvementé d’une trentaine d’heures au cours duquel il franchit, en 2 étapes (!?), les 5 150 kilomètres (3 200 milles) qui séparent les îles Midway de la Californie.
Les ! et ? dans la phrase précédentes sont dues au fait qu’aucun aéroplane ne peut franchir une distance de 5 150 kilomètres avant les années 1920 et qu’il y n’a aucune île entre les îles Midway et la Californie.
Outré par la perfidie et la traîtrise de l’Empire japonais, le gouvernement américain lui déclare la guerre sans plus attendre. Une puissante flotte de la United States Navy prend vite la mer, libère les îles Hawaï, si je comprends bien, et fonce vers l’archipel japonais. Une bataille navale épique se conclut par la victoire de la United States Navy.
Fin. Enfin presque.
Je présume en effet que Rimbaut trouve le temps d’épouser la jolie Kate Heuzey, la fille du commandant de la base navale des îles Midway.
Une personne qui s’intéresse à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans le théâtre d’opération de l’océan Pacifique ne peut manquer de noter quelques noms bien présents dans la dite histoire : les îles Midway et îles Hawaï par exemple.
Cela étant dit (tapé?), l’œuvre de fiction publiée avant le conflit qui ressemble le plus à ce qui se passe entre 1941 et 1945 paraît en 1925. The Great Pacific War : A History of the American-Japanese Campaign of 1931-1933 est un ouvrage fascinant rédigé par un journaliste / espion / auteur anglo-américain. Les passionné(e)s de conspiration sont prié(e)s de noter que Hector Charles Bywater meurt subitement en août 1940, à l’âge de 55 ans. D’aucuns croient qu’il est… assassiné par le gouvernement japonais, mais je digresse.
Êtes-vous à ce point fasciné par cette péroration qu’un bref interlude biographique abaisserait votre pression sanguine? Fort bien.
Émile Driant naît en septembre 1855. Choqué par la défaite de la France lors de la Guerre franco-prussienne / franco-allemande de 1870, il décide de ne pas faire carrière en droit, comme son père. Driant veut être soldat. Il a alors tout juste 20 ans. Devenu officier d’infanterie, Driant semble promis à une brillante carrière.
Catholique pratiquant, Driant compte parmi les nombreux officiers dont les noms se retrouvent dans un fichier ministériel secret ayant pour objectif de limiter la carrière des officiers dont la foi est un peu trop visible. Outré par ce qu’il croit une ingérence inacceptable de la part de la Franc-Maçonnerie française, Driant s’implique dans des ligues antimaçonniques et n’hésite pas à exprimer ses vues devant des officiers supérieurs. Remis à l’ordre et conscient que ses chances d’avancer dans la hiérarchie militaire sont fort réduites, il démissionne en 1905 et se lance en politique.
Remarquez, le fait que Driant soit le gendre du général de division Georges Ernest Jean-Marie Boulanger, mort en septembre 1891, n’aide peut-être pas les choses. Si je peux me permettre une courte digression, Boulanger est un officier très populaire autour duquel se forme un mouvement populiste, la boulange ou boulangisme, dont les membres les plus exaltés proposent la tenue d’un coup d’état, en… 1889. Le monde est petit, n’est-ce pas, et… 1889? 1789? La prise de la Bastille en juillet 1789? Vous m’avez fait peur pendant une seconde, ami(e) lectrice ou lecteur.
Membre d’un parti catholique de centre droit, Driant défend les intérêts de l’Armée de Terre à l’Assemblée nationale du printemps 1910 à août 1914, alors qu’éclate la Première Guerre mondiale. Il demande alors de réintégrer l’Armée de Terre. Posté au front à l’automne 1915, Driant meurt en février 1916 avec la grande majorité des hommes de son unité. Il a tout juste 60 ans.
Driant commence à écrire des romans, des romans d’anticipation plus apocalyptique les uns que les autres plus précisément, en 1888. Oserons-nous dire qu’il compte parmi les inventeurs du roman d’anticipation militaire?
Soucieux de ne pas nuire à la réputation de l’Armée de Terre et / ou d’éviter les foudres de la hiérarchie militaire et / ou du gouvernement, Driant utilise un nom de plume, Danrit, qui ne trompe personne. De fait, il n’est pas le seul officier à agir de la sorte. Le pionnier de l’aviation français Louis Ferdinand Ferber utilise un nom d’emprunt, de Rue, lorsqu’il participe à des compétitions aériennes, en 1908-09.
Toute l’œuvre de Driant / Danrit est imprégnée d’un patriotisme, oserons-nous dire d’un chauvinisme, passablement, voire fortement antisémite, impérialiste, militariste, raciste, sexiste et xénophobe. Le Jules Verne militaire, comme l’appelle parfois / souvent, est un homme blanc de son temps, en somme. Désolé. Désolé. Et oui, Jules Gabriel Verne est mentionné à plusieurs reprises dans notre blogue / bulletin / machin depuis juin 2018.
Driant / Danrit craint, ou croit, qu’un conflit cataclysmique opposant la France, sa population et son gouvernement, trop souvent incapables de voir le danger, selon lui, à un ennemi quasi héréditaire tel que l’Empire allemand ou l’Empire britannique, si, si, la perfide Albion, est pratiquement inévitable. L’Armée de Terre et la Marine nationale françaises se doivent d’être prêtes pour éviter à la France d’être écrasée. Pour ce faire, l’une et l’autre ont besoin d’un influx constant de jeunes hommes braves et dévoués que Driant / Danrit espère motiver par des livres au pédagogisme somme toute assez étroit et limité.
Pour Driant / Danrit, les merveilles technologiques présentées dans ses romans ne servent qu’à appuyer ou rendre possible les démonstrations de bravoure de ses héros français. De fait, son œuvre passe en revue de nombreuses merveilles technologiques de la période allant de 1888 à 1912, dans 14 titres représentant 24 volumes, du sous-marin à l’aéroplane en passant par le dirigeable. Croiriez-vous que L’Aviateur du Pacifique compte parmi les toutes premières œuvres de fiction dites réalistes qui font appel à un aéroplane pour faire avancer leur histoire?
Driant / Danrit mentionne même l’utilisation de gaz asphyxiants, mais seulement contre des attaquants africains, jugés inférieurs par la grande majorité des Européens et Nord-Américains de la Belle Époque – et par un trop grand nombre d’entre eux en 2020.
Quiconque chercherait beaucoup de poésie, oserais-je dire beaucoup d’humanité ou de compassion, dans l’œuvre de Driant / Danrit serait un peu déçu.
Au début du 20ème siècle, la conquête de l’air par les aviatrices / aviateurs et leurs aéroplanes, bien souvent français, ne l’oublions pas, constitue encore une autre démonstration sans pareil de l’optimisme béat d’une élite blanche. L’humanité n’est-elle pas condamnée ou vouée au progrès à perpétuité, si votre humble serviteur peut se permettre de paraphraser anachroniquement le sociologue / économiste / démographe français Alfred Sauvy, lui-même paraphrasé vers 1968 par René Lévesque, un gentilhomme québécois mentionné dans des numéros de septembre, novembre et décembre 2018 de notre vous savez quoi?
Les horreurs de la Première Guerre mondiale vont vite remettre en question les miracles du progrès technique, entre autres choses. La Belle Époque est bel et bien finie.
Portez-vous bien, ami(e) lectrice ou lecteur.