« La bombe qui tuera le marsouin » – Un usage choquant de la puissance aérienne dans le Québec de l’entre-deux-guerres : Le bombardement des bélugas du fleuve Saint-Laurent, partie 4
Alors que vous et moi entreprenons le mois de septembre 2024, c’est avec plaisir que votre humble serviteur va conclure en votre compagnie cet article sur un usage choquant de la puissance aérienne dans le Québec de l’entre-deux-guerres, soit le bombardement de bancs de bélugas qui vivent dans les eaux du fleuve Saint-Laurent. Lisons donc sans plus attendre la 4ème partie de notre article sur ce bombardement, mené par Laurentian Air Express Limited de Québec, Québec, et…
Vous avez déjà une question, ami(e) lectrice ou lecteur? Laissez-moi deviner. Vous souhaitez en savoir plus long sur le bloc de photographies avec lequel votre humble serviteur a lancé la 4ème partie de cet article? C’est ce que je pensais. Veuillez vous délecter des informations suivantes :
Photographie 1 – Debout, de gauche à droite, Louis Cuisinier, président de Laurentian Air Express, et le pilote de l’hydravion à flotteurs Curtiss-Robertson Robin de cette firme, Édouard Octave « Fizz » Champagne; assis sur un flotteur, le bombardier de l’hydravion à flotteurs, J. Armand Gagnon.
Photographie 2 – Le vicaire apostolique du golfe Saint-Laurent, monseigneur Julien Marie Leventoux.
Photographie 3 – L’ouverture par laquelle les bombes artisanales sont larguées.
Photographie 4 – L’explosion d’une des bombes artisanales.
Et vous avez une autre question? Que diable le vicaire apostolique du golfe Saint-Laurent de l’église catholique, apostolique et romaine vient-il faire dans cette galère ensanglantée, demandez-vous? Une autre bonne question. Voyez-vous, Leventoux, un ecclésiastique d’origine française basé à Havre-Saint-Pierre, Québec, bénit le Robin que Laurentian Air Express veut utiliser pour occire des bélugas. Je ne plaisante pas, mais revenons au sujet de cet article : le bombardement de ces cétacés.
Il va de soi que ce bombardement se poursuit malgré la publication de l’article que nous avons parcouru dans la 3ème partie de cet article. Un message en provenance de la Côte-Nord reçu à cette époque est à cet égard des plus révélateurs : « Quatre bombes ont eu l’effet le plus dévastateur. Plusieurs marsouins [sic] ont été tués, un plus grand nombre blessés et le reste a été dispersé. »
Cuisinier et son équipe découvrent que, à certaines heures, des bancs de bélugas se trouvent près de petites îles, et ce à très faible profondeur. Ils sont alors très vulnérables.
Un examen des journaux québécois de l’époque ne révèle que peu de choses sur les activités de Cuisinier et son équipe au cours de leur campagne de bombardement. C’est à se demander si Cuisinier et / ou le gouvernement du Québec ne souhaitent pas en fait minimiser le nombre de photographies de cadavres de bélugas ou, a contrario, la quasi-absence de tels cadavres.
Souhaitant voir de lui-même comment les choses se passent et, plus généralement, comment vont les gens de la Côte-Nord, le ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries du Québec, Hector Laferté, se rend sur place à bord du SS North Shore, le navire de la firme britannique Clarke Steamship Company Limited qui dessert la région, et ce un peu après la mi-août. Il effectue ce périple en compagnie 2 autres personnes, le député gouvernemental qui représente les gens de la Côte-Nord, l’avocat Edgar Rochette, et le surintendant des pêcheries maritimes, le Gaspésien anglophone bilingue Francis M. Gibaut.
Vous remarquerez bien sûr que Laferté et son entourage ne volent pas vers la Côte-Nord. La vitesse d’un hydravion, c’est bien, mais le confort d’un navire, c’est mieux. Désolé, désolé.
Cuisinier est également du voyage mais il n’accompagne pas le ministre pendant toute son absence. Il rejoint en effet son équipe de bombardement à un moment donné.
Une délégation présente une demande à Laferté au cours de sa visite. Elle lui demande de réduire de 2 $ à 1 $ la subvention remise quotidiennement à tout pêcheur qui s’équipe pour chasser le béluga. Cette réduction permettrait d’augmenter considérablement le nombre de pêcheurs participant à cette activité. Ému, Laferté semble acquiescer à cette requête. Avant que je ne l’oublie, ces 2 $ et 1 $ correspondent à environ 35 $ et 17.50 $ en devises de 2024, ce qui n’est pas énorme compte tenu des dangers potentiels associés à cette activité.
Incidemment, des pêcheurs d’au moins certains secteurs de la Côte-Nord informent Laferté et Cuisinier qu’ils ont ramenés à terre de meilleures prises de morue depuis le début de la campagne de bombardement. De l’avis de certains, ce ne sont pas tant les explosions des bombes artisanales que leur bruit assourdissant qui entraînent le départ des bélugas. Quoiqu’il en soit, ces pêcheurs remercient chaudement Cuisinier et son équipe.
Comme vous pouvez l’imaginer, l’assaut lancé contre les bélugas intrigue plus d’une personne dans la bonne ville de Québec. Et c’est ainsi que Cuisinier se retrouve au Château Frontenac, un magnifique hôtel situé à Québec qui appartient alors à un géant canadien des transports mentionné à moult reprises dans notre blogue / bulletin / machin depuis avril 2018, Canadian Pacific Railway Company. Il prononce une conférence devant un groupe de membres du premier club francophone au monde d’une organisation américaine dédiée à l’aide aux pauvres, Kiwanis International Incorporated, et ce un peu avant la mi-septembre 1929.
Après avoir brièvement décrit un béluga typique, Cuisinier n’hésite pas à affirmer que seule l’utilisation d’aéronefs permet de détecter et attaquer efficacement ce cétacé qui, pour lui, est encore un marsouin. En effet, si le moteur d’un bateau entraîne sa fuite, celui d’une machine volante le laisse pour ainsi dire indifférent. Et oui, Cuisinier mentionne également les profits que les pêcheurs québécois pourraient tirer de la chasse aux bélugas.
Détail intéressant, ne serait-ce que pour votre humble serviteur, un fana de l’aviation avoué devant l’éternel, Cuisinier semble penser que l’hydravion à flotteurs que son personnel utilise se déplace un tantinet trop vite. Il annonce par conséquent que Laurentian Air Express vient de commander un autogire à la firme anglaise Cierva Autogiro Company Limited, ou à la firme tout aussi anglaise qui fabrique alors ces machines volantes capables de se déplacer à basse vitesse, A.V. Roe & Company Limited (Avro), un avionneur mentionné à moult reprises dans notre éblouissant blogue / bulletin / machin, et ce depuis octobre 2018. Cet autogire serait utilisé lors de la saison de chasse aux bélugas de 1930.
Un des deux directeurs de Laurentian Air Express, Rosaire Myrand, un comptable, aurait défrayé une partie du coût de cet aéronef, et…
Et oui, vous avez bien raison, ami(e) lectrice ou lecteur, notre éblouissante publication a bel et bien mentionné Cierva Autogiro dans ses pages virtuelles, nommément en février 2019, décembre 2020 et mai 2021. Pouvons-nous continuer maintenant? Merci.
Savez-vous ce qu’est un autogire? Un autogire, dites-vous, est un cousin moins complexe et coûteux de l’hélicoptère développé dans les années 1920 par l’Espagnol Juan de la Cierva y Codorníu. Son rotor n’est pas actionné par un moteur et tourne librement. Un autogire ne peut pas décoller ou atterrir verticalement, ou faire du surplace en vol, mais il peut opérer à partir de très petites zones d’atterrissage. Une excellente réponse, ami(e) lectrice ou lecteur. Prenez-vous une étoile dorée, et… Une, pas deux.
Croiriez-vous que Cuisinier s’offre le luxe de lire le texte d’un télégramme envoyé par Cierva Autogiro ou Avro, un texte vraisemblablement traduit à la main pour les besoins de la cause : « Votre machine a fait une démonstration spéciale en présence du Prince de Galles. Grand succès. »
Cette déclaration était bien sûr pure baliverne de la part de la firme anglaise, ou de Cuisinier. Imaginez ma surprise quand il s’avère que le dit prince, Edward Albert Christian George Andrew Patrick David de la maison Saxe-Coburg and Gotha, mentionné dans un numéro d’août 2023 de notre princier blogue / bulletin / machin, inspecte réellement un autogire biplace Cierva C.19 en Angleterre, début septembre 1929. Vous auriez pu me renverser avec une plume.
Une brève digression si vous me le permettez. Veuillez noter que la présence des mots autogiro et autogyre dans cet article n’est pas une erreur de ma part. Le mot autogiro désigne les aéronefs associés à de la Cierva y Codorníu. Le mot autogyre, quant à lui, désigne des aéronefs qui ne sont pas ainsi associés. Fin de digression.
Croiriez-vous que, aux dires de l’important journal quotidien Le Soleil de Québec, Québec, ce C.19 arrive à… Québec, oui, la ville, vers le début du mois d’octobre? Cet autogire britannique serait la première machine volante de ce type destinée à une utilisateur canadien. Il détrône ainsi le Pitcairn-Cierva PCA-2 immatriculé au Canada, en juillet 1931, par Hubert Martyn Pasmore, le président fondateur de Fairchild Aircraft Limited de Longueuil, Québec – une avionnerie québécoise / canadienne bien connue mentionnée à quelques reprises dans notre blogue / bulletin / machin depuis août 2018.
Avant que je ne l’oublie, la fantabulastique collection du Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, à Ottawa, Ontario, comprend un PCA-2.
Le hic, c’est qu’aucun C.19 n’est immatriculé en sol canadien. Ceci étant dit (tapé?), le C.19 de Laurentian Air Express pourrait avoir volé au Canada en toute légalité jusqu’à l’expiration de son certificat de navigabilité britannique, en avril 1930, et… Vous doutez des affirmations contenues dans Le Soleil, n’est-ce pas? Soupir… Veuillez vous délecter de la photographie suivante.
Le Cierva C.19 de Laurentian Air Express Limited de Québec, Québec. Anon., « Le premier du genre à Québec. » Le Soleil, 17 octobre 1929, 15.
Le C.19 effectue son premier vol en sol canadien un peu après la mi-octobre. Le chef pilote de la firme américaine Pitcairn Cierva Autogiro Company est aux commandes. Satisfait des résultats, James G. « Jim » Ray effectue un second vol en compagnie d’un pilote de Laurentian Air Express. Et oui, Ray pilote le C.19 parce qu’aucun pilote au Canada n’a les qualifications appropriées.
Votre humble serviteur osera-t-il répéter la suggestion qu’un petit oiseau m’a murmuré selon laquelle une ou quelques personnes à Cierva Autogiro ou Avro auraient pu voir l’intérêt exprimé par Laurentian Air Express comme une grande opportunité de décharger un autogyre sous-motorisé et pas très réussi sur des cul-terreux sans méfiance des colonies, comme des Anglais d’une certaine classe considèrent le Canada à l’époque?
On peut aussi se demander si ces Anglais se demandent ce qu’il adviendrait du dit autogyre, étant donné que personne au Canada ne pourrait le piloter jusqu’à ce qu’il ait reçu la formation requise.
Avant que je ne l’oublie, le C.19 est le premier autogyre produit en série, avec jusqu’à 35 exemplaires fabriqués en Angleterre et Allemagne, par Avro et Focke-Wulf-Flugzeugbau Aktiengesellschaft, un avionneur mentionné dans un numéro de février 2019 de notre exceptionnel blogue / bulletin / machin.
C’est au cours du mois de septembre 1929 que paraît une réponse à l’article publié le mois précédent par l’hebdomadaire Le Petit Journal de Montréal, Québec, si, celui que nous avons parcouru dans la 3ème partie de cet article.
Le susmentionné Champagne publie son texte dans le quotidien Le Soleil. Ce pilote ne voit aucune raison de créer une station de recherche en biologie marine dans le golfe du fleuve Saint-Laurent afin de confirmer le nom du cétacé pourchassé dans ces eaux. Cela aurait en effet été ridicule mais, comme vous le savez, ce n’est pas pour cette raison que le résident non-identifié de la Côte-Nord souhaite la création d’une telle station.
Une brève digression si vous me le permettez. Un organisme à but non lucratif de Québec, oui, la ville, voué à la conservation, la Société Provancher d’histoire naturelle du Canada, recommande depuis de nombreux mois la création de 2 stations de recherche.
Quoiqu’il en soit, Champagne croit que le seul moyen efficace pour détruire les bélugas est le bombardement aérien. Contrairement à ce pense le résident non identifié, le moteur d’un aéronef ne les fait pas fuir. L’aviateur souligne que des pêcheurs ramènent à terre de meilleures prises de morue depuis le début de la campagne de bombardement.
Champagne admet toutefois que d’autres approches plus efficaces pourraient être mises au point dans le futur. Il admet par ailleurs que le béluga n’est pas facile à tuer. Champagne semble croire que sa peau et graisse épaisses le protègent jusqu’à un certain point des effets des explosions des bombes artisanales. On croit rêver.
Champagne ne partage aucunement l’opinion du résident selon laquelle la crise engendrée par les bélugas pourrait se régler toute seule : « cette attitude ne semble-t-elle pas fausse, savourant un peu l’antiquité? Pourquoi retenir le progrès dans sa marche? La morue est indispensable et le marsouin [sic] ne l’est pas. À mort le marsouin [re-sic] alors – c’est logique. »
Le même argument a été utilisé pour justifier le massacre de masse des loups en Europe et Amérique du Nord. Un tel massacre a eu des répercussions négatives sur l’environnement des deux continents. Et n’oublions pas le massacre des requins partout dans le monde. Le monde a besoin de loups et de requins, c’est un fait, mais je digresse.
Curieusement, Champagne semble croire que les bélugas ne fréquentent les rives de la Côte-Nord que depuis 1925-26, soit depuis qu’ils ont été chassés d’Europe.
Curieusement, encore, aucune information précise concernant le bombardement des bélugas ne paraît dans la presse québécoise avant la fin de la campagne de bombardement, à une date d’ailleurs indéterminée au cours de l’automne 1929.
Interrogé en novembre, Champagne admet que ce type d’opération nécessite de l’équipement de premier ordre, un personnel qualifié et de longs préparatifs. Il ne permet par ailleurs pas de détruire un banc de bélugas avec une seule bombe, ou un seul vol. Ceci étant dit (tapé?), ce type d’opération vient de prouver qu’il peut entraîner la mort de nombreux bélugas et faire fuir les autres.
Il est à noter que Laurentian Air Express ne semble pas être en mesure d’entraîner la mort du moindre béluga en novembre 1929. Voyez-vous, son Robin largueur de bombes subit de sérieux dommages vers la fin octobre, je pense, alors qu’il se déplace sur l’eau. Ses flotteurs et son aile gauche sont en fait à ce point amoché(e)s qu’ils et elle devront éventuellement être remplacé(e)s.
Et oui, vous avez bien raison, ami(e) lectrice ou lecteur, la campagne de bombardement de Laurentian Air Express peut avoir pris fin dès octobre 1929.
Lors d’un long discours sur les activités qu’il supervise, un discours prononcé fin janvier 1930 à l’Assemblée législative de la province de Québec, le susmentionné Laferté fait part des résultats accomplis en ce qui concerne la chasse aux bélugas.
Après 4 ou 5 jours de chasse effectuée par l’hydravion à flotteurs de Laurentian Air Expresse et des pêcheurs armés de fusils, les prises de poisson ont augmenté. Un représentant du ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, Eugène Comeau, affirme avoir vu 37 bélugas morts et plusieurs autres blessés.
Laferté annonce qu’il a demandé au Commissaire général du Canada à Paris, France, Philippe Roy, d’obtenir des informations sur les méthodes d’éradication du béluga discutées lors du Congrès des Pêches maritimes tenu à Dieppe, France, en septembre 1929.
Laferté annonce par ailleurs que Laurentian Air Expresse affirme être prête à entreprendre une seconde campagne de chasse en 1930, et ce tout à fait gratuitement. Le gouvernement provincial n’aurait qu’à s’engager à lui fournir les bombes et, semble-t-il, à lui accorder tous les profits découlant de la dite chasse.
Le député gouvernemental qui représente la Côte-Nord, l’avocat Edgar Rochette, appuie bien sûr les dires de Laferté. Il a lui-même vu les excellents résultats obtenus. L’argent dépensé pour chasser les bélugas n’a pas été mal placé. Les prises de l’automne 1929 ont en effet été très intéressantes.
Unique député du Parti ouvrier du Québec à l’Assemblée législative de la province de Québec, William Tremblay, fait preuve d’un certain sarcasme dans sa réponse au discours du ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, oui, Laferté, une réponse citée dans quelques quotidiens québécois, dont L’Action catholique de Québec.
Il y avait une question que je ne voulais pas toucher. Mais le ministre de la Colonisation a été si aimable que je tiens à attirer son attention. Il s’agit des pêcheries. Son prédécesseur nous avait parlé d’un remède pour apeurer les marsouins [sic]. Il lui avait été suggéré par des esquimaux [sic], disait-il. Ces derniers s’étaient organisé une fanfare de boîtes de fer blanc. S’il veut trouver quelque chose dans ce genre-là, qu’il monte à Sorel en temps d’élection partielle.
La question des marsouins [sic] est très importante. Le ministre nous a dit qu’il avait réussi un beau coup de fusil, 37 marsouins [sic] sur 2 000 000 furent tués. Le ministre a déclaré qu’après cela la pêche avait été bonne. Mes renseignements ne sont pas les mêmes. J’ai fait un voyage dans la région l’an dernier et l’on m’a dit que la pêche était complètement compromise.
Ne croit-on pas qu’il vaudrait mieux tenter d’attraper les marsouins [sic] dans le but de les utiliser? C’est ma suggestion. Si elle est suivie, je crois que l’an prochain on pourra nous apprendre que 38 marsouins [sic] au lieu de 37 ont été tués.
Tremblay ajoute que « il faut autre chose que jeter des bombes, même celles du parlement. » Il critique par la suite d’autres éléments du discours du ministre.
Le lendemain, un député de l’opposition officielle, l’avocat Albéric Blain, critique à son tour le discours de Laferté, y compris ses commentaires à propos de la chasse aux bélugas. Il rappelle que le précédent ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, Joseph-Édouard Perrault, s’était rendu en France pour apprendre comment tuer ces cétacés.
« C’est assez, » affirme alors le premier ministre du Québec, l’avocat Louis-Alexandre Taschereau, visiblement agacé.
Comme vous et moi le savons fort bien, Perrault avait traversé l’Atlantique pour assister à quelques congrès et conférences, pas pour apprendre comment tuer des bélugas.
Blain n’en poursuit pas moins son propos.
Des bombes ont été lancées et trente-sept marsouins [sic] sur deux millions ont été tués. Quel magnifique résultat! J’ai appris qu’après ce massacre les rives de la Côte-Nord étaient jonchées de poissons morts et que la nouvelle guerre a été plus néfaste aux pêcheurs qu’aux marsouins [sic] eux-mêmes.
Blain critique par la suite d’autres éléments du discours de Laferté.
Et oui, ami(e) lectrice ou lecteur, il y aurait maintenant 2 000 000 bélugas dans les eaux du fleuve Saint-Laurent, soit 200 à 250 fois le nombre réel d’animaux présents. Où diable Tremblay et Blain sont-ils allés pêcher ce nombre absolument risible, demandez-vous? Votre humble serviteur se demande si un député gouvernemental peut avoir crié ce nombre après que Tremblay ait mentionné que 37 bélugas sur 200 000 avaient été tués, pour se moquer de lui.
Um autre député de l’opposition officielle, le député de Sherbrooke, ma ville natale, l’arpenteur-géomètre / ingénieur civil / ingénieur-conseil québécois Armand Charles Crépeau, se dit étonné que Taschereau ait choisi un homme aussi pacifique que Laferté pour en faire son ministre de la guerre, pour ses guerres aux bélugas et aux ours. Et oui, Crépeau critique par la suite d’autres éléments du discours de Laferté, et… Si, la guerre aux ours.
Voyez-vous, fin juillet, début août 1929, Laferté rétablit en effet la récompense de 15 $, une somme non négligeable, remise à toute personne qui abattrait un des ours qui, dit-on, infesteraient la Côte-Nord, à condition que cette pauvre bête se trouve à moins de 8 kilomètres (5 milles) d’une habitation. Cette somme correspond à un peu plus de 260 $ en devises de 2024.
Je sais, je sais, que peuvent avoir fait ces ours pour justifier le rétablissement de cette récompense? Votre humble serviteur fabule probablement, mais Laferté rétablit-il cette récompense afin d’offrir une aide financière supplémentaire aux pêcheurs de la Côte-Nord?
Ce n’est que vers la mi-février 1930 que des informations sur la campagne de bombardement paraissent dans des journaux. Le nombre de bélugas abattus en 1929, toutes méthodes confondues, s’élève à environ 230, comparé à 23 en 1928, affirme Laferté en réponse à une question posée par un député de l’opposition officielle, le marchand de meubles Pierre-Auguste Lafleur.
Et oui, ce total peut, je répète peut, inclure les bélugas, au nombre d’environ 190 dit-on, abattus sur les rives du fleuve Saint-Laurent sous la direction de Joseph Lizotte, un résident de Rivière-Ouelle, Québec.
Fait intéressant, si on ajoute ces bélugas abattus par Lizotte et son équipe aux 37 animaux morts vus par le susmentionné Comeau, le nombre ainsi obtenu est à toute fins utiles 230, une simple coïncidence bien sûr, ou est-ce le cas? Matière à réflexion, mais revenons aux informations transmises par Laferté.
Les sommes dépensées entre 1927 et 1929 par le gouvernement du Québec dans sa lutte contre les bélugas s’élèvent à un peu plus de 27 200 $, dont un peu moins de 18 500 $ remis aux pêcheurs qui ont chassé ce cétacé à partir de chaloupes et près de 5 300 $ remis à Laurentian Air Express. Ces sommes correspondent respectivement à un peu moins de 480 000 $, environ 325 000 $ et environ 93 000 $ en devises de 2024.
Et oui, ami(e) lectrice ou lecteur, chaque béluga abattu coûte plutôt cher, d’autant plus que la grande majorité des cétacés abattus ne l’est apparemment pas à partir de chaloupes ou par les bombes artisanales larguées par l’hydravion de Laurentian Air Express. Cela dit, de nombreux pêcheurs de la Côte-Nord reçoivent une somme d’argent qui aident leurs familles à mieux passer l’hiver 1929-30.
Vu les résultats obtenus par Lizotte, le nouveau président d’une conserverie, Le Poisson de Gaspé Limitée de… Mont-Louis, Québec, et professeur à l’École d’agriculture de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, à… Sainte-Anne-de-la-Pocatière, Québec, l’agronome et expert en pêcheries québécois Louis Bérubé, croit que la chasse aux bélugas pourrait donner naissance à une industrie importante. Le bombardement aérien et la chasse à partir de chaloupes ne sont pas des solutions à long terme aux déprédations de ces cétacés.
Fin mars 1930, tant Cuisinier que Laurentian Air Express se voient dans l’obligation de déclarer faillite. Si les causes de leurs problèmes financiers sont malheureusement inconnues, des revenus insuffisants peut-être, l’achat du susmentionné C.19 n’a probablement pas aidé. Ce qu’il advient de cet aéronef est par ailleurs tout aussi inconnu, ce qui est bien dommage.
Ceci étant dit (tapé?), en mai 1932, le quotidien La Presse de Montréal décrit Cuisinier comme étant « le propriétaire du premier autogyre au Dominion, » ce qui pourrait peut-être laisser entendre que cet aéronef existe encore à cette époque. Je sais, je sais, je me raccroche à n’importe quoi.
Une brève digression un tant soit peu troublante si vous me le permettez. Vers la mi-mars 1930, le quotidien Le Devoir de Montréal souligne la présence d’un « ’goglu’ aviateur, célèbre par sa chasse aux marsouins [sic]… » lors d’une bruyante réunion de membres de l’Ordre patriotique des goglus, dans la bonne ville de Québec. On est en droit de se demander si l’individu en question peut, je répète peut, être Cuisinier.
En quoi sa présence lors de la dite réunion est-elle un tant soit peu troublante, demandez-vous, ami(e) lectrice ou lecteur? Une bonne question. Voyez-vous, l’Ordre patriotique des goglus est un mouvement nationaliste canadien-français de droite, pour ne pas dire d’extrême droite, fondé en 1929 par le journaliste québécois Adrien Arcand. Arcand et son bras droit, l’administrateur d’imprimerie québécois Joseph Ménard, créent par la suite une série de journaux et partis politiques qui deviennent carrément antisémites et nationaux-socialistes au cours des années 1930, mais revenons aux bélugas.
Lors d’un débat à l’Assemblée législative de la province de Québec, le susmentionné Blain demande au tout aussi susmentionné Laferté s’il avait consulté des experts avant de lancer sa campagne de chasse et de bombardement. Le ministre répond qu’il avait agi en réponse aux demandes des pêcheurs et de toutes les personnes s’intéressant aux pêcheries. La campagne de 1929 avait fourni du travail aux pêcheurs et mis des bélugas en fuite.
Derrière les portes closes du ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, Laferté et ses hauts fonctionnaires savent fort bien que, même si plusieurs leçons peuvent être tirées des divers aspects de la campagne de 1929, les résultats obtenus ne sont pas exactement spectaculaires. De fait, il faut mettre au point un nouveau plan d’action.
Laferté décide en fin de compte de ne pas reprendre la campagne de bombardement des bélugas en 1930. Le peu de succès de la campagne de 1929 y est évidemment pour quelque chose. Remarquez, le krach boursier d’octobre 1929, coup d’envoi de la Grande Dépression, sans parler de la faillite de Laurentian Air Express, peuvent avoir contribué à la décision du ministre.
À toutes fins utiles, Laferté reconnaît publiquement le peu de succès de la campagne de bombardement lors d’une réunion conjointe des Canadian Fisheries Association et American Fisheries Society, à Montréal, en septembre 1930. La dite campagne n’a en effet donné que « certains résultats. »
Croiriez-vous que, au plus tard en mai 1930, un auteur québécois fort peu connu et inspecteur du district postal de la ville de Québec, Joseph Lallier, fait paraître un roman bien oublié intitulé Angéline Guillou dont la jeune et charmante héroïne éponyme, native de la Côte-Nord, fait brûler d’amour, un amour chaste évidemment, nous sommes après tout au Québec, un jeune et brave pilote, Jacques Vigneault, venu sur la Côte-Nord pour chasser les bélugas?
À un certain moment, Vigneault disparaît sans laisser de trace. Désespérée, Guillou tombe gravement malade. Une fois rétablie, elle se fait religieuse et fonde une petite congrégation.
Le temps passe. Un beau jour, un homme se pointe à la porte de l’hospice que dirige Guillou ou, plus exactement, Mère Saint-Vincent de Paul. Il s’agit évidemment de Vigneault. Celui-ci raconte à son grand amour comment il est tombé entre les mains d’une tribu autochtone qu’il évangélise au fil des mois, avant de prendre la poudre d’escampette.
Réalisant fort bien la force de la foi de Mère Saint-Vincent de Paul, sans parler de la sienne, Vigneault quitte l’hospice le cœur gros. Il se ferait bientôt missionnaire afin d’évangéliser des peuples autochtones. Je sais, je sais, en matière de fin, celle-ci est vraiment nulle.
Cette fin tire-larmes lyrico-romantique est toutefois typique de la pensée clérico-nationaliste des élites laïque et religieuse hyper-conservatrices présentes dans le Québec de l’époque pour qui l’agriculture, la famille, la langue française et la religion catholique, apostolique et romaine constituent les fondements de la société francophone québécoise, une société qu’elles veulent garder isolée des changements qui se produisent au-delà de ses frontières.
Et qu’en est-il des pêcheurs de la Côte-Nord, demandez-vous, ami(e) lectrice ou lecteur un tant soit peu préoccupé(e)? Aux dires du surintendant des pêcheries maritimes, le susmentionné Gibaut, qui revient à Québec, oui, la ville, vers la mi-juin 1930 d’un long séjour dans la région, les bancs de bélugas sont moins nombreux, pour une raison ou une autre, et les prises de saumons et morues sont plutôt bonnes, ne serait-ce qu’à certains endroits. Approché de nouveau en octobre, Gibaut affirme que les prises de morue pour l’année 1930 n’ont pas été bonnes à plus d’un endroit. Le saumon, quant à lui, a été abondant un peu partout.
Avec votre permission, ami(e) lectrice ou lecteur dont la patience est admirable, votre humble serviteur va clore la 4ème partie de cet article.
Il va sans dire que les déboires des pêcheurs de la Côte-Nord se poursuivent en 1931, tout comme la chasse aux bélugas d’ailleurs. Pourtant, en mars 1931, alors que la Grande Dépression commence à frapper plus fort, le gouvernement du Québec réduit sa récompense de 50 $ par animal tué à un 15 $ plutôt moins intéressant, des sommes qui correspondent à environ 1 000 $ et 300 $ en devises de 2024. Comme vous l’avez peut-être deviné, cette mesure se révèle plutôt impopulaire.
De fait, début juillet, en réponse, affirme-t-il, à une requête d’un député gouvernemental, Joseph Arthur Bergeron, médecin-chirurgien à Saint-Jérôme-de-Matane, Québec, et maire de l’endroit, le susmentionné Laferté annonce qu’il va offrir de nouveau une récompense de 50 $ pour chaque béluga tué, ce qui n’est pas de la petite monnaie.
La volte-face de Laferté offre une ouverture à un hebdomadaire publié à Montréal qui n’est pas un ami du gouvernement provincial. Peu avant la mi-juillet 1931, peu de temps avant la publication des brefs et la tenue d’une élection au Québec, en août, Le Petit Journal publie un assez long article intitulé « Chassons tous le marsouin [sic], et faisons fortune! » Aussi fort qu’il essaye au cours des jours qui suivent, ce journal ne parvient à influencer suffisamment d’électeurs. Le susmentionné Taschereau est réélu.
En 1932, la Grande Dépression cognant de plus en plus fort, Laferté réduit la récompense à 15 $, une somme qui correspond environ 325 $ en devises de 2024.
En février 1932, le susmentionné Rochette déclare que « il dépendrait du Gouvernement Fédéral d’entreprendre une campagne pour nous débarrasser des marsouins [sic] comme de toutes les autres choses nuisibles aux pêcheries Maritimes en général. » Aux dires de ce député gouvernemental à l’Assemblée législative de la province de Québec, depuis qu’il a transféré au gouvernement du Québec le contrôle des pêcheries dans ses eaux, exception faite de celles des Îles-de-la Madeleine, en février 1922, le gouvernement fédéral a pour ainsi dire laissé son vis-à-vis provincial à ses propres ressources, qui sont plutôt limitées. Cet appel demeure sans réponse.
Quoi qu’il en soit, quelques milliers de bélugas sont tués dans les eaux du fleuve Saint-Laurent pendant les années 1930. En d’autres mots, un pourcentage important de la population totale. En 1935, la valeur des divers produits dérivés des bélugas tués au cours de cette année s’élève à 12 565 $, somme qui correspond à un peu plus de 280 000 $ en devises de 2024.
En 1938, le ministère des Mines, de la Chasse et des Pêcheries du Québec subventionne une enquête de nature scientifique sur les mammifères marins vivant dans l’estuaire et le golfe du fleuve Saint-Laurent. Cette enquête a pour principal but de déterminer l’impact du béluga sur la pêche commerciale. Le zoologiste ukraino-canadien Vadim Dmitrij Vladykov, alors adjoint aux recherches ichtyologiques à l’Institut de Zoologie de l’Université de Montréal, à… Montréal, se voit chargé de réaliser ces recherches.
Dès 1940, les dites recherches semblent indiquer que la morue n’est pas la principale source de subsistance des bélugas du fleuve Saint-Laurent. Le saumon l’est encore moins. Ceci étant dit (tapé?), il y a fort à parier que la Seconde Guerre mondiale ralentit considérablement les recherches de Vladykov.
En 1946, Vladykov et son équipe concluent, dans le volume 4 (Nourriture du marsouin blanc (Delphinapterus leucas) du fleuve et du golfe Saint-Laurent) de leur rapport intitulé Études sur les mammifères aquatiques, que la voracité légendaire du béluga est un mythe. Ce cétacé n’a jamais été une menace pour la pêche à la morue ou au saumon.
S’il est vrai que le gouvernement fédéral interdit la chasse aux bélugas à des fins sportives en mars 1973, la chasse aux bélugas dans le fleuve Saint-Laurent n’est apparemment pas complètement interdite avant 1979. Le nombre total d’animaux ayant survécu aux chasses est alors plus ou moins inconnu.
Aux dires des chercheurs, il y avait entre 1 530 et 2 180 bélugas dans les eaux du fleuve Saint-Laurent en 2022 – une fraction de leur population un siècle auparavant. Bon nombre de ces bélugas souffrent malheureusement de sérieux problèmes de santé occasionnés par l’accumulations dans leur organisme de produits chimiques toxiques créés par notre espèce, des produits toxiques accumulés tout au long de leur vie, qui peut, dans de rares cas, peut durer jusqu’à 80, voire 90 ans.
L’auteur de ces lignes tient à remercier les personnes qui ont fourni des informations. Toute erreur contenue dans cet article est de ma faute, pas de la leur.
Et oui, la 4ème partie de cet article était excessivement longue. La présence d’un autogyre dans la bonne ville de Québec a été une surprise complète. On ne pouvait l’ignorer.