Une grande dame qui n’a jamais lâché la patate : Anne Marie Harmonia Hallé et la saga des croustilles Dulac
Un gros bonjour, ami(e) lectrice ou lecteur, et bienvenue au monde de la technologie et de la science, de l’espace et de l’aviation, et de l’alimentation et de l’agriculture – et des virgules de série / de Oxford / de Harvard. (Bonjour, EP!) C’est par le biais du troisième duo dynamique de la phrase avant la phrase précédente que votre humble serviteur espère titiller vos petites cellules grises en ce jour.
Aimez-vous les croustilles? Je dois avouer avoir un faible pour la malbouffe que constituent les croustilles, un aliment riche en calories, euh, en joules, avec peu de valeur nutritive.
Vous vous souviendrez bien sûr que l’unité du Système international d’unités, qui est l’itération moderne de ce qu’on appelle communément le système métrique, utilisée pour mesurer l’énergie est le joule, une unité nommée d’après le physicien et brasseur anglais James Prescott Joule, pas la calorie. Nous sommes déjà passé(e)s par là, vous savez. Gardez le rythme. Si votre humble serviteur peut paraphraser, hors contexte, la totalement possédée violoncelliste Dana Barrett dans le très populaire long métrage de comédie surnaturelle S.O.S fantômes de 1984 (!), il n’y a pas de calories, elles sont des joules. Désolé, désolé.
Joule est bien sûr mentionné dans des numéros de février et avril 2023 de notre indispensable blogue / bulletin / machin, mais revenons à nos croustilles.
La photographie offerte à vos yeux provient d’un hebdomadaire, Le Peuple, publié à Montmagny, Québec. On peut y voir une souriante Mme Élie Fortin de Montmagny acceptant la bicyclette gagnée par sa fille, Michèle Fortin, dans le cadre d’un concours organisé par Dulac Potato Chips Incorporated de Sainte-Marie / Sainte-Marie-de-Beauce, Québec. La personne qui lui remet la dite bicyclette est Fernand Labrecque. Ce gérant de district de Dulac Potato Chips se trouve du côté droit de la photographie. La personne qui se trouve du côté gauche de la photographie est un vendeur de la firme, Jean Claude Tremblay.
Votre humble serviteur reconnaît volontiers que la remise d’une bicyclette à Montmagny en mai 1963 ne constitue pas un événement aussi important que la chute d’une pomme prétendument observée en 1665 ou 1666 en Angleterre par le brillant, pompeux, querelleur et revanchard théologien / physicien / mathématicien / auteur / astronome / alchimiste anglais Isaac Newton, une chute qui va inspirer l’élaboration de la théorie de la gravité.
Si, si, vous avez bien lu, de la théorie de la gravité. En science, une théorie est un ensemble organisé de règles, principes, lois, hypothèses et connaissances visant à décrire et expliquer un ensemble de faits. Il suffit de songer à la théorie de la relativité ou à la théorie de l’évolution. La relativité est un fait indéniable de nature physique et l’évolution est un fait tout aussi indéniable de nature biologique, mais revenons à notre bicyclette montmagnienne.
Aussi banale que soit la remise de cette bécane, elle ouvre toutefois bien grande la porte à un regard, bien court il faut l’avouer, sur une pionnière d’un secteur de l’industrie agroalimentaire canadienne.
Notre histoire commence avec la naissance, en juillet 1899, à Lewiston, Maine, d’Anne Marie Harmonia Hallé. Fin décembre 1927, aux États-Unis, cette jeune femme convole en justes noces avec un Québécois, Joseph Éphrem Viateur Dulac. Elle déménage bientôt au Québec avec lui. Oui, la province, pas la ville.
Saviez-vous que le grand-père de l’époux de Hallé est l’arrière-grand-père de l’époux d’une sœur aînée de ma défunte mère? Notre est petit monde, n’est-ce pas, surtout au Québec? Ne l’oublions pas, pratiquement toutes et tous les Québécoises et Québécois francophones « de souche, » pour utiliser une expression un peu chargée, toutes et tous les 6.75 millions environ d’entre elles et eux, ont un ou plus d’un ancêtres communs. Comment pourrait-il en être autrement alors que la population de la Nouvelle-France en 1763, lorsque cette colonie française devient une possession britannique, tourne autour de 70 000 personnes? Salut, cousine et cousin!
Notre histoire se poursuit toutefois avec une bien triste nouvelle : le décès de Dulac, alors homme d’affaires (voyageur de commerce?), en décembre 1943, à l’âge de 43 ans. Son épouse se retrouve cheffe de famille avec 4 fils mineurs sous sa garde. Elle a 44 ans et n’a jamais travaillé hors du foyer familial. Dulac, le nom que j’utiliserai à partir de maintenant pour l’identifier si vous n’y voyez pas d’inconvénient, se voit dans l’obligation de trouver rapidement des sources de revenus.
Aux dires de la tradition familiale, le destin de la famille Dulac change suite à une des visites estivales de Rosaire Hallé, un des frères de la veuve éplorée, et de sa famille. Au cours de cette visite, en 1947, je pense, Hallé se rend à Lévis, Québec, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, afin de prendre un des traversiers de Traverse de Lévis Limitée de Québec, Québec, qui traversent ce majestueux cours d’eau pour se rendre à Québec, oui, la ville, pas la province, sur la rive nord du dit cours d’eau. Au cours de ce bref voyage, Hallé achète un sac de croustilles qu’il remet à ses deux filles. Celles-ci constatent que ces croustilles ne sont pas du tout fraîches, ou mangeables.
La mise à la poubelle de ces croustilles tient au fait que ce produit n’est pas encore très populaire au Québec. Oui, la province – mais aussi la ville. Les petits sacs où elles se trouvent, des sacs en papier ciré semble-t-il, passent assez souvent plus qu’un peu de temps sur les tablettes. Remarquez, le papier ciré peut peut-être avoir laissé passer un peu d’humidité, ce qui a rendu les croustilles bien peu croustillantes. Surtout si vous les achetez sur un bateau.
Soit dit en passant, c’est à une femme d’affaires américaine, Laura Scudder, née Clough, fondatrice de Scudder Food Products Incorporated, que l’humanité doit l’idée d’utiliser des sacs en papier ciré pour préserver la fraîcheur des croustilles. Ce moment lumière lui vient vers 1926. Avant cette date, les croustilles étaient généralement entreposées dans des barils de craquelins ou vitrines en verre. Une ou un commis les remettait, euh, les vendait, aux clientes et clients dans des sacs en papier, et… Oui, les croustilles sont dans des sacs, pas les clientes ou clients.
Croiriez-vous que Scudder Food Products est le premier producteur de croustilles à inclure une date limite d’utilisation optimale sur ses emballages? Le slogan qui accompagne la dite date se lit comme suit en traduction : « Les pommes de terre frites de Laura Scudder, les croustilles les plus bruyantes du monde. »
Avant que je ne l’oublie, les premiers sacs de croustilles en cellophane font leur apparition, aux États-Unis, au plus tard en 1949, mais revenons à la visite du frère de Dulac à Sainte-Marie.
De retour dans ce village, les filles de Hallé ne tardent pas à taquiner leurs cousins en raison de la piètre qualité des croustilles québécoises. Amusé par ce qu’il entend et voit, Hallé se tourne vers sa sœur et lui demande pourquoi elle ne pourrait pas produire des croustilles de bonne qualité, comme celles qui se vendent dans leur état natal, le Maine.
L’histoire de dit pas si Dulac juge l’idée excellente ou farfelue. Cela étant dit (tapé?), elle décide de se lancer dans l’aventure. Une des fils de Dulac, le plus âgé selon toute vraisemblance, Cyrille Roland Dulac, se rend au Maine et passe quelques mois de la période hivernale de 1947-48 au sein du personnel d’un producteur de croustilles de cet état américain. De fait, il explique à ses supérieurs la raison de son séjour. Ceux-ci ne semblent pas s’en offusquer.
Alors que le dit fils fait ses classes, Dulac commande aux États-Unis l’équipement dont elle et sa famille auront besoin : une éplucheuse, un poêle et une trancheuse. Tout ce bardas est installé dans un hangar sur le terrain de la demeure familiale.
La production des croustilles Dulac commence en mai 1948. Tous les membres de la famille mettent la main à la pâte. Le prix de vente initial des sacs de croustilles, soit 10 cents, étant trop jugé trop élevé, Dulac doit le… trancher en deux. Les accords conclus avec des marchands de Sainte-Marie et Saint-Georges, une petite ville voisine, sont on ne peut plus clairs : tout sac non vendu après 2 semaines doit être racheté par Dulac, et ce afin d’assurer la fraîcheur du produit. Deux des frères livrent les sacs de croustilles faits et empaquetés à la main à l’aide de la vieille automobile familiale.
Dulac et ses fils peuvent, je répète peuvent, transformer de 275 à 340 kilogrammes (600 à 750 livres) de pommes de terre en croustilles par jour. Celles-ci sont empaquetées le lendemain et livrées le surlendemain. Les affaires sont à ce point bonnes que Dulac a les moyens d’acheter un petit camion vers 1949-50.
Un dur coup s’abat sur la famille Dulac en août 1948 : un des frères meurt. Viateur Clément Dulac n’a pas encore 16 ans.
Un point tournant dans l’histoire des croustilles Dulac tient à un accord conclu avec la susmentionnée Traverse de Lévis. La vente des dites croustilles sur les traversiers de cette firme les fait connaître tant à Lévis qu’à Québec.
La famille Dulac doit toutefois faire face à un problème de taille : les pommes de terre produites dans la province de Québec vers 1948 noircissent et / ou brûlent lorsqu’elles sont placées dans une friteuse, selon ce que j’ai lu. Les pommes de terre américaines sont bien beaucoup mieux adaptées à la production de croustilles.
Le hic, c’est que les exportations de pommes de terre canadiennes vers les États-Unis atteignent un niveau tel à l’automne 1948 que le gouvernement américain informe son vis-à-vis canadien qu’il va bloquer ces importations afin de prévenir une chute des prix des tubercules produits en sol américain. Ne souhaitant pas lancer un conflit agricole avec son puissant voisin, le gouvernement fédéral décrète un embargo sur les exportations de pommes de terre canadiennes qui entre en vigueur en décembre. Cet embargo est levé en juin 1949.
Cette situation un tant soit peu tendue peut avoir indirectement affecté pendant un certain temps l’approvisionnement en pommes de terre américaines de la friteuse de Dulac. Cela étant dit (tapé?), la petite firme grandit peu à peu. Un incendie détruit malheureusement les usine et entrepôt de la famille Dulac en mai 1953. Ces installations ne tardent pas à être reconstruites.
Connue sous le nom de Dulac Potato Chips Incorporated à partir de mars 1953, la firme peut, je répète peut, être connue sous le nom de Sainte-Marie Potato Chips Incorporated avant cette date.
Anne Marie Harmonia Dulac, née Hallé. Joseph Alphonse Fortin, éditeur. Biographies canadiennes-françaises. 18ème édition. (Montréal, 1960), 246.
Et non, votre humble serviteur doute fort que Joseph Alphonse Fortin, un avocat, publiciste et éditeur qui vit à Montréal, Québec, soit apparenté de près au susmentionné Élie Fortin de Montmagny.
Quoi qu’il en soit, Dulac Potato Chips poursuit sa croissance au fil des ans. Charles Maurice Dulac achète les pommes de terre. Gérard Cyrille Dulac supervise leur transformation en croustilles. Cyrille Roland Dulac, le vice-président de la firme, vend ces dernières. Leur mère assure la présidence de Dulac Potato Chips. Et oui, vous avez bien raison, ami(e) lectrice ou lecteur perspicace, Dulac compte parmi les rares femmes d’affaires d’importance au Québec au début de la période post-Seconde Guerre mondiale. De fait, elle est alors la seule présidente de firme de l’association nord-américaine des producteurs de croustilles, le National Potato Chips Institute.
Croiriez-vous que cet organisme américain, qui devient par la suite le Potato Chip Institute International, tient sa première réunion en sol canadien fin août, début septembre 1948? L’organisateur canadien de cette visite est Joseph Ena Houle, le propriétaire fondateur de Laviolette Potato Chips Incorporated de Trois-Rivières, Québec. Ce producteur de croustilles actif depuis 1929 est initialement connu sous le nom de Three Rivers Potato Chips Incorporated, je pense. Enfin, passons.
Dulac Potato Chips fait l’acquisition d’un concurrent de plus petite taille, en novembre 1961. Le frère de Dulac mentionné plus haut, Rosaire Hallé, assure dès lors la gérance de… Laviolette Potato Chips. Je ne plaisante pas. Cette dernière poursuit toutefois ses activités sans changement de nom.
Croiriez-vous que Houle peut, je répète peut, être originaire de Sherbrooke, Québec, la ville natale de votre humble serviteur? Le monde est petit, n’est-ce pas?
Avant que je ne l’oublie, vous aurez noté l’utilisation de noms anglais pour ces firmes fondées et dirigées par des Québécois francophones. L’utilisation d’un nom anglais peut, je répète peut, être vue comme étant un gage de qualité supérieure d’un produit, ce qui est un peu triste dans une province où la grande majorité de la population, soit environ 80 %, est francophone – et souvent unilingue.
En septembre 1963, Dulac Potato Chips change de nom pour devenir Dulac Incorporée. Il y a fort à parier que c’est à partir de ce moment, ou tout juste après, que le mot croustille fait son apparition sur les emballages de… croustilles, accompagné bien sûr par le terme anglais potato chips. L’apparition du mot croustille semble avoir un impact positif sur les ventes. Voyez-vous, en 1963, il ne se trouve que sur les sacs de croustilles Dulac.
Le changement de nom de la firme et l’utilisation du mot croustille sont lié(e)s aux brises nationalistes qui soufflent alors un peu partout au Québec suite à la dissolution de la chappe de plomb que représentait le gouvernement du parti politique fondé par Maurice Le Noblet Duplessis, une dissolution qui suit sa défaite lors des élections générales de juin 1960. Vous vous souviendrez bien sûr que cet homme de droite est souvent mentionné dans notre blogue / bulletin / machin, et ce depuis janvier 2018.
En 1968, Dulac peut compter sur une vingtaine d’entrepôts situés entre Chambly, Québec et Saint John’s, Terre-Neuve, et environ 125 camions qui circulent dans tout l’est du Canada – jusqu’à Ottawa, Ontario, en fait. Curieusement, les croustilles Dulac ne semblent pas être disponibles dans la métropole du Canada, Montréal. Sauriez-vous pourquoi, ami(e) lectrice ou lecteur aux connaissances incommensurables?
Bon an, mal an, Dulac transforme alors non moins de 17 000 tonnes métriques (environ 16 750 tonnes impériales / près de 19 000 tonnes américaines) de pommes de terre en croustilles. Une fraction fort importante de cet intense labeur s’effectue dans une usine ultramoderne inaugurée en novembre 1967 à Lauzon, Québec, non loin de Lévis. De fait, l’usine de Sainte-Marie ferme ses portes en octobre 1969. La petite usine de Trois-Rivières avait fermé les siennes en septembre 1965.
À la surprise de plusieurs, Frito-Lay of Canada Limited de Port Credit, Ontario, la filiale canadienne d’un géant américain de la croustille, Frito-Lay Incorporated, elle-même filiale d’un autre géant américain, Pepsi-Cola Company, acquiert Dulac au tout début de juin 1970. L’âge de la fondatrice, des demandes salariales et autres du syndicat des employé(e)s, sans parler du coût élevé des pommes de terre et de l’huile de cuisson expliquent cette décision.
Cela étant dit (tapé?), Cyrille Roland Dulac continue de gérer les ventes de la nouvelle filiale de Frito-Lay of Canada. Sa mère, quant à elle, participe de temps à autres à des campagnes de relations publiques, et ce jusque vers 1973.
Anne Marie Harmonia Dulac rend l’âme en août 1991, à l’âge de 92 ans.
La vente de sacs de croustilles Dulac se poursuit au moins jusqu’en 1995.
Curieusement, j’ai un petit creux. Voulez-vous partager un sac orange et blanc de croustilles Honeydukes à la chimère rôtie? J’ai entendu dire qu’elles sont pas mal populaires à l’École de magie et de sorcellerie de Poudlard.