Il était une fois un tracteur acrobate : La belle bien que partiellement militaire histoire du tracteur agricole Pavesi P4 et la carrière de Ugo Pavesi
Bonjour, ami(e) lectrice ou lecteur, bonjour.
C’est avec une certaine trépidation que votre humble serviteur aborde le sujet de cette semaine. J’éprouve en effet un certain inconfort à l’idée de parler d’un tracteur agricole conçu en Italie au cours des années pendant lequel le Partito nazionale fascista, une organisation peu ragoutante dirigée par Benito Amilcare Andrea Mussolini, une brute pompeuse et dictateur bouffon mentionné dans quelques numéros de notre blogue / bulletin / machin depuis août 2018, détient les rênes du pouvoir.
Cela étant dit (tapé?), j’ose espérer qu’il est possible d’examiner l’histoire du tracteur Pavesi P4 et ce malgré la monstruosité du régime politique qui voit à sa naissance. J’ose espérer que vous partagez ce point de vue.
Commençons donc par le commencement. Ugo Pavesi naît en juillet 1886, en Italie. L’enfance et l’adolescence de ce brillant jeune homme se déroulent dans un milieu culturellement élevé et financièrement sécure. Poussé par une passion débordante pour la mécanique, il s’inscrit en génie avec spécialisation en mécanique au Regio Politecnico di Torino. Pavesi obtient son diplôme en 1909.
Le premier emploi de Pavesi, chez Fabbrica Italiana Automobili Torino Società Anomima (FIAT) semble-t-il, une firme mentionnée à quelques reprises depuis mars 2019 dans notre blogue / bulletin / machin, est intéressant mais il ne tarde pas à le quitter. Ayant un esprit libre et quelques projets qu’il aimerait bien concrétiser, Pavesi en vient à la conclusion qu’il doit fonder sa propre firme.
Pavesi contacte diverses institutions financières qui refusent poliment de prêter les sommes nécessaires à cet illustre inconnu âgé d’environ 23 ans. Pavesi réalise qu’il a besoin d’un partenaire plus âgé dont le sérieux, le professionnalisme et les ressources financières viendraient à bout des hésitations des banquiers. Il trouve cette perle rare dans la personne de l’ingénieur Giulio Tolotti, qui devient son ami. Une banque consent à aider le duo dynamique. La Moto Aratrice Brevetti Ingegneri Pavesi & Tolotti Società Anónima voit le jour en 1910. Pavesi se réserve les postes de directeur général et concepteur.
La Moto Aratrice Brevetti Ingegneri Pavesi & Tolotti présente une charrue motorisée à 3 roues lors de la Esposizione internazionale dell’industria e del lavoro di Torino, tenue à Turin, Italie, entre avril et novembre 1911. Croiriez-vous que ce véhicule, que d’aucuns considèrent comme étant le premier tracteur agricole italien, remporte une médaille d’argent?
Vers la fin de 1913, La Moto Aratrice Brevetti Ingegneri Pavesi & Tolotti lance un nouveau tracteur, le America. Une fois modifié, ce véhicule devient un tracteur d’artillerie lourde utilisé par l’armée italienne, la Regio Esercito, pendant la Première Guerre mondiale. De fait, ce terrible conflit constitue un point tournant pour la jeune firme.
Alliée de l’Empire allemand et de l’Empire austro-hongrois depuis 1882, l’Italie se déclare neutre lorsque la Première Guerre mondiale éclate – au grand dam de ses alliés. L’Italie se montre toutefois favorable à l’idée de joindre l’une ou l’autre des alliances impliquées dans le conflit, à la condition que ses revendications politiques et territoriales soient satisfaites. L’Empire austro-hongrois ne souhaitant pas voir certains de ses territoires frontaliers absorbés par son « allié, » l’Italie se joint au conflit aux côtés du Royaume-Uni, de la France et de l’Empire russe en mai 1915, les gouvernements britannique et français acceptant volontiers de remettre à leur nouvel « allié » des territoires qui ne leur appartiennent pas, une fois la guerre terminée bien sûr.
Il va de soi que les termes de ces tractations somme toute peu ragoutantes, des tractations détaillées dans le traité de Londres, doivent demeurer secrets, tout comme le traité d’ailleurs.
Oserais-je paraphraser mon père à ce moment? Que pensez-vous du commentaire suivant? Si vous mettez une mouffette dans un grand sac avec quelques politiciens, cette pauvre bête sortirait en premier parce que la puanteur est par trop insupportable. Trop controversé, vous dites? Fort bien. Je ne paraphraserai donc pas mon père dans ce texte.
Une brève, enfin, une assez brève digression si je peux me le permettre. Au risque de simplifier exagérément les choses, l’Empire russe cède la place à la Rossiïskaïa Sovietskaïa Respoublika en 1917, suite à de la Révolution d’octobre. Le nouveau gouvernement instauré par la force par le Rossiïskaïa Kommounistitcheskaïa Partiia (bol’chevikov) (RKPb) trouve alors divers traités secrets signés depuis le début de la Première Guerre mondiale, dont le traité de Londres. Espérant peut-être enflammer le sentiment anti-guerre et propager la révolution communiste au sein des pays alliés (Royaume-Uni, Italie, France, États-Unis, Canada, etc.), le RKPb publie ces traités dans ses quotidiens, Izvestia et Pravda, et ce à partir de novembre 1917.
Comme vous vous en doutez bien, la nouvelle parvient aux oreilles de quotidiens américains, britanniques, canadiens, etc. qui la publient. En public, les gouvernements britanniques et français affirment que les traités en question sont des faux. En privé, ils sont furieux de voir leurs tractations somme toute peu ragoutantes dévoilées au grand jour.
Les actions du RKPb contribuent à bétonner, désolé, cimenter l’impression des gouvernements français, canadien, britanniques, américains, etc. que le dit parti est à la solde de l’Empire allemand. Le traité de paix signé par les gouvernements bolchevique et allemand en mars 1918 n’améliore pas les choses. Des troupes alliées, y compris des groupes canadiennes, participent ainsi à la terrible guerre civile russe entre 1918 et 1920, du côté des forces antibolcheviques évidemment. Cela étant dit (tapé?), le RKPb finit par l’emporter. Ses chefs ne sont pas près d’oublier l’hostilité manifeste des pays occidentaux, mais revenons à notre histoire.
La Moto Aratrice Brevetti Ingegneri Pavesi & Tolotti remplit de nombreuses commandes de la Regio Esercito au cours de la Première Guerre mondiale. Pavesi fait preuve d’un grand professionnalisme et évite toute compromission ou favoritisme – une rectitude notée dans une lettre de recommandation signée par le chef d’état-major de la Regio Esercito, le général de division Armando Diaz, une fois le conflit terminé.
Compte tenu de la victoire prévisible de l’Italie et de ses alliés, Pavesi conçoit un tracteur agricole quasi révolutionnaire en 1918. En effet, il n’est sans connaître les difficultés rencontrées par les fermiers italiens pour labourer leurs champs par temps humide. Ni les bœufs, ni les encore bien rares tracteurs agricoles ne s’avèrent efficaces en terrain boueux.
Le concept même du tracteur P4, soit 2 grandes roues avant métalliques motrices et directrices et 2 grandes roues arrière métalliques motrices et directrices, toutes de la même taille, avec un système d’articulation entre ces 2 sections, en fait un véhicule particulièrement agile. Le P4 est en fait le premier tracteur italien à 4 roues motrices – et un des premiers au monde. Il s’agit également du premier tracteur articulé italien – et un des premiers au monde.
Des essais effectués non loin de Rome au cours de l’été 1918 font sensation. Le P4 évolue en effet de manière excellente en terrain accidenté et offre une bonne adhérence même sur sol boueux.
Les qualités évidentes du P4 suscitent l’intérêt d’un géant industriel italien, Giovanni Ansaldo & Compagni Società in accomandita semplice, dont la filiale, Società Agricola Italiana, est alors fort active. Un projet d’acquisition de La Moto Aratrice Brevetti Ingegneri Pavesi & Tolotti tourne toutefois court.
En effet, l’Italie vit alors des heures bien difficiles. Cette période d’instabilité politique et de chômage élevé entre 1919 et 1921, connue sous le nom de Biennio Rosso, ou deux années rouges, donne lieu à des manifestations d’ouvriers et grèves de masse plus ou moins violentes. Elle ouvre aussi la porte au coup d’état d’octobre 1922 qui met au pouvoir Mussolini et le Partito nazionale fascista.
Au bout de son rouleau, Tolotti vend ses actions vers 1921. Maintenant seul, Pavesi réorganise de La Moto Aratrice Brevetti Ingegneri Pavesi & Tolotti qui devient alors La Motomeccanica Brevetti Ingegnere Pavesi Società Anónima.
Le P4 se distingue dans diverses démonstrations et compétitions qui ont lieu en Italie au cours des années 1920. Des membres de la famille royale, la maison Savoia, voire Mussolini lui-même, assistent souvent à ces événements. Le dictateur se place apparemment au volant d’un P4 à au moins une reprise, histoire de satisfaire les photographes et caméramans – et sa vanité personnelle. Si Pavesi compte parmi ls multitude de connaissances du « Duce, » ses relations avec lui et le Partito nazionale fascista semblent purement formelles. Il n’est apparemment ni partisan, ni détracteur du régime mussolinien.
S’il est vrai que l’agilité du P4 dépasse celle de tout autre tracteur utilisé en Italie, le fait est qu’il s’agit d’un véhicule coûteux à l’achat et complexe à l’entretien. En 1929, par exemple, un P4 coûte à peu de choses près 45 000 lires, comparé à environ 27 000 lires pour un tracteur plus conventionnel. Le P4 ne rencontre par conséquent pas un grand succès auprès des petits et moyens exploitants.
Cela étant dit (tapé?), l’excellence même du P4 fait en sorte qu’il demeure en production jusqu’en 1942. Mieux encore, il est produit sous licence dans 2 pays européens ou plus, et ce tant en versions civiles que militaires. Il va sans dire que des P4 sont exportés dans quelques / plusieurs pays d’Europe et, possiblement / probablement, quelques territoires coloniaux d’Afrique.
Et oui, vous l’aurez deviné, le succès qui manque au P4 dans le domaine de l’agriculture lui vient dans le domaine militaire. Une version modifiée de ce véhicule remporte en effet une compétition visant à trouver un tracteur d’artillerie lourde organisée en 1923 par le Ministero della Guerra. Si La Motomeccanica Brevetti Ingegnere Pavesi fabrique un petit nombre de Trattore pesante campale Modello 25, elle ne dispose toutefois pas des ressources lui permettant de fabriquer les 1 000 nouveaux tracteurs d’artillerie lourde améliorés, désignés Modello 26, que la Regio Esercito souhaite obtenir dans les délais demandés, soit 4 ans.
FIAT acquiert alors la licence de production du Modello 26. Une filiale de cet important fabricant d’automobiles italien, Società Piemontese Automobili, fabrique une partie, voire peut-être même la totalité de ces véhicules, à partir de 1928. Il en va de même pour de nombreux Modello 30 améliorés, fabriqués jusque vers 1938. Ces tracteurs d’artillerie lourde jouent un rôle fondamental dans la motorisation de la Regio Esercito au cours des années 1920 et 1930.
Il est à noter que FIAT s’engage à ne pas vendre de versions civiles des Modello 26 ou 30.
Souhaitez-vous connaître les noms de quelques firmes étrangères qui fabriquent des P4 sous licence? Et oui, c’était là une question purement rhétorique. Vous allez y goûter que vous le vouliez ou non. Armstrong Siddeley Motors Limited, une filiale du géant industriel britannique Vickers-Armstrongs Limited, et Weiss Manfréd Acél- és Fémművek, la plus importante usine métallurgique de Hongrie, comptent parmi ces firmes étrangères. Votre humble serviteur ignore si cette liste comprend d’autres noms. Et oui, la Société auxiliaire agricole en fait peut-être partie. Cette firme française dont une publicité illustre notre propos d’aujourd’hui commercialise le P4 sous le nom de Agrophile-Pavesi.
Avant que je ne l’oublie, les forces armées de quelques pays européens, dont la Bulgarie, la Finlande, la Grèce, la Hongrie et la Suède, font appel à une version ou une autre du tracteur d’artillerie lourde de Pavesi, et ce pendant de nombreuses années.
Au plus tard en 1928, La Motomeccanica Brevetti Ingegnere Pavesi entreprend la conception d’un tracteur agricole qui doit succéder au P4. Le Pavesi Balilla arrive sur le marché vers 1929-30. La firme lance par ailleurs un tracteur à chenilles, baptisé lui aussi Pavesi Balilla, en 1933. Ces véhicules demeurent en production jusque vers 1951-52.
Le terme Balilla est bien connu en Italie au moment où s’achèvent les années 1920.
Au cours de la guerre dite de Succession d’Autriche (1740-48), les troupes de l’alliance dirigée par Autriche envahissent la Repúbrica de Zêna, alliée à l’alliance qui lui fait face, et occupent la ville même de Gênes. Les Génoises et Génois souffrent beaucoup durant cette occupation. En décembre 1746, la population se soulève. Le légende veut que l’élément déclencheur de l’insurrection soit une pierre lancée par un garçon de 11 ans, Giovanni Battista Perasso dit-on, surnommé Balilla dit-on. L’envahisseur honni est chassé en quelques jours. Le jeune garçon devient à toute fin utile un héros national suite à la création de l’Italie en tant que pays en mars 1861.
Le Partito nazionale fascista tire profit de la célébrité du personnage lorsqu’il crée une organisation de jeunesse, la Opera nazionale Balilla per l’assistenza e per l’educazione fisica e morale della gioventù (ONB), en avril 1926, pour inculquer une éducation / formation culturelle, militaire, physique, professionnelle, spirituelle, sportive, technique, etc. appropriée aux jeunes Italiens et Italiennes âgé(e)s de 6 à 18 ans. Si l’inscription n’est pas obligatoire avant 1937, date de la disparition de l’ONB au profit d’une nouvelle organisation de jeunesse, la Gioventù italiana del littorio, la non-participation n’est pas particulièrement bien vue par le Partito nazionale fascista, mais revenons à notre histoire.
En 1933, les crises économique et bancaire qui secouent l’Italie, et une bonne partie du monde, amènent La Motomeccanica Brevetti Ingegnere Pavesi dans les bras du Istituto per la Ricostruzione Industriale (IRI), le principal entrepreneur et banquier de l’Italie fasciste. Cet organisme d’état renforce la production et organise les ventes. La Motomeccanica Brevetti Ingegnere Pavesi devient ainsi le troisième plus important fabricant de tracteurs italien.
Pavesi meurt subitement, en juillet 1935, tout juste 4 jours avant son 49ème anniversaire, mais sa firme lui survit. De fait, elle survit aussi à la Seconde Guerre mondiale.
Le nombre élevé de modèles de tracteurs produits une fois la paix revenu s’avère toutefois un boulet jugé bien lourd et encombrant par le IRI. Celui-ci refuse par conséquent d’investir davantage d’argent dans la firme, dont le nom peut avoir changé au fil des ans. En conséquence, la production de tracteurs prend fin au cours de la première moitié des années 1960. La noble marque Motomeccanica disparaît alors pour toujours.
Et c’est à mon tour de disparaître… jusqu’à la semaine prochaine. Ciao.
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