De leurs ailes, ils forgeront des socs de charrue; ou, Un bref regard sur la société d’état roumaine Uzina Tractorul Braşov
Salut ce mai faci? Personnellement, je vais bien – compte tenu des circonstances. Comme vous l’aurez sans doute deviné, linguiste expert(e) que vous êtes, ami(e) lectrice ou lecteur, le sujet de l’article de notre blogue / bulletin / machin est de nature à la fois agricole et roumaine. Croiriez-vous par ailleurs que cette petite nature est également aéronautique? Si, si, elle l’est. Permettez-moi d’expliquer de quoi il retourne.
Industria Aeronautică Română Societate pe acţiuni (IAR) voit le jour en 1925. Cet avionneur et motoriste d’aviation appartient alors au gouvernement roumain, à la firme roumaine Uzina de Vagoane Astra Arad et aux firmes aéronautiques françaises Blériot-Aéronautique Société anonyme et Société Lorraine-Dietrich & Compagnie. Au fil des ans, IAR produit plusieurs types d’aéronefs de conception étrangère et locale. Elle produit par ailleurs des moteurs de conception étrangère et des versions locales des dits moteurs.
En 1938, le gouvernement roumain se porte acquéreur des actions détenues par les actionnaires étrangers (de même que celles détenues par Astra Arad?), transformant ainsi IAR en société d’état. Croiriez-vous que le site occupé par IAR compte parmi les plus imposants sites aéronautiques d’Europe?
En juin 1941, le gouvernement d’extrême droite de la Roumanie choisit de combattre aux côtés de l’Allemagne national-socialiste, contre l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). En août 1944, réalisant que la partie est perdue, le roi Mihai, de la maison Hohenzollern-Sigmaringen, fait arrêter le chef du dit gouvernement et déclare la guerre à son allié allemand. L’URSS ne faisant guère confiance à ce nouvel allié, l’Armée rouge des travailleurs et des paysans, ou Raboche Krestyanskaya Krasnaya Armiya (RKKA), prend peu à peu le contrôle de la Roumanie partir de la fin de l’hiver 1944-45.
Déjà fortement affectée par des raids de bombardement anglo-américains au printemps 1944, IAR doit cesser de produire des avions de chasse Messerschmitt Bf / Me 109, ainsi que leurs moteurs, destinés à la Aeronautica Regalǎ Românǎ, tout le bazar étant confisqué par l’URSS. La firme doit par ailleurs accepter de réparer des véhicules de la RKKA.
Et oui, l’exceptionnelle collection du Musée de l’aviation et de l’espace du Canada comprend un Bf / Me 109.
À cours de ressources et d’options, IAR doit réorienter ses activités vers la production de tracteurs, plus précisément le R40, un véhicule apparemment conçu vers la fin des années 1930 par l’importante firme allemand Hannoversche Maschinenbau Aktiengesellschaft. Un contrat signé en octobre 1945 concrétise cette réorientation. Le premier IAR 22, la désignation du tracteur fabriqué en Roumanie, sort des ateliers en décembre 1946.
Il est à noter que, à cette époque, il n’y a pour ainsi dire aucun tracteur en Roumanie, un pays où l’agriculture tient pourtant, et tient toujours, une place prépondérante.
Soit dit en passant, l’URSS orchestre un coup d’état en mars 1945 qui voit la mise en place d’un gouvernement de coalition prosoviétique. Les élections truquées de novembre 1946 accordent une majorité des sièges dans la Adunarea deputaţilor, la chambre basse du parlement roumain, à la dite coalition. Une république populaire voit le jour en décembre 1947. Le Partidul Comunist Român (PCR), rebaptisé Partidul Muncitoresc Român (PMR) en 1948, est désormais seul maître à bord, sous la gouverne du grand frère soviétique bien sûr.
En 1947, IAR devient Întreprinderea Metalurgiča de Stat Braşov. En août 1948, cette société métallurgique d’état devient Uzina Tractorul Braşov (UTB).
Un autre nom semble être associé à la firme vers la fin de 1948, soit Societatea sovieto-românǎ pentru fabricarea şi desfacerea tractoarelor, mais votre humble serviteur ne comprend pas très bien les liens entre cette société d’état pour la fabrication et la vente de tracteurs et UTB.
Quoiqu’il en soit, UTB poursuit son petit bonhomme de chemin. Entre 1950 et 1960, la ville de Braşov étant connue sous le nom de Oraşul Stalin, d’après Josif Vissarionovitch
« Koba » Staline, né Ioseb Jughashvili, le monstre qui dirige l’URSS de 1927-29 à 1953, la firme devient (officiellement?) Uzina Tractorul Oraşul Stalin (UTOS).
Au cours des années 1950, OTB / UTOS produit un certain nombre de tracteurs à chenilles KD-35, un des grands classiques soviétiques, conçu par Lipetskiy Traktornyy Zavod. La firme conçoit par ailleurs un certain nombre de tracteurs à roues au cours des années 1950, bien sûr.
Le milieu des années 1960 voit de profonds changements, et ce tant pour UTB que pour la Roumanie. En 1963, UTB acquiert les droits de production d’au moins un tracteur conçu par Fabbrica Italiana Automobili Torino Società Anónima, un géant de l’automobile italien / européen mentionné à quelques / plusieurs reprises dans notre blogue / bulletin / machin, et ce depuis mars 2019.
En mars 1965, par ailleurs, Nicolae Ceauşescu devient secrétaire général du PMR, qu’il re-rebaptise rapidement PCR. Le nouveau maître de la Roumanie, rebaptisée république socialiste en 1965, se donne pour objectifs de réduire l’influence et la présence de l’URSS en Roumanie et augmenter l’importance de l’industrie manufacturière nationale.
UTB profite de ce changement d’orientation. Elle voit sa capacité de production augmenter, par exemple. Les principaux chevaux de bataille de la firme à partir du milieu des années 1960 sont les U650 et U445. Le premier semble présent dans pour ainsi dire toutes les fermes collectives / d’état de Roumanie. Le second, plus petit, versatile, robuste et économique, est le grand favori des fermiers roumains. Un certain nombre d’entre eux semblent d’ailleurs encore rouler au cours des années 2000, voire 2010.
Répondant aux souhaits du gouvernement roumain, UTB exporte une bonne partie de sa production dans de plus en plus de pays, des pays aussi éloignés que l’Australie et le Canada, sous quelques noms, Universal étant celui utilisé au Canada.
Mieux encore, quelques firmes étrangères acquièrent les droits de production de divers types de tracteurs UTB. Il suffit de penser à
- Tractores y Maquinaria Sociedad de responsabilidad limitada, en Argentine,
- Hattat Traktör, une division de Hattat Holding Anonim şirketi, en Turquie, et
- Agripak, au Pakistan.
La présence de tracteurs roumains en Argentine peut surprendre compte tenu de l’anticommunisme virulent / meurtrier des élites civile, militaire et religieuse de ce pays.
Le Universal U530, présenté dans l’annonce publicitaire de 1981 au début de cet article, compte parmi les nombreux modèles de tracteurs exportés de par le monde par UTB.
Soit dit en passant, Équipements Ascot Incorporée de Saint-Élie-d’Orford, une municipalité située non loin de Sherbrooke, Québec, la firme qui représente les intérêts de UTB au Québec, compte une trentaine de concessionnaires accrédités en 1981.
Cela étant dit (tapé?), c’est sous le nom de Ascot Equipment Incorporated de Ascot Corner, une municipalité située non loin de Sherbrooke, que cette firme voit le jour, en juin 1960. Un de ses fondateurs est un homme d’affaires en devenir qui vient tout juste d’avoir 30 ans, Louida Payeur.
Vendeur de machinerie agricole à Ascot Corner depuis 1952, Payeur par ailleurs fonde Louida Payeur Incorporée de Sherbrooke, une firme de vente et services de machinerie agricole, en juin 1961.
Équipements Ascot et UTB paraphent un contrat à long terme (10 ans?) au début de 1976. Le dit contrat concerne l’assemblage et la distribution des tracteurs de UTB dans 6 provinces canadiennes : Île-du-Prince-Édouard, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Ontario, Québec et Terre-Neuve. Le dit assemblage doit se faire dans une usine flambant neuve. Équipements Ascot inaugure cette usine d’assemblage à Saint-Élie-d’Orford en décembre 1976.
Détail pour le moins intéressant, pas moins de 49 % des actions de la firme (et / ou de l’usine?) semblent alors appartenir à UTB.
Une équipe roumaine passe un certain temps à Ascot Corner afin de superviser l’assemblage des premiers tracteurs et de former le personnel des concessionnaires accrédités de Équipements Ascot.
Le pendant de la firme québécoise pour l’ouest du Canada a pour nom Terra Power Tractor (Canada) Limited de Saskatoon, Saskatchewan. Cette firme voit le jour en 1974. Détail pour le moins intéressant, pas moins de 100 % des actions de Terra Power Tractor (Canada) (et / ou de son usine d’assemblage?) semblent alors appartenir à UTB. La firme canadienne disparaît au plus tard à la fin de 1980.
Équipements Ascot se retrouve à toute fin utile en situation de faillite vers juin 1982, ce qui entraîne la fermeture de l’usine d’assemblage.
Curieusement, une corporation extra provinciale du nom de Équipements Ascot / Ascot Equipment semble être fondée en Nouvelle-Écosse en janvier 1982.
Quoiqu’il en soit, Payeur refuse de se laisser abattre. Il fonde Distributions Payeur Incorporée à Ascot Corner en 1983. Cette firme existe encore en 2021. Distributions Payeur possède alors 3 succursales, toutes 3 situées au Québec, à Drummondville, La Guadeloupe et Laurier-Station. Sa direction est assurée par un petit-fils du fondateur.
Au fil des ans, Équipements Ascot et Distributions Payeur représentent les intérêts d’importants fabricants de tracteurs étrangers en sol québécois, dont
- Kabushiki Kaisha Kubota, une firme japonaise, à partir de 1970,
- Daedong San-eob (ju), une firme sud-coréenne, à partir de 1983, et
- Xingtái shi di Tuōlājī Zhizào Yŏuxìan Gōngsī, une firme chinoise, à partir de 1990.
C’est avec tristesse que je dois noter que Payeur décède en février 2020, à l’âge de 89 ans, mais revenons à UTB.
Le gouvernement du PCR, toujours dirigé par Ceauşescu, devenant de plus en plus dictatorial et répressif à partir du début des années 1970, les conditions de vie du personnel de UTB se dégradent au fil des ans. En 1987, accablé de dettes, le gouvernement rationne les biens de consommation et les produits de nécessité. Poussés à bout par ce rationnement, et par d’importantes mises à pied et coupures salariales, plus de 20 000 employé(e)s de 3 importants employeurs de Braşov, UTB, Întreprinderea Autocamioane Braşov et Hidromecanica Braşov, un fabricant de camions et une fabricant de pièces d’automobiles, descendent dans la rue en novembre. La protestation tourne à l’émeute.
Craignant de mettre le feu aux poudres ailleurs dans le pays, le gouvernement réagit avec une certaine prudence. Environ 300 personnes sont arrêtées mais les peines infligées ne dépassent apparemment pas 2 ans. La population de Braşov se retrouve toutefois sous étroite surveillance.
La révolte de Braşov, la plus importante manifestation antigouvernementale roumaine depuis bien longtemps, joue un rôle de catalyseur non négligeable dans le coup d’état fort complexe de décembre 1989 qui met fin à la dictature du PCR. Ceauşescu et la vice première ministre, son épouse, Elena Ceauşescu, née Leneţa Petrescu, sont fusillé(e)s – un cas unique dans la chute des régimes communistes d’Europe de l’Est entre 1989 et 1991.
Les années qui suivent sont fort difficiles pour la Roumanie – et le personnel de UTB. Leur nombre passe d’environ 26 000 en 1989 à environ 1 700 en 2007, par exemple.
En 1999-2000, la firme est scindée en 6 unités qui sont par la suite privatisées. Les circonstances qui entourent certaines transactions, de même que l’identité de certains acheteurs, soulèvent une certaine controverse. Cela étant dit (tapé?), une firme du nom de Tractorul UTB Societate pe acţiuni semble exister à cette époque. Votre humble serviteur se demande si cette firme n’est pas celle qui détient les droits de production des divers types de tracteurs fabriqués auparavant par UTB.
Il est à noter que, entre 1946 et 1999, UTB livre environ 1.32 million de tracteurs, dont 760 000 environ livrés à des utilisateurs vivant dans environ 115 pays, ce qui n’est pas rien.
Intriguées par le potentiel de l’usine et de son personnel, au moins une firme italienne et deux firmes indiennes songent à se porter acquéreur de l’usine de UTB, qui demeure alors la propriété du gouvernement roumain. Aucun de ces projets ne donne lieu à la signature d’un contrat.
Quoiqu’il en soit, la société immobilière roumaine Flavus Invest Societate cu răspundere limitată / Flavus Limited fait l’acquisition du site de l’usine de UTB en juillet 2007, à toute fin utile avec la promesse de poursuivre la production de tracteurs sur le site – une demande faite par le gouvernement roumain. Cela étant dit (tapé?), cette filiale / division du fonds d’investissement britannique Centerra Capital Partners Limited souhaite apparemment transformer le site en parc industriel avec centre d’achats et tours d’habitation.
Tractorul UTB fait faillite en 2007. L’année suivante, un homme d’affaires égyptien forme Societatea Comerciala Tractorul U650 Braşov Societate cu răspundere limitată avec la bénédiction de Flavus Invest. La firme a pour objectif de produire des tracteurs U650 pour le marché égyptien, en collaboration avec Roman Societate pe acţiuni, la firme connue autrefois sous le nom de Întreprinderea Autocamioane Braşov. La révolution du 25 janvier, en janvier 2011, en Égypte, interrompt les livraisons.
Tractorul U650 Braşov semble toutefois poursuivre ses activités, un peu de fabrication de tracteurs et beaucoup de fabrication de pièces, dans une autre ville roumaine.
Le site de l’usine de UTB étant inutilisé, Flavus Invest obtient, après bien des démarches et quelques poursuites entamées contre elle, la permission de réaliser son projet de parc industriel avec centre d’achats et tours d’habitation. Le site industriel de UTB, en bien mauvais état il faut l’avouer, est complètement rasé – un des nombreux sites industriels importants de par le monde à subir le même sort depuis quelques décennies, ce qui est bien dommage.
En 2017, Tractorul U650 Braşov, maintenant sous contrôle roumain, espère relancer la production de tracteurs dans la ville qui a donné naissance à UTB et IAR. Ce projet ne mène apparemment nulle part. Cela étant dit (tapé?), la firme semble être en affaires au début de 2021.
L’auteur de ces lignes souhaite remercier toutes les personnes qui ont fourni des informations. Toute erreur contenue dans cet article est de ma faute, pas de la leur.
La revedere, prieten cititor.