« La grenouille est-elle gibier ou poisson? Là est le chiendent. » Un bref coup d’œil sur l’histoire de la raniculture au Canada et au Québec, partie 3
Re-rebonjour, ami(e) lectrice ou lecteur.
C’est avec une humilité teintée d’effroi que votre humble serviteur doit admettre que je ne m’attendais pas à trouver une quantité d’informations me permettant de rédiger un article aussi long sur la raniculture.
Qu’il me soit permis de mentionner un exemple. Un arrêté en conseil entré en vigueur en Ontario en mai 1933 protège les grenouilles léopard, grenouilles-taureaux et grenouilles vertes contre toute forme de chasse au cours des mois de mai et juin. Seules des grenouilles provenant d’états américains ou provinces canadiennes autres que l’Ontario peuvent être vendues dans cette province au cours de ces deux mois.
Cette mesure laisse entendre que la chasse à la grenouille continue d’affecter passablement les populations ontariennes. On peut supposer qu’il en va de même au Québec, une province où la chasse ne semble être affectée par aucune restriction, et ce aussi bien avant qu’après 1933.
Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, votre humble serviteur va limiter cette troisième partie de notre article sur la raniculture à ce qui se passe après 1930 dans la seule province de Québec. Je ne souhaite pas particulièrement à être amener à rédiger une quatrième partie. Des objections? Merci.
La principale publication agricole québécoise, Le Bulletin des agriculteurs, semble assez surprise d’apprendre, en 1935, à quel point la production de viande de grenouille est développée en sol québécois. La valeur de la production annuelle, environ 22 650 kilogrammes (50 000 livres) en moyenne, atteint parfois 50 000 $, soit environ 1 000 000 $ en devises 2022. Le gros de cette production est toutefois exporté vers l’Ontario et les États-Unis. Une des personnes impliquées dans cette industrie est le susmentionné résident de Windsor connu sous le nom de Roi des grenouilles, qui donne souvent des commandes de 2 275 kilogrammes (5 000 livres) ou plus.
L’auteur d’un texte fort intéressant, publié dans un numéro de septembre 1937 de l’hebdomadaire Le Peuple de Montmagny, Québec, ne semble pas en savoir davantage sur ce qui se passe au Québec en matière de raniculture.
Son auteur, un publiciste et journaliste québécois pour le moins combattif, Gérard Brady, commente un ouvrage fort intéressant paru à Montréal en 1936, je pense, Osons! Notre émancipation économique et nationale l’exige de Joseph-Honorius Marcotte. Aux dires de ce dernier, un auteur / comptable / conférencier / homme d’affaires montréalais, le Québécois francophone typique manque d’initiative – « Un fait qui ouvre les yeux, » pour citer le titre de l’article de Brady. Il dort dans les bras d’une routine pourtant inconfortable. Le cultivateur et sa famille crèvent de faim alors que l’ouvrier et les siens tirent le diable par la queue.
Tous ces gens vivotent de peine et de misère, et ce sur un territoire débordant de ressources naturelles, à la fois réelles et potentielles.
Marcotte dénonce la quasi absence de troupeaux de moutons au Québec, un territoire où les lainages sont pourtant fort appréciés compte tenu du climat. Il dénonce par ailleurs l’absence de cuniculteurs en sol québécois, et… Soupir… Un cuniculteur / cuniculiculteur pratique l’élevage de lapins domestiques.
Brady semble ajouter au propos de Marcotte en signalant un autre type d’élevage, la raniculture. Force est d’admettre que Brady fait preuve d’un tantinet trop d’emballement à ce sujet. Si un couple de grenouilles-taureaux peut produire jusqu’à 10 000 œufs par an, affirme-t-il, le fait est que la grande majorité des têtards ne parvient pas à l’âge adulte. Si votre humble serviteur comprend bien les dires du propriétaire d’une grenouillère située près de Neenah, Wisconsin, vers 1890, un certain Louis G. Dubois peut-être, le nombre de grenouilles prêtes pour la vente descendantes d’un tel couple varie entre 125 et 210 par an, ce qui équivaut à un taux de mortalité allant de 98 à 99 %. Ayoye!
Si l’expression monde de requins est assez bien connue, l’expression monde de grenouilles serait peut-être plus appropriée. Je vous dis ça comme ça, moi.
Avant que je ne l’oublie, Dubois est l’un des 900 000 Québécois et Québécoises francophones qui émigrent aux États-Unis entre 1840 et 1930. De fait, il arrive à Neenah en 1871, alors qu’il a environ 19 ans.
Curieusement, l’importante migration dont Dubois fait partie ne semble pas tenir une très, très grande place dans la mémoire collective québécoise. Cela étant dit (tapé?), elle joue certainement un rôle crucial dans la création du Canada de 2022. Sans cette migration, il y aurait en effet de 4 à 5 millions de francophones de plus au Canada à cette date, ce qui ferait passer le nombre de francophones canadiennes et canadiens d’environ 7.3 millions à entre 11.3 et 12.3 millions environ, mais revenons à Brady.
À première vue, ce polémiste semble faire de nouveau preuve d’emballement lorsqu’il affirme qu’une douzaine de grenouilles-taureaux se vend entre 2 $ et 5 $ en 1937 – soit entre 39.60 $ et 99.00 $ en devises 2022. Aussi remarquable que cela puisse paraître, un tel prix n’est pas nécessairement farfelu, à condition que les conditions soient propices et que les batraciens soient de bonne taille.
Cela étant dit (tapé?), le prix au détail des cuisses de grenouilles ne semble pas être particulièrement élevé à cette époque. En effet, en novembre 1936, un marchand montréalais, A. Dionne Fils & Compagnie, vend ses cuisses de grenouilles… Euh, et pourquoi ne pas insérer une autre liste de prix?
Grenouille (cuisses)
environ 77 ¢ le kilogramme (35 ¢ la livre)
environ 15.30 $ le kilogramme (environ 6.95 $ la livre) en devises 2022
Crevettes (fraîches, vertes)
environ 77 ¢ le kilogramme (35 ¢ la livre)
environ 15.30 $ le kilogramme (environ 6.95 $ la livre) en devises 2022
Espadon (frais)
environ 62 ¢ le kilogramme (28 ¢ la livre)
environ 12.20 $ le kilogramme (environ 5.55 $ la livre) en devises 2022
Veau (côtelette)
environ 62 ¢ le kilogramme (28 ¢ la livre)
environ 12.20 $ le kilogramme (environ 5.55 $ la livre) en devises 2022
Bœuf haché (frais)
environ 33 ¢ le kilogramme (15 ¢ la livre)
environ 6.55 $ le kilogramme (environ 2.95 $ la livre) en devises 2022
Je vous rappelle que le blanc de poitrine de poulet désossé se vend apparemment un peu moins de 20 $ le kilogramme (un peu plus de 9 $ la livre) à Ottawa, Ontario, en 2022.
Si Brady accepte la conclusion de Marcotte selon laquelle le Québécois francophone typique semble manquer d’initiative, il en fait porter l’odieux sur le gouvernement provincial et ses fonctionnaires, par trop timorés, voire incompétents.
Brady dénonce le refus d’accorder une subvention à un « brave type » qui veut se lancer en raniculture et cuniculture, un refus signifié à quelques reprises en 1937 par le chef du Service d’agronomie du ministère de la Colonisation du Québec, Léo Brown. Le dit refus s’appuie sur le fait que la rentabilité de ces types d’élevage reste à démontrer en sol québécois – une conclusion décevante pour le « brave type » mais somme toute raisonnable en période de crise économique majeure.
Une brève digression. Votre humble serviteur se demande si les fonctionnaires, par trop timorés, voire incompétents, que dénonce Brady sont ceux qui servent la série de gouvernements du parti au pouvoir entre mai 1897 et août 1936, ou ceux qui servent le nouveau gouvernement élu en août 1936. Le nouveau parti au pouvoir congédie en effet un nombre quasi hallucinant de fonctionnaires provinciaux, et ce pour diverses raisons, qui vont de l’incompétence crasse à une convivialité discutable avec le parti politique défait.
Et maintenant pour quelque chose de complètement différent. Croiriez-vous que, lors du départ du paquebot canadien SS Empress of Britain pour une croisière autour du monde de 130 jours, sa 12ème semble-t-il, en janvier 1935, pas moins de 225 kilogrammes (500 livres) de cuisses de grenouilles expédiées au port de New York, New York, par un marchand de Montréal, Québec, sont du voyage?
Une petite grenouille me dit que d’autres batraciens peuvent fort bien être amenés à bord à divers endroits autour du monde, une fois que le lot initial est englouti par les singes nus navigateurs – un descripteur rendu populaire par le livre influent / controversé de 1967 Le singe nu du zoologiste / éthologue anglais Desmond John Morris.
Le coût d’un billet? Au minimum 2 150 $, ou approximativement 45 000 $ en devises canadiennes 2022. Ce 2 150 $ correspond à environ 30 mois de salaire pour un ouvrier typique de l’industrie manufacturière canadienne. Un commentaire sur le plaisir que cela doit être de nager dans le pognon au milieu d’une écrasante crise économique est-il vraiment nécessaire? Moi aussi je pense que non.
Et oui, le SS Empress of Britain appartient à Canadian Pacific Steamships Ocean Services Limited, une division / filiale de Canadian Pacific Railway Company, un géant canadien du transport mentionné dans plusieurs numéros de notre blogue / bulletin / machin depuis avril 2018. Canadian Pacific Steamships Ocean Services, en revanche, y est mentionnée une fois, en septembre 2022, mais je digresse.
Moins de 5 ans après la dite croisière, en septembre 1939, la Seconde guerre mondiale commence. Le Canada se joint à ce conflit au cours de ce même mois.
S’il est vrai que les populations civiles du Canada et du Québec ne sont pas directement menacées, il n’en est pas moins vrai que l’heure est grave. Si le conflit entraîne une création massive d’emplois, mettant ainsi fin à la Grande dépression des années 1930, le fait est que Madame et Monsieur Tout le Monde ont bien besoin de rire un peu de temps en temps.
Cet amusement, beaucoup de Québécoises et Québécois le trouvent en écoutant la radio. La station radio montréalaise CKAC, alors propriété de l’important quotidien La Presse, diffuse depuis janvier 1939 un feuilleton humoristique de 15 minutes diffusé du lundi au vendredi qui connaît un vif succès.
Et oui, ami(e) lectrice ou lecteur perplexe, il y a une raison derrière la présence des deux paragraphes précédents. Soyez tout juste un peu patiente / patient avec moi juste un peu plus longtemps.
Créé par le grand acteur / chanteur / folkloriste / scénariste québécois Ovila Légaré, Nazaire et Barnabé relate les tribulations d’un groupe de Montréalais francophones frappés de plein fouet par la Grande dépression qui émigrent (s’exilent?) dans la région québécoise de l’Abitibi et tentent, sans grand succès, de se réinventer en colons à Casimirville – un bidonville (initialement?) sans femme et sans curé. Légaré et un autre acteur québécois, Georges Bouvier, jouent à eux seuls la quinzaine de personnages de ce feuilleton à grande longévité (janvier 1939-mai 1958?) dont l’humour absurde et bon enfant ne remet sans doute pas grand-chose en question.
Et oui, vous avez bien raison, ami(e) lectrice ou lecteur, Nazaire et Barnabé s’inspire jusqu’à un certain point de Amos ‘n’ Andy, une comédie de situation radiophonique américaine elle aussi très populaire et à grande longévité (mars 1928-novembre 1960) dont les deux principaux personnages noirs sont joués par des acteurs blancs – une pratique inacceptable mais fort répandue à l’époque.
Toute cette information sur un des classiques de l’humour radiophonique québécois, un classique dont aucun épisode ne semble avoir survécu, permet à votre humble serviteur de souligner qu’au moins un épisode diffusé en juillet 1941 mentionne la présence de grenouilles à Casimirville, une ressource culinaire qu’un des résidents de l’endroit, un certain Fulgence, entend bien exploiter.
La Seconde Guerre mondiale et ses multiples horreurs relèguent la raniculture bien loin en arrière-plan. De fait, cette production ne défraye de nouveau la manchette qu’au début des années 1950, en pleine Guerre froide. (Bonjour, EG, EP et VW!)
C’est en effet en mai 1952 que le quotidien montréalais La Patrie commence à publier de grandes annonces publicitaires sur la raniculture. Et oui, ami(e) lectrice ou lecteur aux yeux de lynx, c’est par le biais d’une de ces annonces publicitaires que votre humble serviteur a amorcé cet imposant article de notre blogue / bulletin / machin.
Ce qui est curieux, c’est que la dite publicité paraît principalement (70 % des cas) dans La Patrie, un quotidien en déclin. La liste suivante s’avère à cet égard des plus éclairantes.
Canadian Frogs Industries Company / Canadian Frog’s Industries Company de Montréal, Québec
La Patrie (Montréal) 7 annonces publicitaires entre mai 1952 et mai 1953
Le Petit journal (Montréal) 1 annonce publicitaire en juin 1952
Le Bulletin des agriculteurs (Montréal) 1 annonce publicitaire en février 1953
Giant Frog & Sea Food Limited de Montréal, Québec
La Patrie (Montréal) 14 annonces publicitaires en octobre et novembre 1952
Fancy Frog Industries Company de Sherbrooke, Québec
La Tribune (Sherbrooke) 6 annonces publicitaires entre janvier à mai 1953
Une prépondérance dont l’explication m’échappe. Canadian Frog’s Industries et Giant Frog & Sea Food échouent-elles dans leurs tentatives de placer des annonces publicitaires ailleurs que dans La Patrie? Enfin, passons et…
Vous avez une question, ami(e) lectrice ou lecteur? Pourquoi toutes les annonces sont-elles publiées dans les journaux francophones, demandez-vous? Une bonne question. Je crois que les agriculteurs du Québec sont majoritairement francophones. De fait, il semble que des publicités comme celles publiées au Québec en 1952-53 ne paraissent pas dans des journaux américains, et…
Une seconde question ? Une requête? Ah, vous souhaitez revoir les annonces de Giant Frog & Sea Food et de Canadian Frog’s Industries. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point cette aimable requête remplit mon cœur d’allégresse. Cela étant dit (tapé?), permettez-moi de vous rappeler que de telles publicités se trouvent au début des 1ère et 3ème parties de cet article. Vous pouvez aller les consulter vous-même et…
C’est tout pour aujourd’hui.
Revenez la semaine prochaine pour consulter la 4ème et dernière partie de cet article. Si vous osez.