La grande victime de la guerre de la bière de Montréal de 1925 : Frontenac Breweries Limited de Montréal, Québec
Ami(e) lectrice ou lecteur, bonjour. Espérant qu’il vous arrive de temps à autres de vous laisser tenter par une boisson alcoolisée obtenue par la fermentation d’un mélange de produits végétaux (riz, orge et / ou blé dans la plupart des cas), consommée avec modération bien sûr, autrement dit, une bière, votre humble serviteur aimerait vous faire découvrir une brasserie québécoise fort connue à son époque, Frontenac Breweries Limited de Montréal, Québec, et…
Auriez-vous une question, par hasard, ami(e) lectrice ou lecteur? Deux questions?! Ciel, sois sage, mon cœur! Désolé.
Première question. Pourquoi utiliser une publicité de National Breweries Limited de Montréal, parue dans l’hebdomadaire montréalais Le Samedi, si le sujet de cette semaine de notre blogue / bulletin / machin est Frontenac BreweriesBreweries – une firme mentionnée dans un numéro d’avril 2021 de cette même publication connue galactiquement? Réponse : La réponse à cette énigme se trouve dans les paragraphes suivants.
Seconde question. Pourquoi utiliser la raison sociale Frontenac Breweries, cette firme étant bien connue au Québec sous le nom de Brasserie Frontenac? Réponse : À ma grande surprise, votre humble serviteur n’a pas trouvé de Brasserie Frontenac dans La Gazette officielle de Québec. Je n’ai trouvé dans cette publication officielle que Frontenac Breweries et ce à partir d’octobre 1915 seulement.
Cela étant dit (tapé?), Frontenac Breweries peut voir le jour vers fin juillet, début août 1911. Une nouvelle firme portant ce nom est en effet mentionnée dans au moins un quotidien montréalais. Marie Joseph « Joe » Beaubien compte parmi ses 5 promoteurs, tous francophones et tous Montréalais.
Détail intéressant, dans ses propres publicités de langue française, Frontenac Breweries utilise la raison sociale Frontenac Breweries au moins jusqu’en 1926. Remarquez, elle commence également à utiliser la raison sociale Brasserie Frontenac Limitée au plus tard en novembre 1913.
Croiriez-vous que, dans un entrefilet paru en juillet 1912 dans le quotidien montréalais Le Devoir, Frontenac Breweries est décrit comme étant un « syndicat franco-américain? » Un article paru en février dans un numéro du The Vancouver World de Vancouver, Colombie-Britannique, mentionne la création de cette firme par un petit groupe de Canadiens et d’Américains.
La construction de la brasserie, une des plus imposantes au Canada dit-on, commence au cours des semaines suivantes. L’édifice est inauguré en octobre 1913 par le maire de Montréal, Louis Arsène Lavallée, en présence d’environ 2 000 personnes.
Les premiers litres ou, plus exactement, les premiers gallons impériaux de bière Frontenac sont livrés avant même la fin du mois.
Croiriez-vous que Frontenac Breweries se paye le luxe de publier une publicité qui occupe une page entière d’une édition d’octobre 1913 du quotidien Le Devoir et d’au moins un autre quotidien montréalais, beaucoup plus important celui-là, La Presse? Quelques autres quotidiens publient un long article sur la nouvelle firme. De fait, La Presse et Le Devoir publient plusieurs publicités de la firme au cours des jours suivants.
Aux dires du président de Frontenac Breweries, le susmentionné Beaubien, cette firme est fondée en partie pour lutter contre l’alcoolisme qui affecte le bon peuple du Québec en lui offrant un substitut sain, nutritif et beaucoup moins dommageable aux boissons alcooliques distillées de l’époque.
Beaubien, vous l’aurez deviné, est un farouche partisan de la prohibition. De fait, la vente d’alcool et les débits d’alcool sont strictement verboten à Outremont, Québec, près de Montréal, durant les 39 ans que dure son mayorat.
Si la ville outremontaise résiste encore et toujours à l’envahisseur, le démon alcool est bel et bien implanté au Québec pendant une bonne partie du dit mayorat. Permettez-moi de m’expliquer.
En 1919, près de 90 % des municipalités du Québec, soit environ 1 150 villes et villages, dont Québec, la ville que la rigolade a oublié, sont dites sèches. Il y a toutefois des villes où l’achat et la consommation d’alcool sont légales. Mentionnons par exemple, et c’est un gros exemple, Montréal – la métropole du Canada et la Paris du Nord.
L’église catholique, apostolique et romaine ainsi que les mouvements de tempérance, souvent sous contrôle clérical, tonnant contre le démon alcool, le premier ministre du Québec, sir Lomer Gouin, se voit forcé de faire adopter une loi prohibitionniste en février 1918. Son enthousiasme pour ce concept n’étant peut-être pas délirant, la dite loi ne doit toutefois entrer en vigueur qu’en mai 1919.
Les brasseurs, distillateurs, viticulteurs et importateurs du Québec ont dès lors amplement de temps pour préparer une contre-offensive. Leur Comité de la modération a un impact tel que Gouin se voit « forcé » de tenir un référendum, en avril 1919. Répondant au Oui massif de la population, et non, il n’y aura pas de commentaire concernant un Oui québécois lors d’un référendum, Gouin met fin à la prohibition mur à mur. Des bières, cidres et vins contenant moins de 2.5 % d’alcool réapparaissent sur les tablettes. Les prohibitionnistes ne sont pas amusé(e)s.
Gouin ayant quitté la tête de son parti en 1920, le gouvernement de son successeur, Louis-Alexandre Taschereau, fait preuve d’originalité en créant, en mai 1921, un monopole d’état, le premier du genre en Amérique du nord, la Commission des liqueurs de Québec, qui devient l’actuelle Société des alcools du Québec en juillet 1971. Des bières, cidres et vins contenant plus de 2.5 % d’alcool réapparaissent sur les tablettes et les produits contenant moins de 2.5 % d’alcool ne tardent pas à disparaître. Les prohibitionnistes ne sont pas amusé(e)s. Du tout.
Et oui, sauf erreur, le Québec devient en 1921 le seul territoire dit humide du continent nord-américain. Il devient par ailleurs, oh surprise, une destination vacance pour une grande multitude d’Américaines et Américains, sans parler d’une petite multitude de Canadiennes et Canadiens anglophones, en quête de bon temps.
Et veuillez laisser vos airs de sainte-nitouche au placard, ami(e) lectrice ou lecteur. Entre un verre de jus de navet et un verre de bière, vos ancêtres ne tournent pas autour du pot très longtemps.
Et oui, Gouin et Taschereau sont mentionnés dans notre blogue / bulletin / machin, dans des numéros de mai et octobre 2020, d’une part, et dans des numéros d’avril 2019 et mai 2020, d’autre part, mais je digresse. Un peu beaucoup.
Que diriez-vous de quelques mots sur Beaubien, ami(e) lectrice ou lecteur? Bonne réponse.
Beaubien naît à Montréal en février 1865 dans une famille aisée, pour ne pas dire riche. De graves problèmes de vision l’entraînent à Paris, France, vers 1882, où un chirurgien commet une bévue inimaginable. Et oui, ce bozo opère le mauvais œil. Beaubien revient à Montréal borgne.
En 1920, Beaubien devient le président fondateur de l’Association canadienne-française des aveugles Incorporée de Montréal. Conscient des problèmes rencontrés par les personnes non-voyantes, il tire profit de son rôle de président de Frontenac Breweries pour donner du travail à quelques-unes d’entre elles.
En 1899, Beaubien se lance en politique municipale, à Outremont, où il demeure avec son épouse, Marie Joséphine La Rue. Il se présente comme échevin et est élu d’extrême justesse, en février semble-t-il. Un commentaire émis (en public ?) en cours de campagne ne l’aide peut-être pas : « Ma famille paie le quart des taxes. J’ai mon mot à dire. » Wow…
Comme il est dit (tapé ?) plus haut, Beaubien accède à la mairie d’Outremont. Il le fait en 1910. Il est le premier francophone à occuper ce poste, créé en 1875. Beaubien est un réformateur qui joue un rôle capital dans l’histoire d’Outremont. C’est sous sa gouverne que cette ville devient le site résidentiel le plus chic de l’île de Montréal – une ville modèle où la langue d’usage du conseil municipal est longtemps l’anglais, un usage qui reflète l’importance numérique et monétaire de la communauté anglophone de Montréal.
Membre fondateur de l’Union des municipalités du Québec, en septembre 1919, Beaubien dirige cet organisme jusqu’en 1938.
Saviez-vous qu’Outremont est la première ville au Québec, au Canada et, semble-t-il, au monde, à utiliser une souffleuse à neige? Je ne plaisante pas. En décembre 1927, la ville achète une des premières souffleuses à neige fabriquées par le Québécois Arthur Sicard. Les élus municipaux ne regrettent pas leur achat. La souffleuse à neige fonctionne à merveille, comme le montre un court film présenté lors de la réunion du conseil municipal qui se tient en février 1928. Fin de la digression.
Comme de forts nombreux hommes d’affaires de l’époque, Beaubien n’aime pas beaucoup les syndicats. En 1914, après environ 15 mois d’efforts visant à se syndicaliser, ce qui aurait été une première pour l’industrie brassicole du Québec, le personnel de Frontenac Breweries doit s’avouer vaincu. Votre humble serviteur ose espérer que la direction ne met pas des militants à pied.
Et oui, je dois admettre que j’aime plutôt les gens des syndicats, les gentils gens qui m’ont donné des vacances payées, une pension de retraite, une semaine de travail raisonnable et bien d’autres choses que je tiens souvent pour acquises, mais je digresse.
Consciente de l’importance de mousser les ventes, la direction de Frontenac Breweries multiplie les initiatives. En octobre 1923, par exemple, la fanfare de la firme offre le premier d’une série de concerts aux auditrices et auditeurs de la station radiophonique montréalaise CKAC, alors propriété de La Presse. Une chanteuse et deux chanteurs interprètent des airs classiques et populaires. Le tout se déroule sur le site l’usine de Frontenac Breweries, dans la cafétéria et / ou la laverie des bouteilles, la dite usine devenant en quelque sorte un studio satellite de CKAC pendant plusieurs années.
En décembre 1926, une célèbre pianiste de jazz montréalaise d’origine britannique, Vera Guilaroff, fait une apparition qui ne passe pas inaperçue. En novembre 1927, les Troubadours de Bytown, un quatuor folklorique franco-ontarien fondé cette année-là, qui est le 60ème anniversaire de la confédération, par le très connu Joseph Charles Édouard Marchand, font une apparition qui ne passe pas non plus inaperçue.
À plus d’une reprise, de nombreuses Montréalaises et Montréalais participent à des soirées dansantes – une activité que n’apprécie guère, enfer et damnation, l’église catholique, apostolique et romaine
Croiriez-vous que des informations concernant les concerts radiophoniques de Frontenac Breweries paraissent dans des quotidiens publiés dans des états américains aussi éloignés de Montréal que la Floride et l’Ohio?
Soit dit en passant, les concerts radiophoniques et autres activités musicales qui se déroulent dans l’usine de Frontenac Breweries sont sous la houlette d’un fils de Beaubien, Pierre Beaubien.
Ce jeune gentilhomme peut, je répète peut, être impliqué dans la création du premier jeu questionnaire radiophonique au Québec, voire même au Canada. Animée par Roger Baulu, le prince des annonceurs et un géant de la radio et de la télévision québécoise mentionné dans un numéro de novembre 2019 de notre blogue / bulletin / machin, Radio Encyclopédie entre en ondes en septembre 1936, à CKAC. Le dernier épisode de cette émission apparemment commanditée par Frontenac Breweries semble être diffusé en septembre 1948. Votre humble serviteur ne sait toutefois pas si Baulu est encore au micro à cette époque. Un autre animateur montréalais bien connu, Ferdinand Biondi peut-être, peut fort bien avoir pris sa place, mais je digresse.
Certains coups publicitaires de Frontenac Breweries font bondir bien des bonnes gens. En avril 1924, lors de 3 soirées, par exemple, la brasserie invite les Montréalais et, plus encore peut-être, les Montréalaises à une dégustation de ses bières. Il y a de la musique et des divertissements variées, davantage d’enfer et de damnation, sans parler de visites guidées de la brasserie. Tout ce beau monde se voit offrir une grosse bouteille (environ 625 millilitres / 22 onces liquides?) de bière à fermentation haute Frontenac Export. Aux dires de certaines personnes qui dénoncent cette beuverie, plus de 50 000 litres (11 gallons impériaux / 13 200 gallons américains) de bières sont ainsi remis en cadeau ou consommés sur place – un total qui semble un tantinet exagéré, mais sait-on jamais?
En février 1925, Frontenac Breweries place des coupons d’une valeur de 1 $ ou 5 $ (environ 14.75 $ et 74.85 $ en monnaie de 2021) à l’intérieur de certaines capsules de ses bouteilles de bières. Cette chasse au trésor agace profondément ses rivales, Molson Breweries Limited de Montréal et la susmentionnée National Breweries. De fait, ces brasseries contestent la légalité de cette action, injuste et illégale selon elles, devant les tribunaux. Les coupons ne trouvant pas sous toutes les capsules, la dite action est à toute fin utile une loterie, ce qui contrevient au code criminel. Frontenac Breweries se défend avec force.
Début mars 1925, Molson Breweries, National Breweries et Frontenac Breweries, qui n’a d’ailleurs pas vraiment le choix, réduisent le prix de leurs produits, qu’ils soient vendus à la bouteille, à la douzaine de bouteilles ou au baril. Une seconde réduction des prix survient avant même la fin du mois de mars, qui n’affecte pas le prix d’un baril de bière. Les informations concernant les nouveaux prix sont un tant soit peu contradictoires. Aux dires de certains, le prix d’une caisse de 12 bouteilles passe de 1.70 $ environ à 1.10 $ environ, voire parfois 1.00 $ environ.
En monnaie de 2021, ces sommes correspondent à un peu plus de 26 $ d’une part et environ 16.90 $ et 15.40 $ d’autre part. En guise de comparaison, en Ontario, en 2021, une caisse de 12 bouteilles de bières de grandes marques se vend entre un peu moins de 24 $ et un peu plus de 27 $, mais je digresse. Encore.
Une guerre de la bière s’engage donc à Montréal en mars 1925. Aux dires de plusieurs, c’est la ou les firmes ayant les ressources les plus grandes qui va ou vont l’emporter. En effet, les brasseries impliquées dans ce conflit vendent probablement leur bière à perte. Oserons-nous dire que Frontenac Breweries ne fait pas le poids face à ses rivales?
En août 1925, l’homme d’affaires montréalais Joseph Donat Raymond et ses alliés acquièrent le contrôle de Frontenac Breweries. Raymond devient président de la firme alors que Beaubien devient par la suite son vice-président. Aux dires de plusieurs, l’acquisition de Frontenac Breweries par National Breweries est jugée pour ainsi dire inévitable. Des rumeurs concernant la dite acquisition circulent en fait au plus tard depuis mai.
Des rumeurs concernant la fusion prochaine de National Breweries, Molson Breweries et Frontenac Breweries s’avèrent non fondées.
Et oui, dès août 1925, à Montréal, le prix de la bière remonte au niveau précédent la guerre de la bière.
En avril 1926, le président de National Breweries, Norman James Dawes, confirme que sa firme contrôle les destinées de Frontenac Breweries depuis août 1925. Cela étant dit (tapé?), cette dernière continue d’exister en tant que filiale distincte, avec ses propres annonces publicitaires par exemple.
À cet égard, il est à mentionner que Frontenac Breweries fait appel aux services de l’illustrateur montréalais George Louis « Geo » Cumine au plus tard au début de 1930. Pendant plusieurs mois, ce dernier réalise une série d’une trentaine de publicités futuristes très intéressantes et assez amusantes intitulées « Dans cent ans d’ici. » Plusieurs de ces publicités ont un thème aéronautique. Auparavant, Frontenac Breweries fait appel aux services d’un autre artiste montréalais, le caricaturiste d’un important journal, The Montreal Daily Star, Ernest Le Messurier.
Les publicités de Le Messurier et Cumine ne ressemblent certes pas à celles que Frontenac Breweries fait paraître depuis la première moitié des années 1920. Les dites publicités sont alors imprégnées d’un discours masculiniste, pour ne pas dire hypermasculiniste, qui montrent des travailleurs, des travailleurs de l’industrie sidérurgique souvent, dont les muscles musclés ont des muscles. Les produits de Frontenac Breweries étant de l’énergie en bouteille, ce sont à n’en pas douter les bières idéales pour ces géants.
Frontenac Breweries fait également appel à des sportifs pour vendre ses produits, mais pas à n’importe quels sportifs. Nenni. Elle fait appel à des champions de boxe ou de lutte. Il suffit de mentionner le Franco-Américain Leo « Kid » Roy, né Léo Paradis, un menuisier déménagé à Montréal en 1922, alors qu’il a au plus 18 ans, où il devient une étoile de la boxe.
Soit dit en passant, National Breweries naît en 1909 de la fusion de 12 brasseries québécoises (8 de Montréal, 3 de Québec et 1 de Sainte-Thérèse, près de Montréal). Cette firme acquiert par la suite 2 autres brasseries de la région de Québec. Frontenac Breweries devient le 15ème membre de National Breweries.
Des mois, des années passent. Canadian Breweries Limited de Toronto, Ontario, acquiert Frontenac Breweries en octobre 1951. Cette firme fait ainsi son entrée sur le marché brassicole montréalais. Frontenac Breweries devient apparemment Carling Brewery (Québec) Limited. Canadian Breweries acquiert ce qui reste de National Breweries en 1952.
Le nom de Canadian Breweries disparaît en tant que tel en 1973. Le nom de son acquéreur, Carling O’Keefe Limited, disparaît à son tour en tant que tel en 1989. Son acquéreur, Molson Companies Limited, fait partie du géant brassicole américain Molson Coors Brewing Company depuis 2005.
Très affecté par le décès de son frère, le sénateur Charles Philippe Beaubien, en janvier 1949, à l’âge de 79 ans, Marie Joseph Beaubien meurt en février 1949, un peu plus de 3 semaines avant son 85ème anniversaire, après presque 50 ans de vie publique à Outremont et alors qu’il est encore maire de cette ville.
Fusionnée à Montréal en janvier 2002, Outremont cesse alors d’exister en tant que ville autonome.