« La Russie lance une… ‘cosmonette’ » Un autre bref regard sur la façon dont la presse francophone du Québec couvre un aspect du programme spatial soviétique, en l’occurrence le voyage dans l’espace de Valentina Vladimirovna Terechkova, partie 1
Si, si, vous avez bien lu, ami(e) lectrice ou lecteur : « Un 3e Russe dans l’espace? Il irait rejoindre le couple qui s’y trouve. » C’est avec ce gros titre que le quotidien La Presse de Montréal, Québec, le plus important quotidien au Québec ne l’oublions pas, informe son lectorat que l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) vient de procéder à la mise en orbite de la première femme cosmonaute / astronaute de l’histoire. Le nom de la sous-lieutenante Valentina Vladimirovna « Valya » Terechkova, officière de la Voïenno-Vozdouchnye Sily SSSR, en d’autres termes l’armée de l’air de l’URSS, n’est mentionné nulle part dans ce gros titre.
Le nom de la cosmonaute n’est en fait mentionné que sur la 5ème ligne du texte de l’article qui accompagne le dit gros titre, et ce alors que son compagnon mâle, le lieutenant-colonel Valeri Fiodorovitch Bykovski, un autre officier de la Voïenno-Vozdouchnye Sily SSSR, le 5ème Homo sapiens soviétique en orbite et le 9ème Homo sapiens en orbite, est mentionné sur la 4ème ligne du dit texte.
Qui donc se souvient de Bykovski en 2023, demandez-vous, ami(e) lectrice ou lecteur perplexe? Une bonne question. Terechkova est-elle une cosmonaute de seconde classe parce qu’elle n’est pas mâle? Poser la question est peut-être y répondre et…
Si, si, le 9ème Homo sapiens en orbite. Alan Bartlett Shepard, Junior, et Virgil Ivan “Gus” Grissom n’effectuent que des vols suborbitaux, en mai et juillet 1961. Vous vous souviendrez, ami(e) lectrice ou lecteur assidu(e), que Shepard est mentionné dans un numéro de juin 2019 de notre incomparable blogue / bulletin / machin. Grissom, quant à lui, y est mentionné à quelques reprises depuis juillet 2018, mais revenons à notre cosmonaute.
Il est à noter que l’édition corrigée du 17 juin de La Presse remplace le gros titre alloué au vol de Terechkova par un autre qui concerne une préoccupation on ne peut plus locale, le site de l’Exposition internationale et universelle de Montréal, ou Expo 67, qui doit avoir lieu d’avril à octobre 1967, à… Montréal, une incroyaaable exposition universelle mentionnée dans plusieurs numéros de notre formidable blogue / bulletin / machin depuis novembre 2020, mais je digresse.
Les grandes lignes du vol dans l’espace de Terechkova étant bien connues, votre humble serviteur va les survoler à vitesse grand V. Terechkova naît en mars 1937, dans le village de Bol’chóye Máslennikovo, République socialiste fédérative soviétique de Russie. Aussi ravie et fière qu’elle soit par le vol dans l’espace de Youri Alekseïevitch Gagarine, en avril 1961, cette employée de l’industrie textile et parachutiste amatrice ne songe pas à devenir cosmonaute. Nenni. C’est en raison de son appartenance à la Dobrovol’noye Obshchestvo Sodeystviya Armii, Aviatsii i Flotu, autrement dit la société volontaire d’assistance à l’armée, à l’aviation et à la marine, que Terechkova voit sans le savoir son nom ajouté à la liste de pérambulatrices interplanétaires potentielles.
Pérambulatrices, dites-vous, ami(e) lectrice ou lecteur amusé(e)? Si, pérambulatrices. Cur simplici vocabulo uti si tam bene complicatum verbum facit officium? En d’autres mots, pourquoi utiliser un mot simple si un mot compliqué fait si bien son travail? N’est-ce pas là la devise des conservateurs des musées du monde entier – et la bête noire des planificatrices et planificateurs d’expositions? (Bonjour EG, EP, VW, etc.!) Désolé, désolé. Je digresse.
Aussi épouvantable que soit l’URSS, il y a quand même quelqu’un là-bas, en 1961, prêt à pousser et bousculer, poliment bien sûr, pour envoyer une femme dans l’espace, à des fins de propagande bien sûr, une action que personne aux États-Unis, le grand bastion de la démocratie, ne semble capable de (ou disposé à?) dupliquer. Je vous dis ça comme ça, moi.
Ce quelqu’un est apparemment le colonel général Nikolaï Petrovitch Kamanine, le chef du programme de formation des cosmonautes soviétiques. C’est lui qui convainc le pas bon le plus important de l’URSS, le premier secrétaire du Kommunistítcheskaïa Pártiïa Soviétskogo Soyoúza, Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, un pas bon mentionné à plusieurs reprises dans notre blogue / bulletin / machin depuis février 2019. Kamanine, quant à lui, est mentionné dans un numéro de mars 2023 de cette indispensable publication. Avant que je ne l’oublie, Gagarine y est mentionné à plusieurs reprises depuis juillet 2018.
Et ne me parlez pas des 13 Américaines impliquées dans le Woman in Space Program non officiel de 1959-62. Les First Lady Astronaut Trainees / Mercury 13, comme on les appelle parfois / souvent, se sont vraiment fait avoir, mais revenons à notre récit.
Faisant temporairement fi de leur attachement compulsif et paranoïaque au secret, les autorités soviétiques indiquent au plus tard le 15 juin 1963 que la mise en orbite d’une cosmonaute, une première mondiale ne l’oublions pas, est imminente. Le nom de famille de cette personne, Solovyova, est même mentionné. La nouvelle ne fait toutefois pas l’effet d’une bombe au Québec, comme le prouvent des titres d’articles parus le 15 juin :
Le Nouvelliste, Trois-Rivières, Québec : « Une femme l’y rejoindrait dès aujourd’hui – Cosmonaute russe en orbite, » pages 1 et 19.
La Tribune, Sherbrooke, Québec : « Un autre voyage spatial en équipe? » page 1.
L’Action, Québec, Québec : « Un 5e cosmonaute soviétique tourbillonne dans l’espace, » page 1.
L’Événement, Québec : « La Russie envoie un cinquième cosmonaute, » pages 1 et 19.
Le Soleil, Québec : « Une Soviétique dans l’espace! » pages 1 et 39.
Le Devoir, Montréal, Québec : « L’envolée du cosmonaute russe est une réussite, » pages 1 et 2.
Montréal-Matin, Montréal : « Un autre Russe en orbite, » pages 14-15.
La Presse, Montréal : « Premier rendez-vous cosmique? Une femme irait rejoindre sous peu le cosmonaute Bykovsky dans l’espace, » page 33.
Si, si, pages 14-15 et 33.
En toute équité, votre humble serviteur se doit d’admettre que la réaction des quotidiens anglophones québécois ressemble beaucoup à celle de leurs vis-à-vis francophones :
The Gazette, Montréal : « Russian in Orbit of Earth, » page 1. (Un Russe en orbite terrestre)
The Montreal Star, Montréal : « ’Space Sister’ Orbit Hinted by Soviets, » pages 1 et 4. (Orbite d’une ‘sœur spatiale’ suggérée par les Soviétiques)
Sherbrooke Daily Record, Sherbrooke: « Man in space, » page 1. (Un homme dans l’espace)
Soit dit en passant, l’article du quotidien sherbrookois est assez petit pour passer facilement inaperçu. Le gros titre est une histoire très régionale, en traduction: « Une banque de South Durham attaquée à main armée – Un homme, 77 ans, donne la chasse – les bandits lui tirent dessus. » Josaphat Couture abandonne sa poursuite à grande vitesse en automobile lorsqu’un des cinq bandits tire une balle dans la vitre latérale derrière lui.
Votre humble serviteur s’en voudrait de ne pas souligner que, pour tirer à travers une vitre latérale d’une automobile, sur une route de campagne, le tireur aurait pu être assez près pour serrer la main de Couture. Et il ne tire apparemment qu’une seule fois. En plus de cela, le trou est remarquablement circulaire et propre. Je vous dis ça comme ça, moi.
Avant que je ne l’oublie, Solovyova ou, pour utiliser son nom complet, Irina Bayanovna Solovyova, est une ingénieure en mécanique et parachutiste amatrice. Elle aurait remplacé Terechkova si celle-ci s’était trouvée incapable de prendre place dans sa capsule spatiale. Solovyova ne quitte en fin de compte jamais le plancher des vaches.
Des rumeurs concernant la mise en orbite d’une cosmonaute circulent en fait à Moscou depuis le 12 juin au plus tard. Des articles à cet effet paraissent dans une demi-douzaine de quotidiens québécois. Les autorités soviétiques s’abstiennent toutefois de tout commentaire.
Certains commentateurs font le lien entre la date probable du lancement de la première cosmonaute et le Cinquième congrès mondial des femmes qui doit se tenir à Moscou du 24 au 29 juin. Le dit congrès est organisé par la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF), une des plus importantes et influentes organisations féminines internationales de l’ère de la Guerre froide, une organisation qui milite en faveur des droits des femmes et de la paix. Aux yeux de plusieurs, toutefois, la FDIF est une organisation prosoviétique, voire communiste basée à Berlin-Est, Allemagne de l’Est, pour qui les États-Unis et ses alliés sont de dangereux fauteurs de guerre, contrairement à l’URSS et ses alliées bien sûr.
La sous-lieutenante Valentina Vladimirovna Terechkova et le lieutenant-colonel Valeri Fiodorovitch Bykovski quelques / plusieurs jours avant leurs vols dans l’espace, Moscou, Union des républiques socialistes soviétiques. Anon., « V. Terechkova, la 1ère femme cosmonaute. » L’Événement, 17 juin 1963, 1.
La fusée de Terechkova décolle le 16 juin. Elle est seule à bord de la capsule spatiale Vostok 6. Et oui, Terechkova est la plus jeune femme à avoir volé dans l’espace et la seule à l’avoir fait en solitaire. La capsule où elle prend place est toutefois impliquée dans le premier vol groupé de deux vaisseaux spatiaux, Vostok 6 et Vostok 5, ce dernier abritant Bykovski, parti dans l’espace le 14 juin.
Le terme vol groupé ne signifie toutefois pas que Terechkova (indicatif d’appel radio : chaïka / mouette) et Bykovski (indicatif d’appel radio : yastreb / faucon) se serrent la main. Nenni. Les deux cosmonautes ne sont même pas certain(e)s d’avoir vu la capsule spatiale de l’autre. De fait, les deux vaisseaux spatiaux ne sont jamais à moins de 5 kilomètres (3 milles) l’une de l’autre.
Tout comme les autres cosmonautes soviétiques de l’époque, Terechkova s’éjecte de sa capsule spatiale en cours de descente, le matin du 19 juin. Bykovski s’éjecte à son tour de sa capsule spatiale en cours de descente environ 2 heures 45 minutes plus tard.
Comme vous pouvez l’imaginer, le vol dans l’espace de Terechkova est célébré dans la joie par la machine propagandiste de l’URSS, peut-être plus que celui de Bykovski, qui ne doit pas en être trop surpris. Un exemple typique des photographies de propagande suit…
Une photographie de propagande soviétique montrant le lieutenant-colonel Valeri Fiodorovitch Bykovski et la sous-lieutenante Valentina Vladimirovna Terechkova entouré(e)s d’enfants, 1963. RIA « Novosti, » 619144.
Voyons maintenant à quoi ressemblent les titres plus ou moins gros de quelques / plusieurs quotidiens québécois parus le 17 juin :
Le Devoir : « L’URSS lance la première femme dans l’espace. »
Montréal-Matin : « La Russie lance une… ‘cosmonette’ »
La Presse : « Un 3e Russe dans l’espace? Il irait rejoindre le couple qui s’y trouve »
L’Action : « Une femme de nationalité russe plane dans l’espace »
L’Événement : « V. Terechkova, la 1ère femme cosmonaute »
Le Soleil : « Il n’y aura pas de rendez-vous des 2 cosmonautes dans l’espace »
La Tribune : « Une Russe, première femme dans l’espace »
Le Nouvelliste : « La cosmonaute Valentina Tereshkova rejoint le colonel Valery Bykovsky dans l’espace »
Vous noterez que les quotidiens les plus importants, ou ceux qui souhaitent le devenir, soit La Presse, Le Soleil et Montréal-Matin, semblent être les plus condescendants. Avant que je ne l’oublie, un autre article publié le 17 juin par ce dernier quotidien a pour titre « Qui est cette Valentina? » Le sous-titre de ce texte se lit comme suit : « Messieurs, elle est célibataire. »
En toute équité, votre humble serviteur se doit d’admettre que les quotidiens anglophones québécois ne semblent pas montrer plus d’enthousiasme que leurs vis-à-vis francophones :
The Gazette : « Russian Space Rendezvous Seen As First Woman Shot Into Orbit » (Rendez-vous spatial russe considéré alors que la première femme est mise en orbite)
The Montreal Star : « Space Pair May Try Hook-up » (La paire spatiale pourrait essayer une connexion)
Sherbrooke Daily Record, Sherbrooke : « Space rendezvous unlikely – Reds continue dual flight » (Rendez-vous spatial improbable – Les Rouges poursuivent leur double envolée)
Il est à noter que le terme cosmonette n’est pas l’apanage du seul Montréal-Matin. Nenni. En juin 1963, il est utilisé au moins 1 600 fois aux États-Unis, par exemple. En guise de comparaison, le terme cosmonette est utilisé au moins 50 fois au Canada pendant cette même période, dont une douzaine de fois environ dans des journaux francophones – ce qui correspond grosso modo à la proportion de francophones au sein de la population. Avant que j’oublie, étant donné que la population du Canada est 10 fois plus petite que celle des États-Unis, on peut soutenir que les journaux canadiens n’utilisent pas le terme cosmonette aussi souvent que leurs homologues américains.
Et qu’en est-il du contenu des articles parus le 17 juin et après dans les quotidiens québécois, tant francophones qu’anglophones, demandez-vous, ami(e) lectrice ou lecteur féru(e) d’information? Eh bien, le fait est qu’il est fort similaire. Le dit contenu provient en effet plus ou moins directement des mêmes agences de presse étrangères (URSS, Royaume-Uni, France et États-Unis).
Les titres des articles ne sont toutefois pas de simples traductions des titres des textes rédigés par des journalistes étrangers, à supposer bien sûr que les dits textes ont des titres. Si la plupart de ces titres sont assez… terre à terre, sans jeu de mots, il en est un qui est plutôt admiratif, soit celui qui accompagne un texte paru le 19 juin dans Montréal-Matin : « Les deux Russes fracassent tous les records du vol spatial – La ‘cosmonette’ a battu tous les Américains. » Un autre titre non terre à terre, paru le même jour dans La Presse, joue dans un autre registre : « Le couple spatial est de retour. »
Votre humble serviteur se doit de mentionner que Tereshkova et Bykovski ne forment pas un couple dans la vie de tous les jours. Le statut familial de ce dernier est en fait connu : il est marié et a un fils âgé de 3 mois, Valeri Valerievitch Bykovski.
Le contenu canadien paru pendant et après le séjour en orbite de Terechkova est toutefois un tantinet limité. Il diffère en cela de la pléthore de contenu canadien parue lors du vol dans l’espace du susmentionné Gagarine. Le dit contenu lié au séjour en orbite de Terechkova ne sera toutefois disponible que la semaine prochaine. Désolé.