« Mon cher Védrines, c’est une panne de scrutin : » Charles Toussaint « Jules » Védrines et l’élection législative partielle de Limoux, France, de mars 1912, Partie 1
Et vous avez déjà une question, ami(e) lectrice ou lecteur? C’était rapide, pas que cela me dérange bien sûr. Si je peux paraphraser l’invétéré inventeur britannique Wallace, en traduction, ooh, mais votre humble serviteur aime un peu de pontification.
De quelle manière et pourquoi le sénateur Henri Charles Étienne Dujardin-Beaumetz se paye-t-il la tête de Charles Toussaint « Jules » Védrines, le candidat défait lors de l’élection législative partielle de Limoux. France, de mars 1912? Et bien, c’est une longue histoire et vous devriez maintenant savoir à quel point votre humble serviteur aime les histoires longues et alambiquées. Et oui, il est effectivement trop tard pour retirer votre question. Bwa ha ha. Désolé.
Incidemment, les mots prononcés par Dujardin-Beaumetz, entièrement fictifs bien sûr, ne manquent pas d’humour : « Mon cher Védrines, c’est une panne de scrutin. » Le petit personnage que le sénateur porte sur son épaule est le candidat / marionnette choisi(e) par celui-ci pour le remplacer en tant que député de la circonscription électorale de Limoux, dans le sud de la France, Jean Bonnail, mais je m’emballe (envole?) un peu trop.
Commençons donc par le commencement. Qui est Védrines? Né en décembre 1881 dans un famille ouvrière, notre ami commence à travailler dès son adolescence, à Paris, France, comme ouvrier couvreur, avec son père et ses frères, puis comme plombier zingueur. Soucieux de s’améliorer, Védrines suit des cours du soir à l’Institut Catholique des Arts et Métiers, à Lille, près de la frontière belge.
En 1908, obnubilé comme tant d’autres par les exploits des premiers aviateurs, ce jeune homme à la personnalité bien trempée, pour ne pas dire quasi volcanique, n’a plus qu’un désir : voler. Il ne réalise toutefois pas ce rêve tout de suite. Nenni. Souffrant d’un manque de pognon, il exerce quelques métiers de plus en plus connexes à l’aviation. Védrines devient par exemple un excellent mécanicien de moteurs d’aéroplanes. De fait, son talent lui vaut d’être engagé, en 1910, par un extravagant et bien connu acteur britannique fasciné par l’aviation, Robert Bilcliffe Loraine. Pilote inné, Védrines se voit décerner un brevet en décembre 1910. Une brillante carrière commence.
Le premier exploit de Védrines est sans nul doute sa victoire dans un des événements aéronautiques les plus célèbres de l’époque, la course Paris-Madrid de mai 1911. De fait, il est le seul pilote à franchir la ligne d’arrivée. Védrines décroche par ailleurs la troisième place lors du Circuit européen d’aviation, tenu en juin et juillet, en Belgique, en France, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, ainsi que la seconde place lors d’un rallye aérien, le Circuit of Britain, tenu en juillet et août. Védrines est alors à l’emploi de la Société anonyme des aéroplanes Morane-Borel-Saulnier.
Est-ce que ce nom, ou une partie de ce nom, vous disent quelque chose, ami(e) lectrice ou lecteur? Il devrait. Si, si, il devrait. Soupir. Fabriqué en 1911 par la Société anonyme des aéroplanes Borel, le monoplan Borel-Morane du fantabulastique Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, à Ottawa, Ontario, est le plus vieil aéronef ayant volé en sol canadien encore en existence, mais revenons à notre histoire.
En août 1911, un vitrier et grand patriote italien dont l’employeur a un contrat avec le Musée du Louvre à Paris dérobe une toile italienne moyennement connue mais de petite taille, un détail important ici. Vincenzo Peruggia rentre tranquillement dans son taudis parisien avec… La Joconde de Leonardo di ser Piero da Vinci. Si, si, La Joconde. Au Musée du Louvre, c’est la panique, d’autant plus que certains employés savent que cette toile n’est pas le premier artefact ayant disparu.
Croiriez-vous qu’un jeune artiste peintre espagnol et un critique / écrivain / poète français d’origine polonaise, Pablo Ruiz Picasso et Guillaume Apollinaire, né Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky, ou Wilhelm Apolinary Kostrowicki, ou… , sont soupçonnés du vol? De fait, l’un et l’autre sont coupables de recel. Ils ont en effet entre les mains des statuettes ibériques antiques du Musée du Louvre volées par la secrétaire d’Apollinaire. Un juge libère toutefois Picasso et Apollinaire. Et oui, les statuettes sont évidemment retournées au musée, mais revenons encore une fois à notre histoire.
Comme vous pouvez l’imaginer, le sous-secrétaire d’état aux Beaux-Arts, vous l’aurez deviné, Dujardin-Beaumetz, lui-même artiste peintre, se fait républicainement sonner les cloches et ce tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Chambre des députés, qui siège au Palais Bourbon, le nom mentionné dans le titre du dessin publié par Le Rire, un populaire hebdomadaire humoristique illustré français.
Cela étant dit (tapé?), notre homme a encore dans sa poche beaucoup de gens de sa circonscription de Limoux. Son poste de sous-secrétaire d’état aux Beaux-Arts lui a en effet permis d’exercer l’art subtil du patronage.
Il faut par ailleurs noter que Dujardin-Beaumetz a une conception un peu particulière de son rôle de député. En effet, lors de la campagne précédent l’élection législative de 1910, ce Parisien né à Paris déclare apparemment on ne peut plus sérieusement que, peu importe la volonté populaire, il serait député car tel est son bon plaisir. Wow. Soit dit en passant, Dujardin-Beaumetz ne tarde pas à quitter les lieux à vitesse grand V, par une porte dérobée, pour éviter les taloches de citoyens outrés. Remarquez, il dit sans doute tout haut ce que bien des politiciens marmonnaient, marmonnent et vont continuer de marmonner à voix basse. Désolé. Désolé.
Réalisant que ces jours en tant que député de Limoux sont peut-être comptés, Dujardin-Beaumetz commence à lorgner très sérieusement et avec envie les confortables fauteuils du Sénat, celui de la France évidemment, et ce même si, dans les faits, les fauteuils du Sénat du Canada sont probablement tout aussi confortables. Désolé. Désolé.
Et oui, le patronage et divers autres subterfuges peuvent influencer les délégués composant le collège électoral qui accorde sa confiance à Dujardin-Beaumetz lors de l’élection sénatoriale partielle tenue en janvier 1912.
Du coup, le siège de député de la circonscription électorale de Limoux, occupé jusqu’alors par le nouveau sénateur, a besoin d’un nouveau postérieur occupant. Le regard de Dujardin-Beaumetz se détourne assez rapidement du candidat prévu pour se déposer sur le propriétaire d’une manufacture de draperies de la région. Peu intéressé par la chose politique, le susmentionné Bonnail finit néanmoins par accepter de se porter candidat lors d’une élection partielle qui doit se tenir le 17 mars. Fort de l’appui impérieux de Dujardin-Beaumetz qui voit en lui une poupée qu’il pourrait contrôler à sa guise, la victoire de Bonnail semble assurée. De fait, aucun candidat sérieux ne se présente contre lui.
Qui oserait aller contre la volonté de Dujardin-Beaumetz et des chefs de l’administration régionale, nommés par le gouvernement, qui, comme c’est alors souvent le cas, appuient les candidats officiels, et ce dépit de consignes de neutralité? En effet, qui oserait?
Le 10 mars, Védrines se trouve dans une ville voisine de Limoux. Il y participe à une des innombrables envolées, souvent commanditées par des municipalités, qui se déroulent un peu partout en France depuis août 1909, mois au cours duquel se déroule la Grande Semaine d’Aviation de la Champagne, le premier spectacle aérien au monde.
De fait, le conseil municipal de Limoux vote une petite somme d’argent destinée à Védrines afin de le convaincre de se rendre sur place avec un aéroplane. Si ce projet tombe à l’eau, l’aviateur se rend néanmoins dans la dite ville voisine. Il endommage malheureusement son aéroplane lorsqu’il se pose, après un (second?) vol fort apprécié des personnes présentes, dont bon nombre de Limouxines et Limouxins.
Emporté par l’enthousiasme de la foule présente à l’événement, ce fils d’ouvrier parisien, oserai-je dire ce prolétaire, aux opinions politiques portées vers la gauche, mais patriote quand même, se lance en politique en tant que candidat socialiste indépendant et de défense nationale au poste de député de Limoux. Il espère, semble-t-il, faire la promotion de l’aviation et de l’aviation militaire à la Chambre des députés. Védrines souhaite par ailleurs que le gouvernement français lance une souscription nationale qui permettrait d’acheter de nombreux aéroplanes militaires. Et oui, vous avez bien raison, ami(e) lectrice ou lecteur aux yeux grands fermés, le scrutin doit avoir lieu le 17 mars.
Une rencontre avec le maire d’une ville avoisinante, le physicien et socialiste de gauche Ernest Joseph Antoine « Lo Pelut » Ferroul, un homme vénéré pour sa défenses des vignerons de la région lors de leur révolte, en 1907, un mouvement populaire réprimé / « pacifié » par des soldats qui abattent au moins 6 manifestants non armés, peut jouer un rôle dans la décision de Védrines de se lancer en politique. Et oui, la France a Liberté, Égalité, Fraternité pour devise à cette époque et encore aujourd’hui.
Si Védrines ne se présente pas sous la bannière de la Section française de l’Internationale ouvrière, il peut fort bien avoir chanté quelques fois et bien fort ces mots de la version française de l’hymne de ce parti, le parti socialiste français, L’Internationale :
L’état comprime (opprime?) et la loi triche. L’impôt saigne le malheureux. Nul devoir ne s’impose au riche. Le droit du pauvre est un mot creux.
Et oui, ces mots datent de 1887. Oserais-je dire qu’ils demeurent tout aussi vrais en 2022? (Bonjour, M. « Big Brother! »)
Informé par Védrines de son souhait de se lancer en politique, le maire de Limoux croit initialement à une blague – un sentiment partagé par certaines élites parisiennes. Réalisant que l’aviateur est sérieux, Pierre Constans-Pouzols peut, je répète peut, tenter de lui faire changer d’avis. Il réalise en effet fort bien qu’offrir un opposant de la trempe de Védrines à un candidat parachuté et fade comme Bonnail, un candidat inconnu au mieux et impopulaire au pire, ne va pas plaire à Dujardin-Beaumetz, au conseil municipal et aux chefs de l’administration régionale. De fait, certains de ces chefs sont réticents à accepter la candidature de Védrines, approuvée à contrecœur le 12 mars.
Même le principal quotidien de la région, La Dépêche, cesse bien vite de chanter les louanges de l’héroïque pilote qu’est Védrines et commence à l’attaquer.
Védrines refuse en effet catégoriquement d’abandonner son idée et ce même si, d’après Dame Rumeur, le plus important parti à la Chambre des députés, le Parti républicain, radical et radical-socialiste, promet à toute fin utile de donner un siège de député dans la région parisienne à cet entêté s’il accepte de ne pas jouer les trouble-fêtes à Limoux. Et oui, Dujardin-Beaumetz est un député de ce parti.
Initialement cloué au sol par son atterrissage un peu rude, vous vous souvenez de cet atterrissage rude, n’est-ce pas, Védrines amorce sa campagne en automobile. Ses nombreux partisanes et partisans ne tardent pas à improviser des chants sur des air connus. Dans au moins l’un d’entre eux, Dujardin-Beaumetz et Bonnail sont affublés de surnoms, euh, amusants mais impolis, Jocond 1er et Jocond II, inspirés par le vol de La Joconde et, peut-être, par le mot d’argot français de France con, qui signifie crétin ou imbécile.
L’utilisation de l’expression français de France est importante. En effet, de nombreuses personnes, sinon la majorité des personnes, vivant dans le sud de la France en 1912 comprennent et / ou parlent une langue romane autre que le français, au grand dam des gouvernement qui se succèdent à Paris (près de 60 entre septembre 1870 et le début de la Première Guerre mondiale!), des gouvernements dont les politiques linguicides ne datent pas d’hier. Cette langue, bien menacée en 2022, c’est l’occitan.
Fa un freg de can! Bufarà tot duèi; òm fotriá pas un can defòra!
Il fait un froid de chien! Ça va souffler tout aujourd’hui; on ne mettrait pas un chien dehors!
Védrines reprend apparemment l’air le 13 mars. Il effectue alors une envolée promise 3 jours plus tôt aux bonnes gens de Limoux. Il remet ça le lendemain, survolant des villages et se posant à Limoux de même que dans la municipalité où se trouve la manufacture de Bonnail. Védrines et son aéroplane forment une équipe du tonnerre. Lors de ces visites, des foules accourent pour acclamer le candidat aviateur. De fait, Védrines est acclamé où qu’il aille. Dans le camp de Joco… Désolé. Dans le camp de Dujardin-Beaumetz et Bonnail, c’est l’inquiétude. Le candidat officiel pourrait-il perdre au profit d’un candidat choisi par… le peuple? Beurk! Quel outrage!
Le 14 mars, Védrines invite son principal opposant à participer à une réunion publique et contradictoire, à Limoux. Bonnail, tranquille et réservé de nature, accepte sans enthousiasme. Le 15 mars, Védrines arrive en avion. Il parle en premier, alors que des journalistes venus de Paris, dont certains représentent des quotidiens étrangers dit-on, notent ses paroles. Le discours de Védrines, qui se dit prêt à renoncer à son indemnité de député et à engager Bonnail pour qu’il aide, enthousiasme la foule imposante qui a envahi la grande place de la ville.
Bonnail, ému, inexpérimenté et nerveux, tente de se faire remplacer par le maire d’une municipalité avoisinante. La foule ne veut rien entendre. Elle conspue Léon Castel qui doit retraiter. Se doutant bien de ce qui l’attend, Bonnail commence à parler. De nombreux membres de la foule enterrent peut-être ses paroles. Quoiqu’il en soit, le candidat officiel cesse bien vite de parler.
Porté en triomphe, Védrines parle de nouveau. Il retourne par la suite sur le terrain où se trouve son aéroplane et survole Limoux une nouvelle fois.
Dujardin-Beaumetz est furieux, d’autant plus que des résidents réunis sur une terrasse, courroucés par son air renfrogné, le conspuent avec enthousiasme plus tôt dans la journée.
Le 16 mars, Bonnail et Védrines font campagne. Ce dernier semble avoir le vent dans les voiles. Dans le camp de Dujardin-Beaumetz et Bonnail, l’inquiétude monte.
Et c’est sur cette mise en suspense que votre humble serviteur conclut cette première partie de l’article sur l’élection partielle de mars 1912.
Au revoir, à la semaine prochaine. Adieu, a la setmana que ven!
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