Le Québec / Canada et le satellite le plus simple, le vaisseau spatial PS-1, autrement dit Spoutnik I : Un survol de ce qui se publie dans la presse québécoise francophone entre les 5 et 12 octobre 1957, Partie 3
Welcome, bienvenue, ami(e) lectrice ou lecteur, et… Euh, oui, je suis conscient du fait que la Semaine mondiale de l’espace 2020 est terminée depuis environ une semaine, et… Je suis également conscient du fait que la question posée dans la première partie de cet article (De quelle manière la presse quotidienne et hebdromadaire, désolé, hebdomadaire québécoise francophone décrit ce qui se fait et se dit au Canada et, plus spécifiquement, au Québec, au sujet du premier satellite artificiel, le Spoutnik 1 soviétique?) n’a pas été examinée dans sa totalité dans les 2 premières partie de cet article. C’est ce qui explique la création de cette troisième partie. Croyez-moi, je suis aussi surpris que vous par l’ampleur de la couverture offerte par la presse du Québec en octobre 1957.
Reprenons donc notre propos afin de compléter cet article avant la fin du mois d’octobre 2020. Je ne souhaite pas que l’ordinateur prêté par mon employeur, l’illustre Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, à Ottawa, Ontario, se transforme en citrouille ou, pis encore, en barre de chocolat au lait.
Reprenons le fil de notre histoire à la date stellaire -365230, et… Vous ne connaissez rien aux dates stellaires? Sérieusement? Soupir. Reprenons donc le fil de notre histoire le Geng-Xu 16, 4655 et… Toujours rien? Grand soupir. Le 9 octobre 1957, vous connaissez?
Vous serez évidemment submergé(e) d’enthousiasme, si, si submergé(e), en apprenant qu’un ingénieur des Laboratoires nucléaires de Chalk River de Énergie atomique du Canada Limitée, près de Chalk River, Ontario, Norman L. Williams, mentionne à un journaliste que plusieurs de ses collègues observent le satellite soviétique à l’aide de lunettes d’approche, aux environs de 6 heures 20 minutes, heure locale, le matin du 9 octobre.
Une des premières, sinon la première caricature montrant le satellite artificiel soviétique à être publiée dans un journal francophone québécois paraît ce même 9 octobre, dans un important quotidien, La Presse de Montréal, Québec. « L’ère des émotions » de l’illustrateur et caricaturiste Pierre Dorion montre une planète Terre affligée par des maux de tête (désarmement) et un œil au beurre noir (expériences nucléaires) qui voit avec inquiétude le satellite soviétique circuler sans arrêt autour d’elle. Elle se trouve au tout début de cette troisième partie de notre article, et…
Votre air perplexe, amie(e) lectrice ou lecteur, laisse poindre la probabilité que vous êtes sur le point de pondre une question. Pourquoi le terme spoutnik n’est-il pas utilisé dans ce texte en apparence interminable? C’est en effet une bonne question. Le fait est que le dit terme peut fort bien être utilisé pour la première fois dans la presse québécoise dans l’édition du 9 octobre de La Presse. Il accompagne une photographie et… Vous voulez voir la dite photographie, n’est-ce pas? Soupir. Vous ne savez pas à quel point l’inclusion de multiples illustrations complique et ralentit la mise en ligne des articles que j’offre au monde, et… Vous vous en balancez comme de l’an 40, n’est-ce pas? Soupir.
Je présume que la présence de la même photographie dans l’édition du 9 octobre d’un quotidien de Québec, Québec, Le Soleil vous laisse tout aussi indifférente(e), n’est-ce pas? Soupir. Voici la photographie…
La première photographie officielle du satellite artificiel soviétique Spoutnik I. Anon., « Le ‘bébé-lune’ soviétique. » La Presse, 9 octobre 1957, 1.
Permettez-moi de souligner que le terme spoutnik n’est pas vraiment utilisé dans les journaux québécois d’octobre 1957 consultés dans le cadre de cet article.
Permettez-moi de mentionner par ailleurs que si des chercheurs gouvernementaux canadiens disent croire que le dit satellite ne poursuit aucun objectif militaire, le Conseil de recherches pour la défense, un organisme fédéral mentionné dans les 2 premières parties de cet article, étudie déjà d’éventuels rôles militaires de satellites à venir. Un satellite peut fort bien transporter des appareils photographiques capables de prendre des clichés d’installations militaires. À plus long terme, un satellite peut tout aussi bien transporter une ogive (thermo)nucléaire pouvant frapper un objectif pour ainsi dire partout dans le monde.
Dans l’un et l’autre cas, les pays survolés ne seraient pas en mesure de faire appel à la notion d’espace aérien ou de souveraineté aérienne respectée et défendue jusqu’alors par ces mêmes pays, dont le Canada bien sûr. S’il est vrai que diverses instances nationales et internationales se penchent sur la question depuis quelques années, le lancement du satellite soviétique lui confère une importance beaucoup plus grande. De fait, dit-on 1957, il faudra avant longtemps négocier les limites verticales du dit espace aérien – une perspective pour le moins intimidante en situation de Guerre froide.
Alors que les chercheurs gouvernementaux canadiens demeurent à l’écoute du satellite soviétique, François Baby, un des directeurs du Centre de Québec de la Société royale d’astronomie du Canada, mentionné dans la seconde partie de cet article, prépare un programme d’observation et, si tout va bien, de photographie du satellite soviétique qui va commencer le 20 octobre, alors que celui-ci va passer au-dessus de Québec, au lever et / ou au coucher du Soleil, les meilleurs moments pour le voir. Il souhaite par ailleurs recruter une quinzaine de radioamateurs québécois, québécois province et non pas ville, pour tenter de suivre le satellite soviétique à la trace, facilitant ainsi la tâche des astronomes amateurs.
Dostaler O’Leary, un auteur / chroniqueur / éditorialiste / journaliste / rédacteur mentionné dans la même seconde partie de cet article, mentionne le satellite soviétique dans une de ses chroniques aux quatre points CARDINAUX, publiée cette fois-ci dans l’édition du 9 octobre de La Patrie, et…
Euh, vous semblez bien déboussolé(e), amie(e)lectrice ou lecteur. Vous souhaitez savoir si le projet de Baby débouche sur quelque chose de concret? Ahh, mes vieux os tressaillent d’allégresse de savoir que vous portez un minime intérêt à la présente péroration. Sachez donc que, au plus tard le 12 octobre, 12 radioamateurs répartis un peu partout au Québec transmettent à un coordonnateur, Laval Duquette de Sainte-Foy, Québec, les observations effectuées de jour en jour.
Ce même 12 octobre, un poste d’écoute du Centre de Québec, érigé à toute vitesse à une station radio de l’organisation de la défense civile du Québec, à l’Ancienne-Lorette, non loin de Québec, capte les signaux du satellite artificiel à 5 reprises. Un magnétophone permet d’enregistrer et préserver les dits signaux. Le personnel de l’observatoire du Centre de Québec, situé dans la tour Martello No 1, sur les plaines d’Abraham, à Québec, coordonne les activités du poste d’écoute et des radioamateurs.
Croiriez-vous que le télescope réflecteur du dit Centre de Québec date de 1866-67? L’aumônier de l’Hôpital de la Marine de Québec et du Quebec Lunatic Asylum / Asile des aliénés de Beauport, le jésuite Jean Baptiste Zacharie Bolduc, commande cet instrument à Maison Lerebours & Secretan, un fabricant d’instruments renommé de Paris, France. Le Séminaire de Québec défraye une partie du coût de ce télescope réflecteur bientôt utilisé par Bolduc pour le cours d’astronomie qu’il offre à des étudiants de Philosophie du séminaire. L’Université Laval de Québec devient le propriétaire de cet instrument en 1885. Le télescope peut, je répète peut, toutefois demeurer sur le toit du Séminaire de Québec entre 1892 à 1941. L’Université Laval prête le télescope réflecteur, alors passablement amoché, au Centre de Québec de la Société royale d’astronomie du Canada au cours de l’année 1941.
Fortement endommagé en 1969, par des bozos incultes, alors qu’il se trouve dans sa coupole au sommet de la tour Martello, le télescope réflecteur est réparé / restauré par du personnel du département de Physique de l’Université Laval. Physiquement incorporé à la Collection du Séminaire de Québec du magnifique Musée de la Civilisation de Québec, cet instrument unique appartient toujours aux prêtres du dit séminaire en 2020, mais revenons à notre histoire.
Dans la photographie de gauche, la station radio de l’Ancienne-Lorette. En haut à droite, un quatuor impliqué dans le projet d’observation de Baby : Maurice Drolet, Paul Henri Nadeau, Robert Lévesque et J. Alfred Dumont. En bas à droite, Drolet et un trio impliqué dans ce même projet : Bernard Côté, Félix Edge et Bernard Baby. Anon., « Les astronomes de Québec aux aguets. » Le Soleil, 14 octobre 1957, 13.
Euh, où en étais-je? Ah oui, Baby et son projet. Veuillez noter, oh patient(e) amie(e) lectrice ou lecteur, que votre humble serviteur ne sait pas si Baby ou d’autres membres de son équipe parviennent à photographier le satellite soviétique.
Si je peux me permettre une infime digression, enfin, pas si infime que ça, Drolet est directeur technique d’un des hôpitaux de la région de Québec, l’Hôtel-Dieu du Sacré-Cœur de Jésus. Fasciné par la télégraphie sans fil / radio avant même l’âge de 10 ans, au début des années 1920, ce radioamateur féru d’astronomie organise la mission ou expédition Fleur de Lys qui se rend dans l’Ungava, au nord du Québec, pour observer l’éclipse totale du Soleil du 30 juin 1954. Bien couverte dans la presse de la région de Québec, la dite expédition est la première expédition astronomique organisée par des Québécois francophones. Le ciel étant couvert le jour fatidique, la dizaine de membres de l’équipe ne parvient toutefois à bien voir l’éclipse, ce qui est bien dommage.
Edge, quant à lui, est directeur des communications radio au ministère de la Voirie du Québec et officier de communications pour l’organisation de la défense civile du Québec, en plus d’être un radioamateur respecté de Québec.
Compte tenu de la situation de guerre froide dans laquelle vit le monde occidental, la défense civile intéresse un tant soit peu les gouvernements fédéral et provinciaux du Canada. Cela étant dit (tapé?), l’explosion de multiples ogives nucléaires et thermonucléaires en sol nord-américain aurait eu des conséquences telles que, si votre humble serviteur peut se permettre de paraphraser une phrase du futuriste / stratège militaire / théoricien des systèmes américain Herman Kahn, contenue dans son classique de 1960 On Thermonuclear War, les survivants auraient envié les morts. Enfin, passons.
Nadeau, finalement, est le directeur fondateur du Service d’astronomie du Québec, créé en 1943 mais aujourd’hui disparu. Ce passionné d’astronomie produit une multitude de chroniques pour un quotidien de Québec, L’Action catholique, et d’autres publications, et ce entre 1940 et 1970 environ. Nadeau compte parmi les co-fondateurs du Cercle astronomique de Québec, en 1940, apparemment devenu le Centre de Québec de la Société royale d’astronomie en 1943, mais revenons à nos moutons.
Le susmentionné O’Leary, disais-je avant d’être si gentiment interrompu, mentionne le satellite soviétique dans une chronique aux quatre points CARDINAUX publiée dans l’édition du 9 octobre de La Patrie. L’avance démontrée par l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en matière de fuséonautique suscite une vive émotion dans le monde occidental, affirme-t-il. La possibilité d’entreprendre des pourparlers visant à établir une réglementation internationale concernant les satellites et missiles à longue portée, mentionnée par le secrétaire d’état américain, John Foster Dulles, suite à une proposition (sérieuse?) faite par Nikita Sergeyevitch Khrouchtchev, le peu ragoutant premier secrétaire du comité central du Kommunisticheskaya Partiya Sovetskogo Soyuza, en d’autres termes le parti communiste de l’URSS, illustre le désarroi du gouvernement américain, acculé à la défensive.
O’Leary ne juge probablement pas nécessaire de rappeler à ses amie(e) lectrices et lecteurs que les États-Unis et ses alliés avaient mis de l’avant l’idée d’un contrôle international des missiles intercontinentaux / fusées interplanétaires lors de discussions organisées par la Commission du désarmement de l’Organisation des Nations unies qui se tiennent à Londres en août – une proposition rejetée par Khrouchtchev.
O’Leary rappelle que des experts canadiens soulignent à leurs vis-à-vis américains depuis au moins 1954 qu’ils ont noté de nombreux indices de progrès scientifiques en URSS. Le United States State Department, entres autres, ignore ces nombreux avertissements, dit-on.
O’Leary ajoute, enfin, que Pierre Gallois, un général de brigade aérienne à la retraite de l’Armée de l’Air, la force aérienne française, et père de la force de frappe (thermo)nucléaire française, affirme que les pays occidentaux doivent répondre d’urgence à la grande victoire scientifique et au grand danger militaire que représente le lancement du premier satellite artificiel. L’URSS peut fort bien avoir d’autres vilaines surprises à dévoiler. Si les États-Unis n’abandonnent pas leur excès d’optimisme et leurs présomptions de supériorité, l’URSS peut avant longtemps réaliser ses objectifs de domination mondiale, et ce sans même faire la guerre.
Le lendemain, 10 octobre, O’Leary revient à la charge avec une troisième chronique aux quatre points CARDINAUX consacrée au satellite artificiel soviétique. Il souligne à quel point l’administration dirigée par le président américain, Dwight David « Ike » Eisenhower, un gentilhomme mentionné dans la seconde partie de cet article, tente de reprendre le contrôle de la situation.
Eisenhower, indique O’Leary, refuse de débattre la possibilité que son administration ait été prise par surprise par le dit lancement, un événement dont l’importance en matière de propagande lui semble un tant soit peu exagérée. De fait, les États-Unis auraient pu être le premier pays à placer un satellite en orbite mais ils ne l’ont pas fait car ces lunes artificielles ne sont pas encore parfaitement au point. Mieux encore, le lancement d’un premier satellite américain avait été annoncé bien avant la mise en orbite de son vis-à-vis soviétique. Cela étant dit (tapé?), le dit lancement se ferait en mars 1958, affirme Eisenhower, et non pas en décembre 1957 – une preuve que la technologie derrière les lunes artificielles n’est pas encore parfaitement au point, si je peux me permettre un commentaire.
Dans les faits, si un satellite américain, TV-4 (Test Vehicle-4) / Vanguard I, est bel et bien placé en orbite en mars 1958, force nous est d’admettre qu’il s’agit du second satellite artificiel américain. Le tout premier, Explorer 1, est placé en orbite en janvier 1958. Et oui, vous avez bien raison, perspicace ami(e) lectrice ou lecteur. Critiquée de toutes parts, l’administration Eisenhower n’a eu d’autre choix que d’accroître ses efforts. La course à l’espace est bel et bien lancée.
Si je peux me permettre d’ouvrir une parenthèse, croiriez-vous qu’une équipe de la Army Ballistic Missile Agency (ABMA) de la United States Army aurait, je répète aurait, peut-être pu placer quelque chose en orbite dès septembre 1956? La fusée Jupiter lancée à cette époque est apparemment modifiée pour éviter de placer « accidentellement » son quatrième et dernier étage en orbite. L’ordre de faire ces modifications est peut-être venu de Eisenhower lui-même. Un personnage clé de l’équipe en question, un des personnages clés du programme spatial américain à venir en fait et un individu d’origine allemande dont le passé national-socialiste est soigneusement enterré pendant de nombreuses années, Wernher Magnus Maximilian von Braun, n’est pas amusé. Soit dit en passant, c’est l’équipe de la ABMA qui place Explorer 1 en orbite. Soit dit en repassant, von Braun est mentionné plusieurs fois dans notre vous savez quoi depuis janvier 2019.
Eisenhower, affirme O’Leary, souhaite par ailleurs rassurer ses concitoyennes et concitoyens en leur rappelant que le satellite soviétique ne menace en rien la sécurité des États-Unis. S’il est vrai que l’URSS possède une fusée très puissante, le fait est que la technologie américaine est tout aussi avancée. Des démonstrations à venir vont le prouver sans l’ombre d’un doute.
Les sceptiques ne sont toutefois pas confondus, conclut O’Leary. Un sénateur de plus en plus influent, Michael Joseph « Mike » Mansfield, par exemple, déclare que les États-Unis doivent abandonner leurs présomptions de supériorité face au reste du monde – une réalité difficile que bien des personnes ne souhaitent pas à accepter, selon lui. Mieux encore, ou pis encore, votre choix, le dit sénateur souhaite voir la tenue d’une enquête sur ce que l’administration Eisenhower a fait en matière de satellite.
Le quotidien L’Étoile du Nord de Joliette, Québec, y va d’un commentaire un peu narquois, paru dans sa chronique un peu narquoise d’une Étoile à l’autre…, qui touche de près à cette question, dans son édition du 9 octobre : « Ce satellite qu’a lancé la Russie et qui fait une promenade autour de la terre, a jeté le monde moderne dans la consternation… Ces Russes, c’est pas toujours pour rien qu’ils font des menaces. »
De fait, dans l’édition du 9 octobre de sa chronique En taquinant l’goujon, parue dans l’hebdomadaire L’Écho du St-Maurice, de Shawinigan Falls, Québec, Georges Pagé souligne à quel point la monde occidental se complait, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, dans la certitude que ses chercheurs détiennent le monopole des grands développements scientifiques. Forts de leurs ressources matérielles et financières quasi inépuisables, forts aussi de leur savoir-faire caractéristique et du plus haut niveau de vie au monde, « en faisant des réserves pour celui des Noirs du Sud, » précise Pagé, les États-Unis sont idéalement qualifiés pour défendre les intérêts et garantir la sécurité du dit monde occidental.
Année après année, affirme le journaliste, les diplomates, politiciens et savants du monde occidental doutent de la véracité des affirmations soviétiques liés à la bombe atomique / nucléaire, à la bombe à hydrogène / thermonucléaire et au missile balistique intercontinental. Aux dires de Pagé, le lancement du satellite soviétique met fin à cette lune de miel. Une ère nouvelle, l’ère de la lune rousse, ou rouge, commence.
Une précision si vous me le permettez. Pagé n’invente pas l’expression lune rousse. Celle-ci décrit en effet une période de l’année, en avril et mai, au cours de laquelle des gelées surprises peuvent endommager des jeunes plantes, qui peuvent alors roussir.
Un commentateur anonyme dont la chronique, « Mon Point de Vue, » parait dans l’édition du 11 octobre du quotidien La Tribune de Sherbrooke, Québec, note un certain parallèle entre le satellite soviétique, ou lune rouge, et la lune rousse des jardiniers : le dit satellite rend plus glaciale encore la Guerre froide entre les blocs américain et soviétique, mais revenons à notre histoire et à Pagé.
Si je peux me permettre de compléter la pensée de Paré, l’URSS démontre en effet à plus d’une reprise que ses affirmations ne sont pas des propos en l’air. Il suffit de songer à l’explosion de la première bombe atomique / nucléaire soviétique, en août 1949; à l’explosion de la première bombe à hydrogène / thermonucléaire soviétique, en novembre 1955; et au vol d’un missile balistique intercontinental soviétique, en août 1957.
Dans ce dernier cas, l’URSS devance en fait les États-Unis qui n’effectuent un vol comparable qu’en novembre 1958. Pis encore peut-être, si les États-Unis effectuent le premier essai d’un dispositif thermonucléaire au monde, en novembre 1952, Madame et Monsieur Tout-le-Monde ignorent qu’il ne s’agit pas d’une bombe transportable par un bombardier lourd de la United States Air Force. Nenni. La première bombe thermonucléaire américaine n’explose qu’en mai 1956, un bon 6 mois après son vis-à-vis soviétique.
Les signaux émis par le satellite artificiel soviétique ne laissent planer aucun doute quant à la réalité de cette lune rouge. « Les Russes nous ont damé le pion, » affirme Pagé. La lune rouge constitue une victoire dont l’énorme valeur psychologique en matière de propagande va être exploitée à fond par le gouvernement soviétique. Pagé va plus loin encore. Le satellite soviétique est ni plus ni moins qu’un désastre pour le prestige des États-Unis, survenant comme il le fait peu après un point tournant dans l’histoire des États-Unis. Je m’explique.
En mai 1954, la United States Supreme Court émet un arrêt déclarant inconstitutionnelle toute législation visant à établir des écoles ségréguées, et demande la déségrégation des écoles de tout le pays. En 1957, la National Association for the Advancement of Colored People enrôle 9 étudiantes et étudiants afro-américain(e)s aux notes fort élevées à la Little Rock Central High School de Little Rock, Arkansas – une école secondaire blanche comme neige depuis sa fondation. Des millions d’Américain(e)s caucasien(ne)s bouillent de rage. À la rentrée des classes, en septembre 1957, le gouverneur de l’Arkansas, Orval Eugene Faubus, fait appel à la Arkansas National Guard pour empêcher ces incroyablement braves jeunes personnes de pénétrer dans leur école. Cet usage de la force militaire contre quelques adolescent(e)s sans défense fait le tour du monde. L’image de marque des États-Unis, le bastion de la liberté, dit-on, en prend pour son rhume. Avec raison.
Contacté par le maire de Little Rock, le président Eisenhower utilise les pouvoirs que lui octroie son office pour prendre le contrôle de la Arkansas National Guard et envoyer sur place des troupes de la United States Army. Pour la première fois depuis la Guerre civile américaine, le gouvernement des États-Unis envoie des troupes dans un état qui s’était soulevé contre lui. La tension est à son comble. Jour après jour, des soldats maintiennent une foule dangereusement hostile à distance des Little Rock Nine (« Neufs de Little Rock »), comme on appelle les 9 étudiantes et étudiants. L’année scolaire 1957-58 est un cauchemar de tous les instants pour ces jeunes personnes. Cela étant dit, la crise de Little Rock constitue bel et bien un point tournant dans l’histoire des États-Unis. La vie des Noir(e)s compte!
Le racisme systémique n’est peut-être pas systématique mais ce n’est pas un mythe. Refuser de reconnaître ce simple fait pour plaire à une base politique est, oserais-je le dire, décevant, ou pire encore.
Un éditorial publié le 10 octobre dans La Tribune va dans le même sens que la chronique de Pagé : « Il faudra prendre les Russes plus au sérieux. » L’éditorialiste, le rédacteur en chef Pierre-Paul Blais semble-t-il, rappelle que, vers la fin des années 1940, lorsque le gouvernement soviétique annonce qu’il a percé les secrets de la bombe atomique / nucléaire, les pays occidentaux font preuve de scepticisme. L’explosion de la susmentionnée première bombe nucléaire soviétique, en août 1949, vient changer la donne. L’annonce faite en août 1957 par le susmentionné Khrouchtchev selon laquelle l’URSS peut expédier un projectile vers n’importe quel point du globe est reçue avec le même scepticisme mal placé.
Le lancement du premier satellite artificiel n’offre quant à lui aucune prise au scepticisme. Il démontre que, en ce qui a trait à la science, l’URSS est aussi avancée que les pays occidentaux. Dans certains domaines, elle leur est même supérieure. Cet état de chose ne peut pas être ignoré. L’URSS peut, si elle souhaite, devenir une menace pour l’humanité toute entière.
Le 10 octobre, La Presse publie un éditorial qui lie de près le satellite soviétique aux missiles balistiques intercontinentaux et au danger que ces armes de destruction massive font peser sur l’humanité. De fait, le dit éditorial s’intitule « Jamais il n’a été plus urgent de contrôler les armements. » L’auteur non identifié de ce texte mentionne que, plus tôt en 1957, le gouvernement fédéral a appuyé une proposition américaine visant à soumettre les essais de missiles balistiques intercontinentaux à un contrôle international. L’objectif de dite proposition est de limiter les dits essais à des fins civiles / humanitaires. Pour plusieurs, l’intérêt de la proposition américaine est un tant soit peu théorique, personne n’ayant encore mis en service de tels missiles.
Le lancement du satellite soviétique et l’annonce, en août 1957, par Telegrafnoïe Agentstvo Sovetskogo Soïouza, l’agence de presse soviétique, qu’un missile balistique intercontinental vient d’effectuer un vol réussi, change la donne de fond en comble. Les ingénieurs soviétiques ont de toute évidence progressé passablement plus vite qu’on ne le prévoyait. Leurs vis-à-vis américains allant de toute évidence mettre au point leurs propres missiles balistiques intercontinentaux et leurs propres satellites avant longtemps, le problème du désarmement se présente sous un tout nouvel angle.
De fait, l’humanité n’a jamais autant senti le besoin de se doter d’accords internationaux qui la mettraient à l’abri d’armes de destruction massive contre lesquelles aucun pays de monde ne dispose de moyens de défense.
L’éditorialiste de La Presse conclut son propose en indiquant à quel point il est difficile de limiter, voire même contrôler, les armements. Cela étant dit, « il est devenu pour ainsi dire indispensable de rechercher une entente en présence des dangers qui menacent l’humanité. »
Un autre éditorial qui touche au satellite soviétique paraît le 10 octobre, dans L’Action catholique. Le texte de Louis-Philippe Roy, un médecin devenu journaliste par amour de ce métier, intitulé « La lune… moscovite, » comprend à son début une longue citation de l’éditorial du journaliste Pierre Chaloult paru dans le quotidien Le Droit d’Ottawa, Ontario, peu de temps auparavant.
Chaloult mentionne que les populations des pays occidentaux semblent stupéfaites par le fait que le premier satellite artificiel a été mis au point par des chercheurs vivant de l’autre côté du rideau de fer – cette barrière impénétrable quasi mythique qui sépare les pays du bloc soviétique des pays du bloc américain. Il n’y a en fait rien de surprenant à ce qu’un Soviétique, ou un Tchèque ou un Polonais mette au point quelque chose de merveilleux, affirme Chaloult, et…
Et non, l’expression rideau de fer n’est pas inventée en mars 1946 par Winston Leonard Spencer Churchill, un personnage quasi mythique, mais bien de son temps, en d’autres termes un suprématiste blanc, qui est mentionné dans des numéros de mai et novembre 2019 de notre blogue / bulletin / machin. La dite expression fait son apparition dans un contexte bolchévique / soviétique dans un texte publié en 1918 par un auteur et philosophe russe / soviétique fort controversé, Vassili Vassilievitch Rozanov. Elle fait toutefois sa toute première apparition dans un texte religieux hébraïque, le Talmud de Babylone, rédigé et modifié entre les 4ème et 6ème siècles de l’ère commune, mais je digresse.
La grande première réalisée par les chercheurs soviétiques, ajoute Chaloult, ne signifie pas pour autant que les chercheurs américains, britanniques français, canadiens, espagnols, italiens, indiens, etc. sont inférieurs, ne connaissent rien ou sont incapables de penser.
Chaloult pense que la fierté exprimée par les Soviétiques suite à la mise en orbite du premier satellite artificiel est, jusqu’à un certain point, une très bonne chose. Elle pourrait signifier qu’elles et ils ne voient pas en lui une invention militaire, ce qui ne veut pas dire qu’aucun des satellites à venir ne remplira un tel rôle.
Chaloult pense par ailleurs que le lancement du satellite est, jusqu’à un certain point, une victoire de l’esprit sur l’esprit de conquête. L’URSS a en effet rendue publiques des informations sur son satellite artificiel, au lieu de tout garder secret, ce qui aurait fait passer un gros méchant quart d’heure aux États-Unis, placés devant un fait accompli et imaginant le pire.
Une fois les pensées de Chaloult derrière lui, Roy se dit curieux de voir à quel point certaines personnes qui ne saluent pas les découvertes du monde occidental sont en pamoison devant les chercheurs soviétiques qui ont placé le premier satellite en orbite. Il note par ailleurs que les personnes, selon toute vraisemblance des membres du Congrès américain, qui font porter la responsabilité du retard américain en matière de fuséonautique par l’administration Eisenhower sont celles-là même qui coupent les budgets que celle-ci leur propose.
Aussi brillants que soient les chercheurs soviétiques, souligne Roy, le fait est qu’ils sont à toutes fins utiles conscrits par leur gouvernement. Ils reçoivent tout l’argent dont ils ont besoin, certes, mais la population de l’URSS peut être forcée de se priver du nécessaire.
Dans les pays libre, par contre, les chercheurs œuvrent volontairement et le contribuable a un certain droit de regard sur les sommes consacrées à la recherche, via leurs représentants élus – un état de chose qui peut poser problème car Madame et Monsieur Tout-le-Monde ne sont pas nécessairement bon juges en matière d’aide à la science. Si je peux me permettre un commentaire à cet égard, il suffit de songer au mouvement anti-vaccination / antivax.
Roy conclut son éditorial par une autre réflexion. L’espace interplanétaire obéit à des lois voulues par Dieu, un être suprême qui a donné à l’espèce humaine l’intelligence qui lui permet de découvrir ces lois. S’il est vrai que chaque nouvelle découverte suscite l’étonnement, combien admirent l’œuvre de l’incommensurable puissance divine et la remercie?
Un autre éditorial, fort possiblement publié le 10 octobre, dans le quotidien conservateur Montréal Matin de Montréal, fait le lien entre la puissance divine et le satellite soviétique. Joseph Bourdon commence son texte en soulignant que, pour le moment du moins, celui-ci n’a aucune utilité militaire. S’en inquiéter n’est par conséquent pas vraiment justifiable. D’ailleurs, ajoute Bourdon, on peut s’attendre à ce que d’autres satellites soient placés en orbite avant longtemps. Il pourrait en fait y en avoir de tous les types, et de toutes les nationalités.
Bourdon se demande si notre espèce, avec ses ambitions illimitées, veut se montrer plus puissante que Dieu. Erreur, proclame-t-il. Un satellite artificiel bien éphémère n’est rien face à un univers immense dont nous ne savons pratiquement rien. La télévision, le téléphone et la radio ne sont rien face à l’infini mystère de la vie et de la mort humaines. En dépit de ses conquêtes de plus en plus nombreuses, l’humanité ne réalise de véritable progrès que si elle demeure soumise aux grandes lois divines.
Ces références à un être suprême dans des éditoriaux de journaux aussi tard que 1957 sont curieuses mais en fait, en 1965, 80% des Québécoises et Québécois catholiques affirment assister aux services religieux du dimanche. En 1998, ce pourcentage a chuté à moins de 19 %, mais je digresse.
Faisons un petit pas en arrière pour un homme, et non pas un pas de géant pour l’humanité, pour revenir au 9 octobre. Vers 4 heures 50 minutes, heure locale, le susmentionné Griffin a la chance d’apercevoir le satellite artificiel soviétique alors qu’il se trouve sur la pelouse enneigée qui sépare ses locaux d’habitation de l’observatoire de Newbrook, Alberta, et… Vous avez une question, ami(e) lectrice ou lecteur? Qui est ce Griffin? Toutes mes excuses. Mentionné dans la première partie de cet article, Arthur A. « Art » Griffin est le chercheur en résidence de l’observatoire de Newbrook, une station expérimentale de la division de Physique stellaire de l’Observatoire fédéral, un important organisme mentionné lui aussi dans la première partie de cet article.
Informé par des collègues ou supérieurs que le satellite soviétique serait visible haut dans le ciel, Griffin l’aperçoit alors qu’il est tout juste au-dessus de l’horizon de notre corps planétaire sphérique, comme quoi même les experts peuvent se fourvoyer royalement de temps à autre. Il se précipite alors vers…
Non, ami(e) lectrice ou lecteur à l’imagination débordante et débridée, la Terre n’est pas un corps céleste plat et les vaccins ne constituent pas une menace pour l’humanité. Un peu de sérieux.
Griffin, dis-je, se précipite vers l’observatoire et envoie un message radio à John Mason « Jack » Grant, un collègue basé à l’observatoire de Meanook, Alberta, une autre station expérimentale de la division de Physique stellaire de l’Observatoire fédéral. Utilisant par la suite un appareil de visée de fortune, Griffin braque vers le satellite, quelque peu nerveusement, l’appareil photographique hautement sophistiqué de la station – une pièce d’équipement habituellement utilisée pour photographier les météores, en d’autres mots les objets rocheux ou métalliques venus de l’espace intersidéral qui, une fois entrés dans l’atmosphère terrestre, se heurtent aux molécules de gaz présentes là-haut, créant ainsi une traînée de lumière magnifique / effrayante dans le ciel. Il prend quelques / plusieurs photographies au cours des 4 minutes pendant lesquelles le satellite soviétique est visible.
Les photographies du satellite artificiel soviétique prises par Griffin semblent être les premières prises en Amérique, à ce qu’on dit (tape?).
Détail intéressant, le satellite soviétique capturé sur la ou les photographies que Griffin envoie à l’Observatoire fédéral n’est pas plus gros qu’une tête d’épingle. Il se différencie des étoiles présentes sur l’image par le fait qu’une queue longue de quelques millimètres (quelques fractions de pouce) l’accompagne, ce qui peut sembler un tantinet curieux mais ne l’est pas en fait.
Ce qui est curieux, c’est l’absence de la ou des dites photographies dans les quotidiens québécois examinés par votre humble serviteur. Pourquoi, oh pourquoi l’Observatoire fédéral néglige-t-il ce qui semble être une occasion en or, nenni, en platine ou en diamant, de se faire connaître partout dans le monde? Je ne comprends pas.
À cet effet, permettez-moi de mentionner que, le 10 octobre, un astronome du Smithsonian Astrophysical Observatory, Josef Allen Hynek, déclare que les photographies de Griffin montrent, non pas le satellite soviétique, mais le troisième étage de la fusée qui l’a placé en orbite.
Tout comme l’ensemble des chercheurs et commentateurs occidentaux de l’époque, Hynek est dans l’erreur, en ce a trait à la dite fusée et non pas à l’identité de l’objet volant plus ou moins bien identifié sur les photographies, bien sûr. La fusée en question, une version à peine modifiée du missile balistique intercontinental Korolev R-7, mentionné dans la première partie de cet article, comprend un étage central flanqué par 4 étages d’appoint. Le satellite et sa coiffe se trouvent au sommet de cet ensemble qui fait près de 30 mètres (environ 95 pieds) de haut.
Ne croyez-vous pas qu’il serait temps de vaquer à vos activités quotidiennes, hummm, ami(e) lectrice ou lecteur? Ite articuli tertii est. Allez, la troisième partie de cet article est terminée.