« Mon cher Védrines, c’est une panne de scrutin : » Charles Toussaint « Jules » Védrines et l’élection législative partielle de Limoux, France, de mars 1912, Partie 2
Adieu-siatz, ami(e) lectrice ou lecteur, bonjour et bienvenue dans cette seconde partie de notre article consacré aux déboires électoraux de Charles Toussaint « Jules » Védrine lors de l’élection législative partielle de Limoux. France, de mars 1912. Vous vous souviendrez que nous nous sommes quittés le 16 mars, la veille du scrutin. Reprenons sans plus attendre la trame de notre histoire.
17 mars – jour du vote. Védrines effectue un vol au-dessus des villages entourant Limoux et rend visite à des ami(e)s en automobile.
Si Védrines reçoit la majorité des voix dans les bourgs importants, son principal rival, Jean Bonnail, reçoit celle des électeurs des villages. Et le terme électeur au masculin est approprié ici. Les Françaises ne votent en effet pour la première fois, lors d’élections municipales, qu’en avril 1945, mais revenons à notre élection. Le nombre de villageois dans la circonscription électorale de Limoux l’emportant sur le nombre de citadins, Bonnail et le Parti républicain, radical et radical-socialiste remportent l’élection partielle. C’est là la version officielle,
Il semble en fait que, alors les résultats du scrutin sont compilés dans les bureaux de l’administration régionale de Limoux, l’obscurité se fait dans les dits bureaux. Le système d’éclairage est tombé en panne, direz-vous. Une hypothèse on ne peut plus raisonnable, sauf que les bureaux en question sont éclairés au gaz. Oserais-je dire que certaines personnes ferment des robinets d’alimentation afin que d’autres personnes soient en mesure de faire disparaître les résultats obtenus dans certains bureaux de vote? Impensable, dites-vous, la France est un château fort de la démocratie!
Quoiqu’il en soit, il semble bien que, avant cette éclipse totale de gaz d’éclairage, Védrines a une avance de 1 800 voix, selon une version non officielle de la soirée, une version qui peut fort bien être avancée par des partis politiques opposés au plus important parti à la Chambre des députés, le Parti républicain, radical et radical-socialiste. Une fois la dite éclipse terminée, Védrines tire de l’arrière par 600 voix. Écœuré par ce qui vient de se produire, Védrines quitte les bureaux de l’administration régionale. Des partisans l’implorent d’y retourner aussitôt. L’aviateur s’exécute, mais son retour ne change rien aux résultats du scrutin : Bonnail est déclaré vainqueur.
Constatant à quel point certains de ses partisans, qui ne connaissent pas ces résultats mais craignent le pire, bouillent de rage, Védrines demande à la foule de le suivre la grande place. Arrivé sur place, il leur demande de demeurer calme, tout en reconnaissant à mot plus ou moins couvert que le député sortant, le sénateur Henri Charles Étienne Dujardin-Beaumetz, et sa clique républicaine ont volé l’élection. Et oui, Dujardin-Beaumetz est membre du Parti républicain, radical et radical-socialiste, le plus puissant de la Chambre des députés.
Des partisans de Dujardin-Beaumetz et / ou Bonnail ayant conspué Védrines alors qu’il parle, des partisans de ce dernier lancent des pierres sur les carreaux du café où ils se trouvent. D’autres partisans de l’aviateur s’en prennent au kiosque de vente du quotidien La Dépêche, hostile à Védrines L’édifice abritant l’administration régionale est par ailleurs plus ou moins saccagé. Seule la présence des gens de la Gendarmerie nationale, les gendarmes, y compris certains renforts demandés avant le scrutin par des chefs de l’administration régionale, permet de minimiser les actes de violences de cette soirée d’émeute.
Craignant toujours la vindicte populaire, ces mêmes chefs contactent leur supérieur et lui demandent d’envoyer la troupe. Le préfet Théophile Cornu est perplexe. Où diable va-t-il trouver des soldats un dimanche en soirée? Il en trouve finalement un certain nombre qui partent à cheval vers Limoux. Ce développement, théoriquement secret, parvient toutefois aux oreilles de certains partisans de Védrines, qui n’en reviennent pas. Voyant une statue en bronze apparemment remise par Dujardin-Beaumetz, ils décident de la retirer de son socle. Mieux encore, ou pis encore, je vous laisse choisir, ils décident de balancer Tendresse humaine, c’est le nom de la statue, je ne plaisante pas, dans la rivière qui partage en deux la petite ville de Limoux.
Le vacarme produit lorsque la statue frappe le lit du cours d’eau fait sursauter des chefs de l’administration régionale, qui croient à un attentat à la dynamite. Mais où sont donc les soldats, gémissent-ils? S’il est vrai que les militaires finissent par se pointer, le fait est que les Limouxines et Limouxins, partisans de Védrines ou pas, sont rentré(e)s chez elles et chez eux depuis déjà un bon bout de temps.
Le matin du 18 mars, Dujardin-Beaumetz décide d’aller faire un petit tour sur la grande place de Limoux. Son air renfrogné ne passe pas inaperçu. Croyant, et peut-être pas à tort, que le sénateur veut les narguer, plusieurs personnes le conspuent avec enthousiasme. Craignant pour sa sécurité, Dujardin-Beaumetz quitte les lieux à vitesse grand V.
Un peu plus tard, Dujardin-Beaumetz a la bonne idée d’accompagner Cornu, qui s’est rendu à Limoux pour voir que diable se passe à cet endroit, dans la tournée que celui-ci effectue, escorté de gendarmes et de soldats à cheval. Là encore, le sénateur ne passe pas inaperçu. Conspué et traité de Jocond et voleur, il juge bon de ne pas ouvrir la bouche. Enfin, une bonne idée. Désolé. Désolé. Constatant à quel point la foule grandissante se fait moins sympathique, Cornu coupe court à sa tournée.
Vous vous souviendrez bien sûr que le surnom, euh, amusant mais impoli, Jocond est inspiré par le vol de La Joconde, mentionné dans la première partie de cet article et, peut-être, par le mot d’argot français de France con, qui signifie crétin ou imbécile.
Croiriez-vous que Dujardin-Beaumetz décide un peu plus tard d’aller faire un autre petit tour sur la grande place de Limoux? Et oui, il sort tout seul, comme un grand tarla. Conspué de nouveau, le sénateur quitte les lieux à vitesse grand V.
En après-midi, quelques personnes d’un village voisin tentent de franchir la foule qui se trouve sur la grande place. Mal leur en pris. Croyant, à tort semble-t-il, que ces personnes veulent les provoquer, des partisans de Védrines leur tombent dessus et menacent de les balancer dans la rivière. Des gendarmes les tirent assez rapidement de ce mauvais pas. Des soldats à cheval tentent de vider la grande place à plus d’une reprises mais finissent par renoncer.
Une commission de la Chambre des députés ne tarde pas à se pencher sur les résultats du scrutin. Elle constate apparemment que bon nombre de rapports provenant de différents endroits porte la même écriture, écrite avec la même encre. Des bulletin de vote qui favorisent Védrines peuvent, je répète peuvent, avoir été annulés sans raison.
Est-il nécessaire de souligner que Védrines porte plainte devant les autorités? C’est bien ce que je pensais. Les centaines de Limouxine et Limouzins qui signent des pétitions l’appuient sans réserve. Ainsi, avec les gens derrière lui et des preuves apparentes de fraude, Védrines gagne sa cause, n’est-ce pas? Et bien, non. Et vive la démocratie!
Si l’annonce par la dite commission de la Chambre des députés que Bonnail a bel et bien gagné l’élection du 17 mars en surprend personne, bon nombre de Limouxines et Limouxins n’en continuent pas moins de protester, soir après soir.
Outrés par une telle impudence, des chefs de l’administration régionale exhument un règlement qui interdit les rassemblements de plus de 3 personnes. Les bonnes gens de Limoux passant outre, les gendarmes commencent à rédiger des séries de procès-verbaux plus ou moins ridicules. Des contrevenants se succèdent devant le juge de paix pendant environ 2 mois.
Le commissaire de police de Limoux, un énergumène particulièrement impopulaire du nom de Chaussat, aussi connu sous le surnom de « Patacouilla, » un dérivatif du mot d’argot français de France couillon, qui signifie crétin ou imbécile, se voit vite affublé de l’aimable surnom de « Boum Boum. » Me croiriez-vous si je vous disais que la prononciation de l’un ou l’autre de ces sobriquets ne tarde pas à être considérée comme étant un outrage au commissariat de police et, comme tel, passible d’une amende sans sursis? Et oui, la France a Liberté, Égalité, Fraternité pour devise à cette époque et encore aujourd’hui.
Le sentiment de trahison ressenti par Védrines et ses partisans ne donne finalement lieu à rien de concret. Appelé à soumettre sa cause devant un bureau de la Chambre des députés un peu avant la fin mars, l’aviateur refuse de leur remettre le dossier qu’il a constitué, ou qu’il veut constituer. Intercepté par un journaliste d’au moins un quotidien, Védrines y va d’un commentaire désabusé : « Leur donner mon dossier pour qu’ils me le volent! Ah, vous ne les connaissez pas, ils sont capables de tout! » Védrines ne parvient pas non plus à obtenir un ajournement, une requête pourtant accordée peu de temps auparavant à un député du susmentionné Parti républicain, radical et radical-socialiste. Et oui, Dujardin-Beaumetz est membre de ce parti, le plus puissant de la Chambre des députés.
Les adversaires de Védrines ont dès lors tout le loisir d’enterrer une fois pour toute l’affaire Védrines, à supposer bien sûr que cette décision ne soit pas déjà prise. Et oui, le bureau de la Chambre des députés valide l’élection de Bonnail avant même la fin du mois de mars, et ce à l’unanimité. Et non, un débat animé dans cette même chambre ne change strictement rien.
Fin avril, Védrines se rend discrètement / secrètement Limoux afin d’y tenir une réunion publique. Sa présence est vite détectée par des partisans qui se rendent en face du café où il se trouve et lui propose de l’accompagner autour de la grande place. Prévenu de la chose, Chaussat s’interpose et menace Védrines d’une amende s’il se joint à ses partisans. L’aviateur demande alors à ceux-ci de revenir en soirée.
À l’heure dite, Chaussat s’interpose de nouveau. Les rassemblements sur la voie publique ne sont pas permises. Qu’à cela ne tienne, les partisans de Védrines commencent à chanter. Ne parvenant pas à forcer la foule à se disperser, les gendarmes distribuent force procès-verbaux. Quelques peu agacés par le zèle de ceux-ci, des partisans de Védrines empruntent le couvre-chef de Chaussat. Ils se l’échangent, le placent dans une fontaine et l’installent gentiment sur le socle précédemment occupé par la statue Tendresse humaine. Chaussat n’est pas amusé.
C’est dans une atmosphère tendue que des élections municipales se tiennent à Limoux, au début de mai 1912. Védrines n’est toutefois plus en mesure de se rendre dans cette ville. Il subit en effet de graves blessures à la tête vers la fin avril, lors d’un accident d’aéroplane. Conscient qu’il pourrait y avoir du grabuge, des chefs de l’administration régionale font venir des soldats et des soldats à cheval.
Le dépouillement des votes indique rapidement que les tous les membres sortants du conseil municipal ont mordu la poussière. D’aucuns suggèrent que certains de ces ******** tentent de trafiquer les résultats. Diverses personnes responsables s’interposent et interdisent poliment aux sbires des dits ******** d’accéder aux bureaux où se trouvent les rapports.
Soucieux d’éviter des débordements, le maire élu, Pierre Constans, qui n’a apparemment pas de lien de parenté avec le maire sortant, Pierre Constans-Pouzols, demande à tout le monde de rentrer à la maison.
Les Limouxines et Limouxins descendent dans la rue le jour qui suit l’élection pour célébrer le changement de régime, et ce avec la permission de Constans-Pouzols, en poste en attendant la passation des pouvoirs, vers la mi-mai. Même les gendarmes font apparemment un tantinet moins de zèle au cours des jours suivants, au grand dam de Chaussat.
C’est peut-être vers cette époque que les autorités suggèrent discrètement que la prononciation des mots « Boum Boum » et Chaussat ne sera plus un délit, au grand dam de Chaussat. Pauvre petit lui. Désolé, désolé.
Le nouveau maire de Limoux s’installe dans ses bureaux un peu après la mi-mai. Quittant l’hôpital sans prévenir ses médecins, Védrines rend visite à ses ami(e)s et partisan(e)s moins d’une semaine plus tard. On lui réserve un accueil triomphal. Celles et ceux qui peuvent approcher Védrines de près sont choqué(e)s par la gravité de ses blessures. L’aviateur n’est certes pas encore rétabli.
Soulagés par le changement de régime, certains résidents de Limoux décident de s’amuser un peu. Un peu avant ou après la passation des pouvoirs, ils décrochent le portrait du gériatrique président français qui se trouvent dans la mairie afin de le remplacer par un portrait de l’athlétique Védrines. Armand Fallières retrouve toutefois assez vite sa place.
À cette époque, Védrines tente toujours d’amener la Chambre des députés à accepter son point de vue. Des discussions entre députés ont lieu en mai et juin qui n’apportent aucun changement : Bonnail a remporté l’élection du 17 mars.
Vous serez heureuse ou heureux d’apprendre que La Joconde retrouve sa place au Musée du Louvre en janvier 1914, après une tournée pour le moins triomphale en Italie. Un collectionneur d’art que le voleur, Vincenzo Peruggia, contacte en décembre 1913 contacte en effet à son tour les forces de l’ordre italiennes, dans ce cas-ci le Corpo dei Carabinieri Reali, lorsqu’il réalise que la peinture qu’il examine dans un hôtel de Florence, Italie, est l’œuvre disparue 28 mois plus tôt. Condamné en juin 1914 à une courte peine de prison, une peine courte pour cause de déficience intellectuelle appréhendée et de popularité irrésistible auprès du public italien, Peruggia est libéré avant même la fin du mois de juillet.
Dujardin-Beaumetz, quant à lui, n’a pas le loisir de participer aux démonstrations d’allégresses qui entourent le retour de La Joconde à Paris, France. Nenni. Et oui, La Joconde fait l’objet d’une surveillance accrue. En 2022, cette surveillance atteint des sommets inimaginables un siècle plus tôt. Dujardin-Beaumetz, dis-je (tape-je?), meurt, je n’oserais jamais dire (taper?) passe l’arme à gauche ou crève, en effet en septembre 1913, deux jours avant son 61ème anniversaire. On peut se demander combien de Limouxines et Limouxins versent des larmes en apprenant cette nouvelle.
Les Limouxines et Limouxins titubent toutefois sous le choc lorsqu’elles et ils apprennent le décès de Védrines et du mécanicien qui l’accompagne, Marcel Guillain, en avril 1919. Leur avion, un bombardier de nuit bimoteur converti peut-être en avion de ligne, s’écrase en France alors que les deux hommes effectuent un vol d’essais sans escale entre Paris et Rome, Italie. Védrines a tout juste 37 ans.
Permettez-moi de conclure ce conte de malheur en soulignant que ce serait vachement bien si la Terre comptait moins de Homo sapiens comme Dujardin-Beaumetz et Chaussat en positions d’autorité.
Vive Védrines!
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