« Deux steak tartare de pétrole pour la table 13, et mouvez-vous, bon sang! : » La grande aventure d’une manne qui a brièvement eu le vent en poupe, les protéines d’origine unicellulaire cultivées sur des dérivés du pétrole, partie 1
Aimez-vous la bonne bouffe, ami(e) lectrice ou lecteur? Si votre réponse est un oui retentissant, permettez-moi de vous indiquer que le sujet du présent article pourrait ne pas activer vos sucs digestifs.
Le dit sujet trouve son origine dans un article paru il y a 60 ans dans l’important quotidien La Presse de Montréal, Québec. Le journaliste Roland Prévost y décrit le remarquable projet que deux jeunes Québécois, deux frères en fait, Roger Mallette, 14 ans, et André Mallette, 11 ans, ont réalisé pour la 4ème Expo-Sciences de Montréal qui se tient les 4 et 5 avril 1964 au Chalet de la Montagne, à Montréal bien sûr.
Soit dit en passant, la dite expo-sciences est appuyée par la Commission des écoles catholiques de Montréal, le Protestant School Board of Greater Montreal, plusieurs organisations scientifiques professionnelles et le ministère de la Jeunesse du Québec.
Si, si, le ministère de la Jeunesse. Voyez-vous, il n’existe pas de ministère de l’Éducation au Québec en avril 1964. Je ne plaisante pas.
Avant juillet 1960, l’éducation au Québec est du ressort du département de l’Instruction publique, un simple département du Secrétariat provincial, une sorte de ministère fourre-tout qui chapeaute l’instruction publique, la santé, etc.
Dans les faits, le département de l’Instruction publique est avant tout un organisme de gestion. C’est l’église catholique, apostolique et romaine qui contrôle les écoles, collèges et universités du secteur catholique.
Les vraies décisions concernant l’éducation de la grande majorité de la population du Québec, la population catholique, se prennent en fait lors des réunions du Comité catholique du Conseil de l’instruction publique, un organisme dont les membres, non élus évidemment, sont les très conservateurs évêques catholiques, apostoliques et romains du Québec et un nombre égal de laïcs qui ne brillent pas non plus par leur libéralisme ou ouverture d’esprit.
En juillet 1960, le département de l’Instruction publique est transféré au département de la Jeunesse. Il devient le ministère de l’Éducation en mai 1964. Je sais, on croit rêver, mais revenons à nos deux jeunes gens.
Le projet des frères Mallette, deux étudiants de l’Académie Saint-Léon, une école privée située à Westmount, Québec, non loin de Montréal, est une « usine miniature capable de fabriquer des protéines alimentaires par la culture de microorganismes sur du pétrole, suivant un procédé mis au point en France. » Plutôt impressionnant, n’est-ce pas?
Plus de 10 000 personnes se rendent au Chalet de la Montagne le 4 avril (soirée) et le 5 avril (matinée et après-midi) pour admirer plus de 150 (environ 180?) projets en astronomie, biologie (descriptive et expérimentale), chimie, génie, géologie, mathématiques et physique crées par environ 300 jeunes francophones et anglophones venus de nombreuses écoles secondaires et collèges classiques, voire même de quelques écoles primaires peut-être, de la région de Montréal.
Incidemment, la personne qui ouvre officiellement l’Expo-Sciences de Montréal est nul autre que le directeur de l’Institut de médecine et de chirurgie expérimentale de l’Université de Montréal, à… Montréal, et un pionnier mondial des études sur le stress, l’endocrinologue hongro-canadien János Hugo Bruno « Hans » Selye, né Selye János.
J’aimerais pouvoir vous dire que les frères Mallette gagnent un prix mais ce n’est malheureusement pas le cas. C’est bien pour dire, un sujet qui intéresse un journaliste ne soulève pas nécessairement l’enthousiasme des membres d’un jury.
Le grand vainqueur de l’Expo-Sciences de Montréal de 1964 étudie au Séminaire de Sainte-Thérèse, l’actuel Collège Lionel-Groulx, à… Sainte-Thérèse, Québec. Il a pour nom Jean Vallières.
Astronome amateur depuis 1959, ce jeune homme de 20 ans, je pense, se voit décerner la Médaille du lieutenant-gouverneur, catégorie jeunesse, en bronze, et une bourse d’études de 500 $, une somme qui correspond à environ 4 850 $ en devises de 2024. La dite bourse l’amène en Angleterre. Vallières complète par la suite des études en physique à l’Université de Montréal.
Ce membre fondateur et premier président, en 1975, de l’Association des groupes d’astronomes amateurs du Québec (AGAAQ), l’actuelle Fédération des astronomes amateurs du Québec, est l’auteur d’un ouvrage fort populaire, Devenez astronome amateur, publié en 1980 – et republié en 1984 et 1987.
Ce professeur de physique dans ce qui est alors le Collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP) Lionel-Groulx, à Sainte-Thérèse, avait publié Initiation à l’astronomie en 1978.
En avril, mai et juin 1977, Vallières sembler collaborer à l’émission de télévision À la belle étoile, produite avec l’appui de l’AGAAQ et de la Fédération québécoise du loisir scientifique (FQLS). Cette série en 13 épisodes est diffusée au Québec par une firme de télévision par câble active dans la province, National Cablevision Limited de Vancouver, Colombie-Britannique.
Au fil des ans, Vallières est honoré plus d’une fois par ses pairs. En 1972, par exemple, il est le premier récipiendaire du trophée Étoile d’argent, une récompense octroyée annuellement par le Centre d’astronomie de Montréal de la Société royale d’astronomie du Canada à un Québécois (Canadien?) francophone qui s’est illustré par ses écrits ou réalisations.
Soit dit en passant, Vallières est alors éditeur de L’Annuaire astronomique de l’amateur, un ouvrage de référence annuel fort utile, pour ne pas dire indispensable, qui inclut tous les phénomènes astronomiques dignes de mention. Il effectue ce travail entre 1965 et 1975.
Et oui, la Société royale d’astronomie du Canada est mentionnée à moult reprises dans notre admirable blogue / bulletin / machin, et ce depuis décembre 2018.
En 1976, Vallières reçoit le Prix du loisir scientifique décerné annuellement par la FQLS à une personne qui s’est illustré par ses travaux de recherche et / ou d’animation.
En 1990, il reçoit le trophée Méritas de l’AGAAQ décerné annuellement à un membre d’un club qui lui est affilié, et ce pour souligner sa grande contribution au progrès de l’astronomie au Québec.
Retraité en 1999, je pense, Vallières lance les logiciels astronomiques éducatifs Kepler II et Coelix en mai 2000 et mars 2003, mais je digresse. En grand.
Vous vous demandez sans aucun doute comment les frères Mallette en sont venus à décider de soumettre leur projet d’usine miniature. Le fait est que, selon La Presse bien sûr, c’est suite à la lecture d’un article paru quelques mois auparavant dans cet important quotidien que l’idée leur est venue.
Personnellement, votre humble serviteur était un tantinet sceptique. Voyez-vous, l’article en question paraît en janvier 1964. Je vous le demande, croyez-vous que nos jeunes amis auraient eu le temps d’envoyer une lettre en Europe, d’attendre une réponse, de digérer la dite réponse, de fabriquer leur usine miniature et de déboguer la dite usine en tout juste 12 semaines pendant lesquelles ils sont en classe du lundi au vendredi?
Votre humble serviteur doit pourtant avouer que seul l’important quotidien Le Soleil de Québec, Québec, semble publier un texte sur le potentiel culinaire du pétrole au cours de l’automne 1963, vers la mi-octobre plus précisément. Aussi peu plausible que cela peut sembler, les frères Mallette semblent avoir fait tout ce qu’ils avaient à faire, de l’envoi de la lettre au débogage de leur usine, en tout juste 12 semaines. Chapeau!
Soit dit en passant, l’article de janvier 1964 dans La Presse a pour titre « Le pétrole qui nourrit : Une solution possible à la sous-alimentation. »
Aux dires de l’auteur anonyme de cet article, des travaux de recherche récents démontrent que certains types de levures croissent sur certains sous-produits du pétrole.
Les perspectives nouvelles et très importantes qu’ouvrent ces recherches suscitent deux questions : en premier lieu, pourrait-on obtenir des ‘moissons’ de micro-organismes dérivés du pétrole, afin de produire des aliments qui compenseraient la pénurie de protéines procurées par la viande dont souffrent tant d’hommes [sic – tant de femmes et d’enfants aussi] sur terre? en second lieu, ces micro-organismes ont l’avantage de se nourrir exclusivement des éléments qui, dans le pétrole, sont les moins précieux : ceci étant, ne pourrait-on pas tirer parti de ces propriétés pour augmenter la valeur du pétrole?
Et oui, le pognon semble compter au moins autant pour la firme qui effectue ces travaux de recherche que la survie de centaines de millions d’êtres humains. Désolé, désolé.
arlant (tapant?) de pognon, des informations de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture localisées par le journaliste laissent entendre que les protéines synthétiques pourraient être de 13 à 15 fois moins chères que les protéines naturelles présentes dans de la viande, mais revenons à la firme qui effectue les travaux dont il est question ici.
Cette firme est la Société française des pétroles BP, la filiale française du géant pétrolier britannique British Petroleum Company Limited.
La personne qui dirige les travaux sur les protéines synthétiques est son directeur des recherches, l’ingénieur en mécanique / chimiste français Alfred Champagnat. Les dits travaux débutent en 1957.
Ils sont peut-être liés au moins en partie au fait que le carburant diesel / gas-oil / gasoil / gazole produit à cette époque par la raffinerie de la Société française des pétroles BP de Lavéra, à Martigues, France, non loin de Marseille, à partir de pétrole libyen, contient un tantinet trop de paraffine. Cette paraffine rend en effet ce carburant diesel par trop visqueux par temps froid. Tout procédé en mesure de réduire la quantité de paraffine présente dans ce produit serait le bienvenu. Si le dit procédé est en mesure de produire des protéines ayant une bonne valeur commerciale, ce serait évidemment encore mieux.
Comme vous pouvez vous y attendre, les travaux de Champagnat ont un tant soit peu dépassé le stade des recherches en laboratoires en 1964/
Soucieux de lancer un programme de recherche important, Champagnat peut, je répète peut, avoir utilisé une approche un tantinet hétérodoxe. Il présente 2 jambons à des grosses légumes de British Petroleum, le premier provenant d’un porc nourri avec du grain et le second d’un porc nourri avec des protéines pétrolières. Les dites grosses légumes sont incapables de les départager. Champagnat obtient un feu vert.
Une autre version de l’histoire veut qu’une présentation fort émotive faite par Champagnat dans un anglais approximatif, lors d’une conférence de recherche de British Petroleum tenue en France, une présentation incluant des images de personnes sous-alimentées, ait donné lieu à une ovation debout – du jamais vu dans une telle conférence.
Incidemment, Champagnat devient le premier directeur d’un nouvel organisme de recherche créé en 1964 ou 1965 par British Petroleum, la Société internationale de recherche BP.
Quoi qu’il en soit, la Société française des pétroles BP dispose ainsi, vers 1963, d’une usine pilote, sur le site de la raffinerie de Lavéra. Cette usine pilote peut produire environ 1 000 kilogrammes (environ 2 200 livres) de concentrés de protéines par jour et ce à partir de carburant diesel.
Fort intéressés par les travaux de Champagnat, les frères Mallette lui écrivent afin d’obtenir de plus amples informations. Prévoient-ils déjà de créer une présentation pour la 4ème Expo-Sciences de Montréal, demandez-vous, ami(e) lectrice ou lecteur? Si seulement je savais.
Quoi qu’il en soit, Champagnat se fait un plaisir de faire parvenir des informations sur son procédé de production et des échantillons de concentrés de protéines aux jeunes Québécois.
Une fois cette documentations reçue et bien assimilée, les frères Mallette font appel à une jeu de construction non identifiée ainsi qu’à quelques bocaux (en verre?) et quelques tubes de plastique.
Dans son article d’avril 1964, le susmentionné Prévost souligne que, comme vous pouvez l’imaginer, l’usine miniature ne fonctionne pas du premier coup. Plusieurs modifications s’avèrent nécessaires. Cela étant dit (tapé?), elle finit par produire une poudre blanche similaire à celle produite par Champagnat en France. Sa qualité n’est probablement pas aussi élevée que celle des concentrés de protéines produite par l’usine pilote, bien sûr, mais le fait que cette poudre existe est néanmoins assez impressionnant.
Tout comme leur contrepartie française, les petits biscuits de concentrés produits par les frères Mallette sont très nutritifs. Ils contiennent par exemple beaucoup de lysine, un acide aminé essentiel pour la santé humaine et animale, ce qui fait d’eux un excellent complément pour des aliments qui n’en contiennent que bien peu, le blé et le maïs par exemple.
Prévost conclut son article d’avril 1964 par quelques phrases bien senties :
On ne le dira jamais trop : le monde a faim. Les deux tiers [sic] de l’humanité souffrent de sous-alimentation. La poussée démographique actuelle rend ce problème chaque jour plus aigu, mais il n’y a aucune raison pour qu’on n’en sorte pas. ‘La seule limite d’ordre pratique à la production de nourriture est la quantité d’argent et de travail que la société humaine voudra bien y consacrer.’ Ce mot de Lord John Boyd Orr, M. Alfred Champagnat l’a mis en exergue d’un de ses articles.
Prévost ne se fait toutefois pas d’illusion : « La culture de microorganismes sur le pétrole brut n’est pas ‘la’ solution à la faim du monde. »
Avant que je ne l’oublie, le baron Boyd-Orr de Brechin Mearns, né John Boyd Orr, un professeur / politicien / physiologiste de la nutrition / médecin / homme d’affaires / biologiste / agriculteur écossais, prononce et / ou écrit les mots cités plus haut en 1953.
Un bref rappel si vous le permettez. Un tiers et non pas deux tiers de la population de la Terre, soit plus d’un milliard de personnes, souffre de sous-alimentation en 1964. En 2024, de 700 à 800 millions de personnes souffrent du même problème, soit environ 1 personne sur 11. S’il est vrai que la situation s’améliore au fil des ans, cette amélioration est une bien piètre consolation pour les personnes qui ont faim en ce moment.
Soit dit en passant, les 195 pays du monde ont dépensé environ 2 200 000 000 000 $ ÉU pour leur défense en 2023, soit environ 275 $ ÉU pour chaque être humain vivant ou survivant sur Terre.
Pendant ce temps, 1 milliard de personnes dans le monde vivent ou survivent avec moins de 1 $ ÉU par jour, le seuil défini par la communauté internationale comme constituant une extrême pauvreté.
Si je peux me permettre de citer, hors contexte, une phrase tirée du grand roman Allah n’est pas obligé, publié en 2000 par le grand écrivain et athlète ivoirien Ahmadou Kourouma, il n’y a pas de justice sur cette terre pour le pauvre.
Alfred Champagnat. J.W.G. Wignall, « Food From Crude Oil May Feed Hungry. » The Age TV and Radio Guide, 17 au 23 mai 1963, 13.
Aimeriez-vous en apprendre davantage sur les travaux de Champagnat? Et, oui, c’était bel et bien une question rhétorique. Désolé.
Produire des protéines alimentaires à partir du pétrole peut sembler être une blague de mauvais goût, sans jeu de mot, mais c’est pourtant le pari que se lance Champagnat.
Ceci étant dit (tapé?), Champagnat n’est pas le premier chercheur à effectuer des travaux dans ce domaine. Nenni. De fait, l’ingénieur électrochimique américain John Woods Beckman suggère l’utilisation de microorganismes pour produire des protéines alimentaires dès 1926.
En 1948, des chercheurs ouest-allemands, F. Just et W. Schnabel, cultivent avec succès des bactéries sur des paraffines liquides et solides. Ils obtiennent une unité de masse (gramme ou once, au choix) de poudre par unité de masse de paraffine liquide, par exemple. Just et Schnabel offrent la poudre ainsi obtenue à des rats qui la consomment sans effets négatifs apparents. Ces deux chercheurs effectuent par la suite des travaux avec des levures, des travaux qui donnent eux aussi de bons résultats. En 1951, Just et Schnabel collabore avec un autre chercheur ouest-allemand, S. Ullmann, et obtiennent encore une fois de hauts rendements.
Encore un autre chercheur ouest-allemand, W. Hoerburger, effectue des expériences en 1955 mais ne croit pas que celles-ci puissent donner lieu à une application industrielle, mais revenons à Champagnat.
Aux dires de certains, c’est au cours d’un repas informel à l’heure du midi que démarre le projet de Champagnat. Celui-ci casse alors la croute avec un collègue, Charles Vernet, et un microbiologiste du prestigieux Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en poste à Marseille, Jacques Charles Senez. Celui-ci collabore avec des chercheurs de la Société française des pétroles BP depuis 1956 sur des procédés biologiques de nettoyage d’eaux contaminées par des hydrocarbures. Ce projet, semble-t-il, n’a pas donné les résultats escomptés.
Champagnat lui ayant demandé s’il avait des idées afin poursuivre leur collaboration, Senez propose la production de protéines alimentaires avec du pétrole. Champagnat et Vernet étant visiblement sceptiques, Senez leur explique ce qu’il a l’esprit. Le scepticisme cède la place à l’enthousiasme.
Remarquez, d’autres sources laissent entendre que l’idée est venue de Champagnat qui la mentionne ensuite à Senez.
Quoi qu’il en soit, fort des ressources financières de la Société française des pétroles BP et de l’appui du CNRS, Champagnat se lance dans l’aventure, une aventure qui va se poursuivre la semaine prochaine.
D’ici là, amusez-vous avec prudence, ami(e) lectrice ou lecteur. La modération n’est pas que pour les moines.