Un bon élan en mérite un autre : La saga de l’avion-cargo canadien Canadair CL-44, Partie 2
Bien le bonjour, ami(e) lectrice ou lecteur, et bienvenue dans cette seconde partie de notre article sur l’avion-cargo canadien Canadair CL-44.
Comme vous le savez sans doute, les relations entre le Canada et son puissant voisin du sud sont parfois (souvent?) difficiles. Un exemple de ces tensions concerne, vous l’aurez deviné, l’aéronef bien anodin qu’est le CL-44. En 1959 et 1960, avant même le premier vol de la version civile à queue pivotante de cet aéronef, Canadair Limited de Cartierville, Québec, obtient des commandes des 3 plus importantes sociétés aériennes américaines spécialisées dans le transport du fret. Cela ne se fait toutefois pas sans heurts.
À cette époque, en effet, Seaboard and Western Airlines Incorporated, par la suite Seaboard World Airlines Incorporated, éprouve de très sérieuses difficultés financières. Afin de lui éviter la faillite, Canadair accepte d’étaler les paiements sur une période de quelques mois – une offre pour le moins généreuse. Mieux encore, une société d’état canadienne, la Société d’assurance des crédits à l’exportation, s’engage à protéger Canadair contre toute perte encourue au cours de cette vente. L’organisme fédéral agit de même dans le cas de la commande de Flying Tiger Line Limited. L’importance de ces contrats est telle, déclare le ministre du Commerce, Gordon Minto Churchill, que le gouvernement fédéral accepte volontiers de courir le risque.
L’industrie aéronautique américaine ne tarde pas à réagir. En janvier 1960, le sénateur Almer Stillwell « Mike » Monroney, président du Aviation Subcommittee du Committee on Interstate and Foreign Commerce, dépose un projet de loi des plus intéressants qui modifierait les pouvoirs du Civil Aeronautics Board. Cet ancêtre de la Federal Aviation Administration de 2022 pourrait dorénavant garantir jusqu’à 75 % des prêts accordés aux sociétés aériennes américaines qui achètent des avions-cargos américains dont la valeur ne dépasse pas une certaine somme. Selon la version officielle, la flotte d’avions-cargos ainsi constituée va renforcer la United States Air Force (USAF) en situation de crise. De nombreux avionneurs et sociétés aériennes appuient le projet de loi de Monroney. La USAF ne partage pas leur enthousiasme. Elle craint une diminution des sommes consacrées aux commandes d’avions-cargos militaires.
Au Canada, le chef de l’opposition officielle, Lester Bowles « Mike » Pearson, un gentilhomme mentionné dans quelques numéros de notre blogue / bulletin / thingee depuis juin 2019, manifeste son inquiétude à la Chambre des Communes. Le projet de loi de Monroney accorde un avantage indu aux fabricants d’avions-cargos américains. Le secrétaire d’état aux Affaires extérieures, Howard Charles Green, partage ce point de vue.
En février 1960, des représentants du ministère de la Production de défense et de Canadair se rendent à Washington. Ils découvrent rapidement que les défenseurs du projet de loi ont pour objectif principal de mettre fin aux ventes de CL-44 aux États-Unis. Divers départements et agences fédérales américaines prennent position, pour ou contre. En fin de compte, les membres du Aviation Subcommittee rejettent le projet de loi.
Certaines rumeurs commencent cependant à circuler en mars 1960. La USAF envisage la possibilité de commander 50 CL-44 à queue pivotante. L’administration du président Dwight David « Ike » Eisenhower ne manifeste guère d’enthousiasme à cette idée. Un de ses représentants propose toutefois un scénario des plus intéressants au gouvernement canadien. Si celui-ci acquiert 66 chasseurs tout temps supersoniques McDonnell F-101 Voodoo destinés à la défense de l’Amérique du Nord, la USAF va commander un certain nombre de CL-44. Économiquement, politiquement et militairement parlant, l’idée d’un tel accord d’échange semble excellente. Les deux parties entament des discussions dans le plus grand secret.
Et oui, la splendidement bonne collection du Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, à Ottawa, Ontario, comprend un Voodoo.
Un événement quelque peu inattendu vient changer la donne. À la mi-avril 1960, un comité consultatif américain regroupant des hommes d’affaires, le comité Reed, du nom de son président, Gordon W. Reed, président du conseil d’administration de la société pétrolière Texas Gulf Producing Company, dépose son rapport. Celui-ci propose l’achat de 232 CL-44 à queue pivotante si le Canada s’engage à commander un certain nombre de Voodoo. La valeur des avions-cargos étant très supérieure à celle de ces chasseurs tout temps, les gouvernements américain et canadien jugent la proposition inacceptable.
Si je peux me permettre, même si je peux certainement comprendre pourquoi le gouvernement américain balance cette proposition, la négativité de son homologue canadien me déconcerte un peu, ou peut-être pas, étant donné ce que vous verrez (lirez?) ci-dessous.
Des jours, puis des semaines passent. Les deux parties éprouvent de sérieuses difficultés à concevoir un accord équitable. De nombreux membres du United States Congress manifestent ouvertement leur hostilité à toute idée d’accord d’échange négocié de gré à gré sans aucune compétition. Une rencontre au sommet entre Eisenhower et le premier ministre canadien, John George « Dief » Diefenbaker, en juin 1960, ravive les espoirs des négociateurs. Leur enthousiasme est de courte durée. Le projet agonise et le gouvernement fédéral finit par se retirer.
Diefenbaker et ses conseillers craignent en effet les critiques (dépendance excessive envers les États-Unis et planification déficiente dans le domaine de la défense par exemple). Et que dire de la réaction des avionneurs canadiens lorsque l’acquisition des Voodoo serait annoncée, à peine plus d’un an après l’abandon du chasseur tout temps canadien Avro CF-105 Arrow?
Et oui, Diefenbaker est mentionné dans quelques / plusieurs numéros de notre blogue / bulletin / machin depuis octobre 2020.
Cela étant dit (tapé?), le ministère de la Production de défense propose une solution de rechange bien supérieur à l’accord d’échange. Cet accord triangulaire a l’avantage de stimuler l’industrie aéronautique canadienne tout en évitant une trop grande dépendance envers les États-Unis. Ses 3 éléments se lisent comme suit :
- prise de contrôle par l’Aviation royale du Canada (ARC) des stations de la ligne Pinetree, un des trois éléments du réseau d’alerte mis en place par les États-Unis et la Canada pour détecter d’éventuelles attaques de bombardiers soviétiques munis d’armes (thermo)nucléaires,
- transfert à l’ARC de 66 Voodoo, avec partage des coûts selon un ratio ⅓-⅔, et
- achat par la USAF d’environ 32 CL-44 à queue pivotante.
Le United States Department of Defense approuve le projet canadien, au grand dam de nombreux hauts gradés de la USAF, qui veulent acheter une version de transport de l’avion de ravitaillement en vol Boeing KC-135 Stratotanker. Les séances d’information préliminaires avec des membres influents du United States Congress se déroulent toutefois assez bien. Un coup terrible et tout à fait inattendu vient mettre fin aux discussions.
Le Cabinet, alors en réunion à Ottawa, refuse d’appuyer le projet. Les compensations pour l’abandon du Arrow ne doivent pas aller à l’industrie aéronautique québécoise, affirment des députés gouvernementaux de la région de Toronto, Ontario, la région où le dit Arrow devait être fabriqué. Un second groupe de députés gouvernementaux dirigé par le susmentionné Green souligne que l’acquisition d’avions de chasse tout temps, guère plus d’un an après l’abandon du Arrow, risque fort de rallumer cet abandon controversé.
L’entrée en service des Voodoo va par ailleurs probablement relancer le débat sur l’utilisation, ou non utilisation, d’armes nucléaires par les forces armées canadiennes. En effet, ne l’oublions pas, l’armement du Voodoo comprend une paire de roquettes non guidées Douglas MB-1 / AIR-2 Genie à ogive nucléaire.
L’administration Eisenhower, déçue, se plaint, en privé. Au bout d’un certain temps, le Cabinet revient sur sa position. En septembre 1960, le ministre de la Défense nationale, George Randolph Pearkes, et un collègue, Donald Methuen Fleming, le ministre des Finances, rencontrent les secrétaires à la Défense et au Trésor, Thomas Sovereign Gates, Junior et Robert Bernard Anderson. Ces derniers sont réticents. L’élection présidentielle doit avoir lieu sous peu et l’accord triangulaire est beaucoup trop controversé.
L’administration Eisenhower soumet une contre-proposition en novembre qui ne mentionne plus l’achat des CL-44 à queue pivotante. Le gouvernement fédéral rejette cette proposition qui n’a de toute façon aucune valeur. Le candidat à la succession du président Eisenhower, Richard Milhouse « « Tricky Dick » Nixon, est battu par John Fitzgerald « Jack » Kennedy.
Veuillez noter que Nixon est mentionnés dans des numéros de mai 2019, juin 2019 et décembre 2021 de notre blogue / bulletin / machin. Kennedy l’est quant à lui à quelques / plusieurs reprises depuis mai 2019.
Le gouvernement fédéral reprend les négociations peu après l’inauguration du nouveau président. Il propose de nouveau l’accord triangulaire. Ses négociateurs disposent d’un argument de poids. Le Cabinet ne peut justifier l’acquisition des Voodoo devant l’opinion publique canadienne qu’à une seule condition : l’achat par la USAF d’un certain nombre de CL-44, en guise de compensation. Les négociateurs américains en sont arrivés à la même conclusion. Certains d’entre eux vont plus loin encore.
Si les États-Unis refusent de coopérer, le Canada peut tout bonnement renoncer à l’acquisition des Voodoo. Une telle décision signifie que, à plus ou moins brève échéance, le gouvernement fédéral pourrait / va mettre fin à sa participation au North American Air Defense Command, en 2022 North American Aerospace Defense Command, un commandement intégré annoncé par les États-Unis et le Canada en août 1957. Ne l’oublions pas, un tel retrait est la position officielle de l’opposition officielle à la Chambre des Communes.
Au début de février 1961, le gouvernement fédéral soumet une proposition au nouveau secrétaire à la Défense, Robert Strange McNamara. Il ne tarde pas à recevoir une réponse informelle. La USAF préfère le Boeing C-135 Stratolifter au CL-44 à queue pivotante. Le gouvernement américain propose toutefois une nouvelle version de l’accord triangulaire qui inclut la fabrication par Canadair d’au moins une centaine de chasseurs bombardiers supersoniques Lockheed F-104 Starfighter remis par la suite à des pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) par le biais du Military Assistance Program, un programme lancé en 1961 qui est lié au Mutual Defense Assistance Act américain. Les États-Unis s’engagent à payer 75 % des coûts. Le gouvernement canadien devrait couvrir le reste. Présenté officiellement vers la fin février, cette solution de rechange suscite beaucoup d’intérêt au sein du gouvernement fédéral.
En effet, l’offre américaine répond à la plupart des attentes du dit gouvernement. Canadair et le reste de l’industrie aéronautique ne vont sûrement pas s’en plaindre. Après tout, les moteurs des nouveaux Starfighter seraient produits en Ontario. Un fait, toutefois, demeure. Ce n’est pas en fabricant un aéronef étranger que le Canada va développer sa propre technologie. Soucieux d’appuyer l’industrie aéronautique, le Cabinet approuve néanmoins l’envoie d’une délégation du ministère de la Production de défense. Les deux parties en viennent à un accord avant même la fin mars.
Elles doivent maintenant trouver le moyen de présenter ce succès sans déclencher des réactions hostiles au sein du United States Congress. L’industrie aéronautique américaine éprouve en effet certaines difficultés. L’accord triangulaire 2.0 est un accord sans précédent qui ne va pas améliorer la situation. L’administration Kennedy entame une vaste campagne de sensibilisation. Le United States Congress y répond favorablement. En juin 1961, à la Chambre des Communes, Diefenbaker annonce la signature d’un accord bilatéral de défense avec les États-Unis.
La signature de l’accord bilatéral ne se fait pas sans heurts. L’administration Kennedy exerce en effet certaines pressions sur le gouvernement fédéral afin que celui-ci accepte d’armer ses Voodoo avec des Genie. De fait, l’ambassadeur des États-Unis au Canada s’intéresse à cette question depuis un certain temps déjà. Livingston Tallmadge Merchant n’y va pas par quatre chemins. Le United States Congress, dit-il, songe avant tout à la sécurité des États-Unis. Le gouvernement canadien doit prouver à ses membres que l’accord bilatéral renforce le système de défense de l’Amérique du Nord en acceptant le Genie. L’absence de cette arme diminue en effet l’efficacité des Voodoo.
Diefenbaker informe Merchant que son gouvernement reconnaît volontiers le bien-fondé de la position américaine. De nombreuses Canadiennes et Canadiens s’opposent toutefois à l’entrée en service d’armes de destruction massive. Ce mouvement a même tendance à prendre de l’ampleur. À n’en pas douter, la prudence est de mise. Diefenbaker se méfie tout particulièrement du ministère des Affaires extérieures qui abrite, selon lui, de nombreux partisans de l’opposition officielle. Ces personnes ne doivent pas être mises au courant de ce qui se négocie. Il faut par conséquent remettre à plus tard la nouvelle ronde de négociations sur les armes nucléaires. De toute façon, Diefenbaker s’apprête à en parler au Cabinet. L’entrée en service du Genie ne saurait tarder.
Ces paroles optimistes ne correspondent pas à l’état d’esprit du premier ministre. Diefenbaker n’a cependant pas le choix. La réalisation de l’accord bilatéral de défense le préoccupe au plus haut point. À ses yeux, le contrat de production du Starfighter est vital. Tout au long de l’été 1961, le Cabinet multiplie les interventions visant à amadouer les groupes antinucléaires canadiens, de même que les groupes pronucléaires et l’administration Kennedy – une mission impossible s’il en est.
Ethan Matthew Hunt lui-même aurait jeté l’éponge, et… Ne me dites pas que vous ne savez pas de qui je parle (tape?), ami(e) lectrice ou lecteur. Hunt… Tom Cruise, né Thomas Cruise Mapother IV, un acteur mentionné dans un numéro de décembre 2019 de notre vous savez quoi? Sérieusement? Soupir. Revenons à notre histoire.
Le premier ministre canadien temporise et le président s’impatiente. Kennedy et Diefenbaker finissent par se détester cordialement, ce qui n’arrange pas les choses. Si le premier Voodoo arrive au Canada vers octobre 1961, les Genie, eux, vont demeurer aux États-Unis jusqu’en 1965.
Et oui, Pearson et son parti changent d’avis en ce qui concerne les armes de destruction massive, de non à oui, en janvier 1963. Et oui encore, Pearson remporte les élections générales d’avril 1963. Il s’agit toutefois d’un gouvernement minoritaire.
Oserais-je risquer de paraître profondément offensant en paraphrasant, hors contexte, une boutade datant de 1593 que le roi de Navarre et bientôt roi de France, Henri IV, né Henri de Bourbon, n’aurait jamais prononcée, soit le pouvoir à Ottawa vaut bien quelques ogives nucléaires? Vous avez raison. Je ne me risquerai pas.
Le premier Starfighter commandé en 1961 vole en juillet 1963. La USAF distribue ces aéronefs à des alliés moins fortunés. Ce transfert ne se pas fait tout seul. Le gouvernement fédéral a en effet son mot à dire. En 1965, par exemple, il s’oppose à l’envoie de Starfighter à 3 pays membres de l’OTAN, le Portugal et, surtout, la Grèce et la Turquie. Ces 2 pays sont alors en conflit et ce malgré l’intervention de la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre. Des membres de l’Armée canadienne se trouvent sur cette île de la mer Méditerranée et le gouvernement fédéral refuse de vendre des armes qui peuvent se retourner contre eux.
Pour ce qui est du Portugal, le gouvernement fédéral s’oppose au fait que le gouvernement d’extrême droite de ce pays s’oppose farouchement au compréhensible désir d’indépendance exprimé par les populations de ses provinces / colonies africaines, l’Angola, la Guinée-Bissau et le Mozambique. Les conflits féroces qui s’ensuivent, amorcés en 1961, ne prennent fin qu’en 1974, suite au renversement de la dictature portugaise, en avril.
En fin de compte, au moins 6 pays, dont quatre pays membres de l’OTAN, reçoivent des Starfighter fabriqués par Canadair : la Chine (Taiwan) et l’Espagne d’un part, ainsi que le Danemark, la Grèce, la Norvège et la Turquie d’autre part. Et oui, seuls le Danemark, la Grèce et la Norvège sont des pays démocratiques au moment où les Starfighter atteignent leurs côtes, et la Grèce devient une dictature militaire en 1967. Une dictature sanguinaire férocement et magistralement dénoncée dans le film franco algérien Z, sorti en 1969.
À plus.
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