« Nous prions tous pour une journée sans nuages : » L’éclipse solaire du 31 août 1932 au Québec, partie 1
Bonjour, ami(e) lectrice ou lecteur. Je dirais même plus, bonjour. La longue association de votre humble serviteur avec le mirifique Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, à Ottawa, Ontario, m’amène en cette journée à pontifier sur un sujet de nature hautement céleste.
Je dois avouer ne pas être « umbraphile » / chasseur d’éclipse. Cela étant dit (tapé?), une éclipse solaire totale est un spectacle qui vaut certainement la peine d’être vu. De fait, il me semble me souvenir d’avoir vu une éclipse annulaire partielle à Ottawa, en mai 1994, mais je digresse.
Une éclipse solaire ou, plus précisément, je pense, une occultation solaire est un phénomène astronomique qui se produit lorsque le satellite de notre planète bleue se retrouve devant notre étoile ou, pour être plus précis, lorsqu’il se retrouve entre cette étoile et notre planète. Si la Lune et le Soleil sont parfaitement aligné(e)s, notre satellite occulte totalement notre étoile, ce qui revient à dire que, dans la région de la Terre affectée par ce phénomène, il fait subitement nuit en plein jour. Dans cette région du monde, l’éclipse solaire est dite totale.
Croiriez-vous que, de manière générale, une éclipse solaire totale se produit à un point X de la surface de la Terre à tous les… 375 ans?
Si la Lune et le Soleil ne sont pas parfaitement aligné(e)s, notre satellite occulte partiellement notre étoile. Dans cette région du monde, l’éclipse solaire est dite partielle.
Et qu’en est-il d’une éclipse annulaire partielle, demandez-vous? Une éclipse annulaire se produit lorsque le satellite de notre planète bleue se retrouve devant notre étoile. La distance entre la Lune, la Terre et le Soleil étant dépareillée, notre satellite ne cache pas complètement le Soleil. Notre étoile apparaît ainsi comme un anneau très brillant entourant le disque sombre de la Lune. Si l’alignement Soleil-Lune-Terre n’est pas parfait, l’éclipse annulaire est dite partielle, mais revenons à notre éclipse totale du cœur.
Désolé.
Pourtant, je dois admettre un certain penchant pour la chanson de 1983 Total Eclipse of the Heart, rendue célèbre par la chanteuse galloise Gaynor Sullivan, née Hopkins, mais connue professionnellement sous le nom de Bonnie Tyler, mais je digresse. Encore. Revenons à notre éclipse totale.
Pareille disparition du Soleil en plein jour ne passe certes pas inaperçue. Dans les temps anciens, les éclipses solaires peuvent causer de véritables paniques au sein de populations qui ne comprennent pas ce qui se passe. Pis encore, les gens qui observent le Soleil un tantinet trop longtemps, avant ou après la phase totale de l’éclipse, endommagent sérieusement leurs yeux. Dans les cas extrêmes, une perte totale de la vision est à craindre.
C’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui. L’observation prolongée d’une éclipse solaire sans équipement de protection, avant ou après sa phase totale, peut entraîner une perte totale de la vision. Cet avertissement, si nécessaire soit-il, ne devrait toutefois pas proscrire l’observation du magnifique phénomène astronomique qu’est une éclipse solaire totale.
Cela étant dit (tapé?), le fait est qu’il soit possible de tirer profit de l’absence de connaissance astronomiques d’une population pour la terroriser. Et oui, Hank Morgan, le protagoniste ignare du roman satirique Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur, publié en 1889 par l’écrivain / essayiste / humoriste américain Mark Twain, nom de plume de Samuel Langhorne Clemens, tire profit d’une éclipse solaire totale pour éviter d’être brûlé vif sur un bûcher.
Et oui encore, Tintin, le héros de bande dessinée créé par un géant de la bande dessinée du 20ème siècle, le belge Georges Prosper Remi, dit Hergé, tire profit d’une éclipse solaire totale pour éviter d’être brûlé vif sur un bûcher avec ses compagnons. Le titre de l’album où se trouve cet épisode est évidemment Le Temple du Soleil. Le dit album paraît en 1949.
Comme vous le savez fort bien, ami(e) lectrice ou lecteur, Tintin et Hergé sont mentionnés à quelques reprises dans notre blogue / bulletin / machin, et ce depuis juillet 2018. Clemens, quant à lui, l’est dans un numéro de novembre 2017.
Vous avez-une question, ami(e) lectrice ou lecteur? Quand sera-t-il question de l’éclipse solaire du 31 août 1932 mentionnée dans le titre de ce numéro de notre blogue / bulletin / machin, dites-vous? Ahh, je vois. Votre humble serviteur n’abusera pas davantage de votre patience un tant soit peu limitée. Si, si, limitée. Enfin, passons.
Les bonnes gens du Québec apprennent qu’une éclipse solaire totale doit avoir lieu tout près de chez elles et eux bien avant août 1932. Elles et ils ne tardent par ailleurs pas à apprendre que le sud-est de la Belle province compterait parmi les endroits les mieux placés pour bien la voir et l’observer, avec prudence bien sûr.
Vue approximative de la zone dans laquelle l’éclipse solaire du 31 août 1932 peut être observée dans sa totalité. Anon. « L’Actualité à travers le monde – Québec. » Le Samedi, 3 septembre 1932, 10.
Il est à noter que l’hebdomadaire Le Samedi, publié à Montréal, Québec, n’est pas la seule publication ayant publié la carte ci-haut, le 3 septembre 1932 soit dit en passant. Nenni. Le quotidien Le Soleil de Québec, Québec, l’offre à son lectorat le 26 juillet. Ce même quotidien publie un des premiers articles consacrés à l’éclipse solaire du 31 août parus au Québec, et ce dès la mi-février.
La Tribune, le principal quotidien de Sherbrooke, Québec, ma ville natale, publie un article des plus intéressants en février 1932. On y apprend que quelques société savantes (étrangères?) viennent de contacter le conseil municipal de la petite ville de Magog, Québec, dans les Cantons de l’Est, l’Estrie actuelle. La Royal Astronomical Society de Londres, Angleterre, par exemple, souhaite réserver l’accès à une colline située près d’un cimetière, je ne plaisante pas, aux seuls membres de son équipe. Et quelle équipe… La société savante britannique songe en effet à envoyer environ 200 (!) personnes au Québec afin d’observer l’éclipse sous toutes ses coutures.
Toujours en février, le commissaire industriel de Sherbrooke, Robert G. Davidson, indique qu’il va organiser une campagne de publicité / propagande dans le but de faire venir à Sherbrooke et dans les Cantons de l’Est le plus grand nombre possible de touristes canadiens et américains. Le maire Albert Carlos Skinner, le conseil municipal et la Chambre de commerce de Sherbrooke appuient cette initiative avec enthousiasme. Ne l’oublions pas, l’éclipse doit se produire au beau milieu de la saison touristique – et au beau milieu d’une crise économique mondiale.
De fait, le Bureau provincial de tourisme du ministère de la Voirie du Québec fournit au cours de l’été 1932 des informations concernant les municipalités d’où on peut observer l’éclipse.
L’intérêt de certains éléments de la société québécoise va en croissant au fil des semaines. L’important quotidien montréalais La Patrie, par exemple, publie un article bien illustré d’une page et demie dans son édition du 9 avril, « Montréal dans les ténèbres de l’éclipse, » du journaliste Jean-Marie Gélinas. La Patrie remet ça le 13 août, publiant alors un article bien illustré d’une page, « Les Babyloniens connaissaient les secrets des ÉCLIPSES SOLAIRES. »
Dans un autre ordre d’idée, la Société royale d’astronomie du Canada (SRAC) forme un comité charger de préparer une expédition avant même la fin de janvier 1932. Certains de ses membres songent alors à se rendre dans le nord du Québec – à la Baie James ou au Labrador peut-être. Un passionné d’astronomie mentionné dans un numéro de juillet 2019 de notre blogue / bulletin / machin, Harold Reynolds Kingston, chef du Department of Pure and Applied Mathematics de la University of Western Ontario, à London, Ontario, propose d’utiliser un moins un aéronef pour observer le phénomène.
Incidemment, la SRAC est mentionnée à plusieurs reprises dans notre blogue / bulletin / machin, et ce depuis décembre 2018.
Croiriez-vous qu’un aviateur français du nom de Michel Mahieu décolle avec Georges de Manthé, un poète et dramaturge mineur qui se trouve être le gendre du pionnier de l’aviation française Clément Agnès Ader, depuis un aérodrome de la banlieue de Paris, France, pour observer l’éclipse solaire du 17 avril 1912? Si ces 2 individus sont apparemment les premiers Home sapiens à faire une telle chose depuis un aéroplane, au moins un individu a observé une éclipse solaire totale depuis l’air avant eux. Le 7 août 1887 (calendrier julien), ou le 19 août 1887 (calendrier grégorien), le grand chimiste russe Dmitri Ivanovitch Mendeleïev prend l’air en ballon captif pas trop loin de Moscou, Empire russe, et fait des observations très intéressantes, mais revenons à notre histoire.
En avril 1932, la SRAC fait parvenir une résolution au premier ministre du Québec. Signée par Louis Vessot King, professeur de physique à McGill University, à Montréal, et appuyée par le recteur de cette institution, sir Arthur William Currie, la dite résolution souligne que les membres de cette société savante ainsi que toutes, euh, sinon toutes, du moins de fort nombreuses personnes intéressées par les phénomènes astronomiques, souhaitent que Louis-Alexandre Taschereau émette une proclamation selon laquelle, dans la mesure du possible,
- toutes et tous les employées et employés de bureaux, magasins et usines dont les lieux d’emploi se trouvent près de ou à l’intérieur de la zone d’éclipse totale auraient la possibilité d’observer ce phénomène impressionnant et remarquable, et
- tous les réverbères se trouvant dans la zone d’éclipse totale seraient éteints 5 minutes avant le point culminant de l’éclipse et demeureraient éteints jusqu’à la réapparition des rayons du soleil.
La SRAC justifie cette requête un tant soit peu inhabituelle par le fait que les résidentes et résidents de la zone touchée par l’éclipse solaire totale n’auraient pas la possibilité d’assister à un autre phénomène de ce type avant la fin du 20ème siècle. De fait, il ne sera pas possible d’assister à un tel phénomène en sol canadien avant 1954 et 1972, plus précisément en juin 1954 et juillet 1972. Pis encore, les éclipses en question n’affecteraient que des régions nordiques peu peuplées du Canada.
La SRAC souligne que, en janvier 1925, le tout nouveau gouverneur du Connecticut, John Harper Trumbull, le gouverneur volant comme on l’appelle souvent par la suite, invite les enseignantes et enseignants de son état à permettre à leurs élèves d’observer l’éclipse solaire totale du 24 janvier, après leur avoir fourni des informations à ce sujet au cours des jours précédents.
La proclamation de Trumbull, un politicien fort conservateur ne l’oublions pas, souligne que les résidentes et résidents de la Nouvelle-Angleterre n’ont assisté à des éclipses solaires totales qu’à deux petites reprises entre janvier 1925 et novembre 1620, date du débarquement des premiers colons / envahisseurs anglais, dans le Massachusetts actuel.
La proclamation de Trumbull suscite un intérêt tel, dit-on, que de forts nombreuses banques, bureaux et usines ferment leurs portes le jour fatidique afin que leurs employées et employés aient la possibilité d’observer l’éclipse.
Votre humble serviteur aimerait pouvoir vous informer que Taschereau fait preuve d’une ouverture d’esprit comparable à celle de Trumbull. Ce n’est toutefois pas le cas.
Cela étant dit (tapé?). La Revue moderne, un mensuel qui publie des textes de nature intellectuelle et populaire, publie en août 1932 un texte d’un certain André Lespérance dans lequel celui-ci souligne que la période de congé proposée par la SRAC ne fait pas plaisir à tout le monde. Lespérance cite en effet un extrait d’une lettre à la rédaction d’une personne non identifiée publiée par un journal tout aussi non identifié : « C’est bon pour un astronome qui n’a rien à faire de parler de congé pour mieux voir l’éclipse. Mais pour un ouvrier qui gagne 30 cents de l’heure lorsqu’il travaille qu’est-ce que cela lui fiche? »
Soit dit en passant, ce 30 cents de l’heure correspond à environ 6.20 $ en devise 2022. En guise de comparaison, en septembre 2022, le salaire minimum au Québec est de 14.25 $ l’heure ou 29 640 $ par an (en supposant 40 heures / semaine et 52 semaines / an) – ce qui n’est certes pas le Pérou.
Toujours en avril 1932, une astrophysicienne canadienne et chargée de cours à McGill University, Alice Vibert « Allie » Douglas, offre une présentation sur l’éclipse aux membres du Montreal Centre de la SRAC. Et oui, vous avez tout à fait raison, ami(e) lectrice ou lecteur, Douglas est bel et bien la première astrophysicienne canadienne et une des premières en Amérique du Nord.
En mai 1932, une société savante montréalaise fondée en 1923, la Société de mathématiques et d’astronomie du Canada, offre une série de 3 conférences ouvertes au grand public consacrées à l’éclipse dans la grande salle de l’École polytechnique de Montréal, une institution affiliée à l’Université de Montréal – deux lieux de haut savoir situés à… Montréal :
- la première sur la prédiction des éclipses, donnée par Eugène Desaulniers, arpenteur-géomètre et professeur (mécanique, géodésie et arpentage) à l’École polytechnique de Montréal,
- la seconde sur les rapports entre les éclipses et l’astronomie, donnée par le frère Magloire-Robert, né Étienne Poitras, de la Congrégation des Frères des écoles chrétiennes, professeur de sciences (physique, mathématiques et astronomie) au Collège Mont Saint-Louis de Montréal, et
- la troisième sur les phénomènes électriques pouvant être influencés par les éclipses, donnée par Arthur Villeneuve, ingénieur et professeur (génie électrique) à l’École polytechnique de Montréal.
Au risque de vous casser les pieds, je vous prie de noter que le Collège Mont Saint-Louis est mentionné dans un numéro de juillet 2022 de notre vous savez quoi. L’École polytechnique de Montréal, quant à elle, y est mentionnée dans des numéros de décembre 2018, avril 2019 et mars 2021 – comme de quoi notre monde est bien petit.
Soit dit en passant, Desaulniers présente une seconde conférence sur l’éclipse, le 18 août, sous les auspices de la Société de mathématiques et d’astronomie du Canada.
Un jeune chercheur montréalais revenu au pays en mai 1932 entend bien étudier une région de la haute atmosphère de la Terre lors de l’éclipse. John Tasker Henderson a sous le bras un doctorat en physique du prestigieux King’s College London, un des éléments constitutifs de la University of London, à… Londres. Si, celle qui est en Angleterre. Son séjour au Royaume-Uni, sans parler d’un stage postdoctoral à l’Université de Paris, à… Paris, est rendu possible par une bourse du Secrétariat provincial du Québec, une sorte de ministère de l’intérieur, alors dirigé par Louis Athanase David, un gentilhomme considéré à juste titre comme étant un ministre de la culture avant la lettre.
Le nom de Henderson vous dit-il quelques chose, ami(e) lectrice ou lecteur dont l’érudition me laisse souvent pantois? Il devrait. Ce physicien à l’emploi du Conseil national de recherches du Canada (CNRC) à partir de 1933 jette en effet les bases de la recherche et de la production canadiennes en matière de radars au cours de la Seconde Guerre mondiale. Officier dans l’Aviation royale du Canada pendant une bonne partie du conflit, Henderson est alors aussi bien connu et respecté au Royaume-Uni qu’aux États-Unis.
Vers la mi-juillet 1932, le secrétaire (honoraire?) de l’expédition organisée par la University of Cambridge, à… Cambridge, Angleterre, effectue une mission de reconnaissance dans les Cantons de l’Est. Jacob Waley Cohen prépare le terrain et collabore au choix d’un site d’observation, près de Magog. Le doyen de la Graduate Faculty de McGill University et directeur du Department of Physics de cette institution de haut savoir, le physicien anglo canadien Arthur Stewart Eve, l’accompagne.
Et oui, vous avez raison, ami(e) lectrice ou lecteur assidu(e), Stewart est mentionné dans un numéro de septembre 2022 de notre blogue / bulletin / machin.
De fait, McGill University s’intéresse à l’éclipse à un point tel que deux de ses enseignants, le physicien anglo-canadien Albert Norman Shaw et la susmentionnée Douglas, publient une brochure illustrée de 16 pages sur cette question au plus tard vers la mi-juillet. Total eclipse of the sun, 1932 August 31: Explanations and details about this spectacular phenomenon: When, where and how to see it est évidemment rarissime, pour ne pas dire introuvable en 2022.
Un professeur à cette même université, le zoologue britannique Vero Copner Wynne-Edwards, prévoit quant à lui étudier le comportement des oiseaux au cours de l’éclipse. Voyez vous, nos amis ailés sont en effet affectés par les éclipses. De fait, l’astronome allemand Ernst Zinner, directeur du Dr.-Karl-Remeis-Sternwarte, un observatoire situé à Bamberg, Allemagne, publie un texte dans le mensuel américain Popular Astronomy dans lequel il demande que le comportements de divers animaux soit noté avec précision.
Le susmentionné Eve dirige un second groupe qui prévoit faire faire de même à Magog.
Un troisième groupe, constitué d’ingénieurs de Northern Electric Company Limited et, peut-être, Canadian Marconi Company, toutes deux de Montréal, respectivement filiales de American Telephone & Telegraph Company, via Bell Telephone Company of Canada, et Marconi’s Wireless Telegraph Company Limited, des firmes qui sont respectivement américaine et britannique, prévoit observer le susmentionné impact à partir de Corner Brook, Terre-Neuve.
Et ce serait peut-être un bon endroit pour terminer cette première partie de notre article sur l’éclipse solaire du 31 août 1932, après avoir souligné que Canadian Marconi est mentionnée dans des numéros d’octobre 2020 et novembre 2021 de notre vous savez quoi, bien sûr. Vous n’êtes pas d’accord, ami(e) lectrice ou lecteur? Tant pis, c’est bien triste.
À la semaine prochaine.