« Musique mystère » : stratégies numériques pour la recherche sur les collections
Les musées canadiens jouissent d'une solide réputation en tant que sources d'information fiables et dignes de confiance. Pour s'assurer que leurs bases de données d'artefacts contiennent les données les plus exactes et les plus récentes, les conservateurs de musée procèdent à des évaluations périodiques des collections. Certains artefacts n'ont pas été examinés de près depuis de nombreuses années – dans certains cas, depuis plusieurs décennies – ce qui en fait des candidats de choix pour une révision. En examinant les instruments de la collection d'instruments de musique d'Ingenium dans le cadre de mon stage de cette année, on m’a mandaté d’examiner des artefacts pour rechercher davantage d'informations sur les artefacts dont le catalogage était incomplet ou, dans certains cas, qui étaient mal décrits dans la base de données.
Mais comment cela est-il possible? Peut-être est-ce en raison de l’époque de l’acquisition de ces pièces.
Près de 70 % de la collection d’instruments de musique d’Ingenium ont été acquis avant le début des années 1990, ce qui signifie que les conservateurs de l’époque n’avaient pas encore accès à internet ou à d’autres ressources numériques lorsqu’ils évaluaient les objets qu’on leur confiait.
Sans accès à la multitude de sources d’information historique et d’outils de recherche aujourd’hui si facilement accessibles sur le web, ils n’étaient pas toujours en mesure d’identifier adéquatement et avec certitude les artefacts ou de les décrire de façon complète au moment de leur acquisition. Des omissions ou erreurs ont ainsi parfois persisté pendant des années dans les catalogues des artefacts avant d’être découvertes et corrigées par le nouveau personnel de conservation en poste.
Contrairement à l’époque où beaucoup de ces artefacts ont été acquis, les conservateurs et chercheurs disposent aujourd’hui d’une pléthore de nouveaux outils numériques qui peuvent être fort utiles pour réexaminer les documents de catalogage et combler les lacunes décelées. Un de ces outils est Google Patents, qui s’appuie sur plus d’une centaine de bureaux de brevets partout dans le monde (et qui peut indexer du texte intégral de 17 de ces bureaux).
Un des « objets mystères » que j’ai pu identifier grâce à des recherches dans les brevets est la harpe automatique Whitlock à Ingenium. Or, l’instrument a d’abord été classé dans la catégorie des pianos mécaniques. Cela s’explique toutefois, dans une certaine mesure : le rapport d’acquisition indiquait que, comme un piano mécanique, l’instrument fonctionnait au moyen de rouleaux de papier perforés et, à première vue, la table d’harmonie ressemblait à celle d’un piano droit, avec des cordes la traversant à la verticale.
La harpe automatique Whitlock, un instrument de musique mécanique datant du début des années 1900, qui fonctionnait par l’introduction de pièces de monnaie. La harpe a été acquise en 1968, mais a initialement été classée dans la base de données des artefacts en tant que piano mécanique.
La plupart des pianos portent la marque de leur fabricant, soit à l’extérieur de leur enveloppe, soit à l’intérieur, sur la table d’harmonie, mais ce n’était pas le cas pour cet instrument. Le seul indice de sa fabrication est une petite plaque placée sur le boîtier qui porte les dates suivantes : le 18 septembre 1899 et le 1er novembre 1904. Si ces dates sont celles de brevets, elles peuvent constituer des pistes efficaces pour effectuer des recherches plus poussées, quoiqu’elles puissent être ambiguës : ces dates font-elles référence à la date de dépôt de la demande de brevet, ou à la date à laquelle le brevet a été délivré? Et quel est le bureau de brevet national ou international?
Heureusement, Google Patents ratisse large. J’ai effectué une recherche sur les deux dates séparément, mais chacune a donné des centaines de résultats. L’ajout du mot-clé « musique » a considérablement réduit le nombre de résultats. J’ai remarqué qu’un seul inventeur avait déposé un brevet en lien avec la musique ces deux dates : un certain John W. Whitlock de Rising Sun, en Indiana (É.-U.). En lisant l’information – ici et ici (pages en anglais) –, j’ai trouvé qu’aucun des croquis ne ressemblait vraiment à la harpe. Mais les descriptions (instrument à cordes, automatique, etc.) m’ont encouragé à approfondir mes recherches.
Un des croquis originaux des brevets correspondant aux dates indiquées sur l’instrument, mais qui, à première vue, ne semblait pas correspondre à l’instrument, jusqu’à ce qu’on comprenne que l’artefact n’était pas un piano mécanique, mais bien une harpe.
La recherche du nom de Whitlock m’a d’abord mené à la description d’une carte postale de l’usine J.W. Whitlock Novelty Works, dans les archives de l’Indiana Historical Society. Il est indiqué que l’entreprise était connue pour un instrument appelé « Autoharp ». En cherchant « Whitlock Autoharp », j’ai trouvé un article rédigé par un chercheur indépendant nommé Rick Crandall. Cela m’a permis de confirmer visuellement que notre instrument mystère était bel et bien une harpe automatique Whitlock.
Or, il se trouve que la bibliothèque d’Ingenium comprend plusieurs encyclopédies contenant de l’information sur la harpe de Whitlock. Mais sans savoir quoi chercher dans les index, il était peu probable que je trouve les bonnes pages. C’est Google Patents qui m’a fourni les premières pistes dont j’avais besoin pour trouver ces travaux d’érudition sur la harpe.
Mais la bibliothèque d’Ingenium, comme toute autre, n’est pas complète : elle ne contient pas tout, ce qui m’a amené à chercher d’autres sources en ligne. Souvent, ma première étape est de consulter les forums de discussion de collectionneurs et d’amateurs passionnés pour trouver des indices pour la suite de mes recherches. C’est souvent fructueux – l’expertise des novices est souvent sous-estimée. Mais comme ce ne sont pas des renseignements officiels, il faut les vérifier au moyen de sources publiées par des professionnels.
En ce qui concerne les instruments de musique électroniques d’Ingenium, je me suis tourné vers le site Music Magazines Archive, où sont numérisés des revues sur la musique électronique des années 1970 et 1980. Pour les artefacts plus éclectiques, comme celui appelé « Great British Spring » – un autre artefact de la collection d’instruments de musique d’Ingenium –, ces revues spécialisées ont souvent été les seules sources écrites que j’ai pu trouver autres que les forums de discussion en ligne. Une autre ressource en ligne assez simple qui m’a bien aidé est le site HathiTrust, un dépôt de documents imprimés numérisés appartenant au domaine public et provenant d’un consortium d’universités et de bibliothèques de recherche. Le site m’a permis d’accéder à des textes utiles comme le Michel’s Piano Atlas, qui m’a aidé à dater plusieurs de nos pianos grâce à leurs numéros de série.
De plus, des institutions comme la Bibliothèque publique de Toronto ont mis sur pied leurs propres archives en ligne de documents numérisés. J’y ai trouvé des documents commerciaux provenant de fabricants d’instruments situés à Toronto, comme la Newcombe Piano Company, et une de mes trouvailles préférées : des partitions promotionnelles que les fabricants ont publiées au début du siècle dernier. J’ai d’ailleurs imprimé plusieurs de ces documents pour les inclure dans les dossiers d’information complémentaire sur les artefacts d’Ingenium. Ces sources papier pourront être consultées par de futurs chercheurs, au cas où le site web deviendrait inactif ou mis hors ligne.
Malheureusement, il s’agit là d’un danger bien réel avec les sources numériques. À preuve : alors que je rédigeais ces lignes, les archives numériques de la Bibliothèque publique de Toronto ont été mises hors service étant donné ce qui semble avoir été une cyberattaque. De la même façon, j’ai remarqué que de nombreuses sources web citées par d’autres chercheurs ayant travaillé sur le catalogage sont maintenant des liens morts. Cela illustre la fragilité des ressources numériques et la nécessité de créer des copies papier au cas où une archive ou une source web venait à disparaître.
Au début du XXe siècle, de nombreux fabricants d’instruments publiaient des partitions promotionnelles, dont la plupart ont été numérisées et sont désormais disponibles en ligne.
Un autre outil que j’ai utilisé pour mon projet de recherche est Google Lens, qui s’intègre à l’appareil photo de mon téléphone intelligent.
Google Lens (ou Lentille Google) utilise la reconnaissance optique de caractères (ROC) pour déceler le texte dans une image, texte qui peut ensuite être traduit par l’application ou copié dans une barre de recherche. L’application peut également être utilisée pour effectuer des recherches par image. Mais la technologie n’est pas infaillible : la ROC confond souvent les caractères anciens (comme le « s » long ou le « u/v » latin) et les caractères contemporains, et bien qu’on puisse aussi ajouter des mots-clés pour effectuer des recherches d’images, cela donne souvent des résultats correspondant au thème en général plutôt que des correspondances exactes.
Un des objets les plus étranges de la collection d’instruments de musique d’Ingenium est la cruche musicale, soit une carafe en grès dont le fond est doté d’un mécanisme de boîte à musique. Lorsqu’on soulève la carafe, un « frein » à ressort est libéré, permettant au mécanisme de la boîte à musique situé dans le fond de jouer s’il a été préalablement remonté. Lorsque j’ai commencé à faire des recherches sur cet objet, je ne trouvais rien à son sujet sauf quelques articles sur la poterie musicale publiés par la Music Box Society of Great Britain. J’ai donc eu l’idée de prendre une photo du médaillon incrusté dans la cruche musicale et de faire une recherche dans Google Lens avec le mot-clé « BPOE », ce qui a confirmé qu’il s’agit d’une sorte d’objet promotionnel de l’organisme fraternel américain appelé Benevolent Protective Order of Elks, soit l’ordre protecteur bienveillant des wapitis.
En plus de nous avoir aidés à comprendre la signification de l’inscription « BPOE » apparaissant sur cette cruche, Google Lens a fourni comme résultats de recherche plusieurs cruches en céramique aux motifs semblables, nous proposant ainsi de possibles fabricants et dates de fabrication pour l’artefact.
Parfois, le mode de recherche plus holistique de Google Lens donne des résultats plutôt étonnants. Sans mot-clé (ou en tapant « musique »), la recherche de l’image ci-dessus a produit comme résultats des carafes à whisky d’apparence semblable, y compris une cruche musicale Fulper ayant la même silhouette. Or, bon nombre de ces résultats provenaient de sites de vente aux enchères des années 1920 ou 1930, repoussant nos estimations initiales de 20 à 30 ans. Bien que cela ne soit pas concluant en soi, ce sont des bouts de piste supplémentaires que je peux laisser aux futurs chercheurs pour qu’ils puissent les explorer.
En tant qu’étudiant en histoire dont les domaines de spécialisation sont loin des instruments de musique ou des technologies de communication, j’ai dû faire appel à une combinaison de fouilles à l’ancienne et de recherches numériques pour en savoir plus sur certains des instruments d’Ingenium. Même lorsque je n’ai pas pu résoudre entièrement le mystère d’un objet, j’ai généralement pu découvrir quelque chose pour aider les futurs chercheurs qui travailleront avec la collection. Il sera passionnant de voir ce que les chercheurs de demain pourront faire avec ces nouveaux renseignements, et comment de nouveaux outils numériques plus puissants pourront les aider à documenter encore mieux la collection d’Ingenium.
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