Car je pars dans le Terra-Yacht
Salutations, ami(e) lectrice ou lecteur, votre humble serviteur qui travaille très fort vous salue. À ma grande honte, je dois avouer m’être écarté encore une fois du droit chemin aéronautique et spatial qui mène à une retraite heureuse et sans souci. Notre sujet pour cette semaine n’a en effet rien à voir avec les champs d’activités de mon employeur, le Musée de l’aviation et de l’espace du Canada d’Ottawa, Ontario. En vérité je vous le dis, je dois avouer avoir été intrigué par la photo ci-haut, aussi embrouillée soit elle, qui paraît dans le numéro du 9 décembre 1948 d’un hebdomadaire de Montréal, Québec, Photo-Journal.
Voici la légende de la dite photo :
Voici une vue intérieure du luxueux “Terra Yacht”, un autobus avec cuisine, salon cheminée, bureau de travail et toutes les commodités d’une maison moderne. Cette maison ambulante a été fabriquée par les usines Prévost, de Ste-Claire de Dorchester. A gauche, M. R. Cottons, le propriétaire de cette maison, cause avec M. Allard, du comptoir postal de la maison Dupuis Frères. Cette salle de réception sert aussi de bureau ou, au besoin de chambre à coucher.
Reconnaissant que vous semblez un tant soit peu agacé(e) par la piètre qualité de la photo du Terra-Yacht, si, si, vous l’êtes, ne le niez pas, j’ai scruté l’éther pendant des heures, que dis-je, des mois, afin de trouver d’autres illustrations. J’ai déniché ce qui suit.
Deux autres vues du Prévost Terra-Yacht, Sainte-Claire de Dorchester, Québec. Anon., “Une maison roulante.” Le Soleil, 25 septembre 1948, 3.
J’ai de nouveau le plaisir de vous offrir la légende de ces photos :
On dirait un gros autobus; en réalité, c’est une “maison sur roues”, baptisée du nom de “Terra-Yacht”, que les “Ateliers Prévost” de Ste-Claire de Dorchester viennent tout juste d’achever de construire pour le compte d’un particulier. Cette véritable habitation ambulante, la première du genre jamais construite au Canada, mesure 37 pieds [11.3 mètres] de long, pèse plus de 15,000 livres [6 800 kilogrammes], et comprend cinq pièces, dotées de toutes les commodités modernes : éclairage électrique, réfrigérateur, poêle, radio, téléphone, douche, etc. Six personnes peuvent y vivre parfaitement à l’aise tout en se déplaçant à travers tout le Canada ou le continent américain. Les deux photos [ci-dessus] nous donnent un aperçu de l’intérieur de cette voiture extraordinaire, véhicule idéal de l’homme d’affaires important et progressif. A gauche, le “vivoir”, situé à l’arrière, et pourvu, entres autres choses, de deux divans qui peuvent être convertis en lits doubles; à droite, la cuisine, donnant sur la cabine du chauffeur, où quatre personnes peuvent s’asseoir confortablement.
Avant même que vous ne posiez la question, je dois avouer avoir été forcé de scruter l’éther une seconde fois pour savoir ce qu’est un salon cheminée. Selon certaines sources, il s’agit d’un salon muni d’une cheminée, ce qui est somme toute logique. Cette définition n’a toutefois aucun sens dans le cas qui nous concerne. Je vais par conséquent continuer mes recherches.
Je dois aussi avouer ne pas être en mesure d’expliquer la présence de M. Allard dans le Terra-Yacht lorsque la photo parue dans Photo-Journal est prise. Comme vous le savez sans doute, ami(e) lectrice ou lecteur futé(e) que vous êtes, Dupuis Frères Limitée est un grand magasin à rayons montréalais; que dis-je, c’est une institution. En contrepartie, je crois savoir qui est R. Cottons ou, semble-t-il, Cotton : cette personne est le propriétaire d’un magasin de Québec, Québec. Là encore, toutefois, un certain mystère plane. Permettez-moi de vous expliquer.
Avant d’aller plus loin, toutefois, je vous prie de noter que je n’ai pas l’intention de pontifier sur le fabricant du Terra-Yacht, Les Ateliers Prévost Incorporée, l’actuelle Prevost Car Incorporée de Sainte-Claire, Québec, le plus fabricant d’autocar au Canada et une filiale de la multinationale suédoise Aktiebolaget Volvo. Je comprends à quel point cette décision unilatérale vous déçoit mais vous avez des emplettes de Noël à compléter, ami(e) lectrice ou lecteur, ne l’oubliez pas. En ce qui concerne les cadeaux que vous comptez m’offrir, veuillez me soumettre votre liste. Je vais la vérifier 2 fois, mais revenons à notre histoire.
Si votre humble serviteur peut se permettre un commentaire de nature personnelle, mon père passe une bonne partie de sa jeunesse à Saint-Malachie, un village québécois situé non loin de Sainte-Claire de Dorchester. Le monde est petit, n’est-ce pas?
Le Terra-Yacht tire apparemment ses origines de discussions tenues en 1948 entre Joseph Eugène Prévost, fondateur de la compagnie qui porte son nom, et un des propriétaires de Laurentides Automobile Incorporée de Québec, un concessionnaire de Ford Motor Company Limited, la filiale britannique du géant américain Ford Motor Company. Léopold Champoux rapporte qu’un fabricant d’autobus américain, Flxible Company, s’apprête à fabriquer des maisons motorisées pour vacanciers sur des châssis de véhicules produits dans ses ateliers. Connu sous le nom de Land Cruiser, ce véhicule compte parmi les premières maisons motorisées produites en Amérique du Nord. De fait, Flxible crée une division en 1948 dont le seul objectif est la production du Land Cruiser. Custom Coach Corporation existe encore en 2018. Elle est une division d’une société bien connue et respectée, Farber Specialty Vehicles Incorporated. Et oui, ami(e) lectrice ou lecteur, Flxible est mentionnée dans un numéro de mars 2018 de notre blogue / bulletin / machin.
Croiriez-vous que Champoux est également propriétaire de Champoux Automobile Incorporée de Québec, apparemment un concessionnaire de Ford Motor Company of Canada Limited et de sa maison mère, la susmentionnée Ford Motor? La présence à Québec de 2 concessionnaires de voitures Ford fabriquées au Royaume-Uni et en Amérique du Nord a de quoi surprendre. Enfin, passons, et...
D’accord, d’accord. À l’origine, Prévost est un ébéniste spécialisé dans la fabrication de mobilier scolaire et de bancs d’église. Il fait son entrée dans l’univers du transport en commun en 1924, avec la construction d’une carrosserie d’autocar en bois montée sur un châssis de camion, mais revenons à notre histoire.
Champoux propose à Prévost de construire un bureau mobile pour hommes d’affaires qui comprendrait des aménagements résidentiels. Ce dernier est vite convaincu de l’utilité d’un tel véhicule corporatif – ce qui n’est apparemment pas dans ses habitudes. Soucieux de devancer Flxible, une société dont il suit les activités de près depuis un certain temps, Prévost conçoit l’intérieur du bureau mobile. En ce qui concerne les parties mécaniques du véhicule, il fait appel à une version modifiée du châssis du tout nouvel autobus interurbain Prévost qui va sortir d’usine en 1949.
Le personnel de Les Ateliers Prévost fabrique le luxueux mobilier du Terra-Yacht. Confortable et fonctionnel, ce véhicule se compare aisément à un yacht de luxe, d’où son nom. Votre humble serviteur aimerait pouvoir confirmer l’affirmation du quotidien Le Soleil, de Québec, selon laquelle le Terra-Yacht est la première maison motorisée fabriquée au Canada. Cela étant dit (tapé?), il s’agit fort probablement d’un des premiers véhicules de ce type au pays.
Plutôt en avance sur son époque, le Terra-Yacht attire bien des regards au cours d’un congrès provincial de sociétés de transport, de même que lors de l’Exposition provinciale qui se tient annuellement à Québec. Un homme d’affaire non identifié loue le Terra-Yacht à une date indéterminée. Il l’utilise pour effectuer un voyage en Floride. En dépit de ce succès, les efforts déployés par Les Ateliers Prévost de même que par Champoux afin de vendre le Terra-Yacht s’avèrent vains. Une réduction du prix de vente n’attire pas davantage de clients. Les Ateliers Prévost transforme ce magnifique éléphant blanc en autobus scolaire en 1951. L’auteur de ces lignes n’est toutefois pas en mesure de confirmer son utilisation à cette fin, dans la région de Lévis, Québec. En effet, le Terra-Yacht finit ses jours dans une cour de recyclage non loin de Sainte-Claire de Dorchester.
Cette triste fin contredit l’article de Photo-Journal selon lequel le susmentionné R. Cottons ou, semble-t-il, Cotton, est le propriétaire du Terre-Yacht. Votre humble serviteur doit avouer être aussi perplexe que vous, ami(e) lectrice ou lecteur. La solution de ce mystère, mentionné plus haut, vous vous en souviendrez, m’échappe. Je vais donc poursuivre des recherches à cet effet. Gardez l’antenne.
Les Ateliers Prévost fabrique 2 véhicules similaires au Terre-Yacht au début des années 1950. L’un et l’autre sont vendus à perte. L’absence de marché pour de tels véhicules d’affaires / récréatifs force la compagnie à se retirer de ce champ d’activités pendant de nombreuses années.
Cela étant dit (tapé?), un membre de l’importante famille montréalaise qui contrôle un important quotidien de Toronto, Ontario, The Globe and Mail, contacte Les Ateliers Prévost en 1951. Eric Taylor Webster a entendu parler du Terra-Yacht et de son fabricant. D’aucuns suggèrent qu’il approche Les Ateliers Prévost après avoir parlé à Alphonse Laramée, le propriétaire de la société de transport interurbain Autobus Laramée Limitée. Quoiqu’il en soit, le fait est que Webster souhaite commander une maison motorisée. Et oui, ami(e) lectrice ou lecteur à la mémoire éléphantesque, Webster est mentionné dans un numéro de janvier 2018 de notre blogue / bulletin / machin. Le monde est petit, n’est-ce pas? Détail intéressant, Laramée contrôle pendant plusieurs années le réseau de transport urbain de Sherbrooke, Québec, la ville natale de votre humble serviteur. Le monde est petit, n’est-ce pas?
Destiné à des fins récréatives, le véhicule de Webster fait appel à un châssis d’autobus interurbain conçu par Les Ateliers Prévost. Le personnel de la compagnie fabrique son mobilier. Le véhicule comprend une cuisinette avec poêle et réfrigérateur, une douche avec puits de lumière, une chambre à coucher avec placard, et une toilette. Il y a même un système de son avec haut-parleurs extérieurs. Webster prend livraison de ce véhicule unique au Canada en novembre 1951.
Thomas Luff de Winnipeg, Manitoba, achète la maison motorisée en 1969. En 1979, il la confie à un garage afin de remplacer son moteur et sa boîte de vitesse. Pour une raison ou pour une autre, le véhicule se trouve encore dans ce garage en 1992. Allan Hamer de Winnipeg, Manitoba, l’achète cette année là. Lui et son épouse passent les 4 années suivantes à restaurer la maison motorisée de fond en comble. Ils se rendent par la suite à Sainte-Claire pour montrer le fruit de leur labeur au personnel et à la direction de Prevost Car. Ceux-ci sont ravis et impressionnés. Hamer et son épouse entreprennent par la suite un voyage à travers l’Amérique du Nord. Leur véhicule suscite une grande curiosité quel que soit l’endroit où ils s’arrêtent. Il est encore en état de rouler en 2019.
Si votre humble serviteur peut se permettre un commentaire, cette maison motorisée devrait être préservée dans un musée, idéalement un musée canadien. Je vous dis ça comme ça, moi.
S’il est vrai que votre humble serviteur pourrait sans aucun doute pontifier sur Prevost Car et les maisons motorisées qui font son orgueil depuis bien des années, il est tout aussi vrai que vous avez mieux à faire, ami(e) lectrice ou lecteur. Qui sait, peut-être préparez vous un grand et magnifique voyage routier en maison motorisée.
L’auteur de ces lignes souhaite remercier toutes les personnes qui ont fourni des informations. Toute erreur contenue dans cet article est de ma faute, pas de la leur.
À la revoyure.