C’était le temps des cris dans le ciel
Bien le bonjour, ami(e) lectrice ou lecteur. Vous allez bien? Je suis ravi de l’entendre (lire?). S’il est vrai que la bibliothèque du Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, à Ottawa, Ontario, n’a pas son égale au pays, le fait est que de nombreux événements de nature aéronautique / aérospatiale ne sont pas couverts dans les milliers, si, si les milliers de magazines canadiens et étrangers qui s’y trouvent. Les journaux, qu’ils soient quotidiens ou hebdomadaires, contiennent de nombreuses photos des plus intéressantes. Il suffit de jeter un coup d’œil à celle qui se trouve ci-haut, extraite du numéro du 31 août 1958 d’un hebdomadaire de Montréal, Québec, Le Petit Journal.
Que dites-vous, ami(e) lectrice ou lecteur? Vous êtes un peu déçu(e) par la qualité de la photo qui accompagne le texte de cette semaine? Votre humble serviteur doit avouer ne pas être plus impressionné que vous. Cela dit, je suis convaincu que l’histoire derrière cette illustration va vous ramener à de meilleurs sentiments.
La dite histoire commence à New York, New York, vers 1957-58. Lors d’un séjour dans cette métropole américaine, le président d’une station de radio indépendante de Verdun, en banlieue de Montréal, entend de courts bulletins de circulation diffusés par un employé d’une station de radio locale assis dans un avion léger / privé. Jack Tietolman est intrigué.
Personnage riche, rusé et sympathique, Tietolman compte parmi les cofondateurs de CKVL (Canadian Kilocycle Verdun Lakeshore), une filiale de Radio Futura Incorporée, en 1946. Sa carrière dans le domaine de la radiodiffusion s’étend sur une période de 40 ans. Station pour le moins innovatrice, CKVL est l’une des premières au Québec à offrir ses microphones à des femmes. En 1959, par exemple, Madame X inaugure une des premières, sinon la première tribune radiophonique au Canada. Ce pseudonyme cache une femme d’origine polonaise pour le moins remarquable. De fait, le nom qu’elle reçoit à sa naissance demeure inconnu à l’auteur de ces lignes. Arrivée en France à un très jeune âge, Reine Charrier lutte au sein de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses activités et son courage lui valent plusieurs décorations, mais revenons à notre histoire.
Souhaitant offrir à ses auditrices et auditeurs de courts bulletins de circulation diffusés à partir d’un avion léger / privé, Tietolman décide de lancer l’expérience quand la circulation est la plus dense, soit les dimanches après-midi. Il remet ce dossier à un journaliste qui n’a pas encore 25 ans. Alors largement inconnu, Jacques Duval devient par la suite pilote de course automobile au Québec, au Canada et aux États-Unis. Cela étant dit (tapé?), la renommée de cette personne aux talents multiples tient avant tout au fait qu’il lance un guide de l’automobile paru annuellement au Québec depuis 1967. Éditeur de cette remarquable série d’ouvrages pendant de nombreuses années, Duval y collabore jusque vers 2015, mais revenons encore une fois à notre histoire.
Tietolman lui ayant demandé d’organiser les bulletins de circulation, Duval contacte un ami d’enfance qui a une licence de pilote. Jacques Lemelin accepte volontiers de se lancer dans l’aventure. Ce pilote de brousse est un proche parent des propriétaires d’Autobus Lemelin Incorporée. Aujourd’hui disparue, cette compagnie de transport interurbain est l’une des premières, sinon la première société du genre au Québec (voire au Canada?) à installer, vers 1950, des radiotéléphones dans plusieurs de ces véhicules.
Lemelin donne libre cours à son exubérance lors du premier vol effectué à bord de son petit hydravion à flotteurs. Il passe à 2 reprises sous le pont Jacques-Cartier avant d’effectuer un vol à très basse altitude au-dessus d’une rue de Saint-Bruno, Québec, où Duval demeure. Lemelin survole par la suite un troupeau de vaches dans la région de Saint-Basile-le-Grand, Québec. Ces pitreries ne passent pas inaperçues. Le ministère des Transports reçoit de nombreuses plaintes et CKVL met fin au contrat de Lemelin au bout de 3 ou 4 semaines. Tragiquement, celui-ci meurt dans un accident d’avion en 1967.
Tietolman ne renonce toutefois pas à la diffusion de bulletins de circulation. Il contacte la Ligue de sécurité du Québec et la Sûreté provinciale, en d’autres mots le service de police provinciale du Québec. Ces deux organismes jugent l’idée séduisante. CKVL loue bientôt un hélicoptère Sikorsky S-51 appartenant à un transporteur aérien montréalais, World Wide Airways Incorporated. Et oui, ami(e) lectrice ou lecteur, le S-51 est mentionné dans des numéros d’août 2017 de notre blogue / bulletin / machin.
Détail intéressant, le président fondateur de World Wide Airways est un pilote canadien bien connu. Donald Moore « Don » McVicar commence sa carrière en tant qu’opérateur radio au sol, avant d’obtenir une des premières licences de contrôleur aérien au Canada, en 1940. Il effectue de nombreux vols transatlantiques de convoyage d’aéronefs pendant la Seconde Guerre mondiale. McVicar fonde World Wide Airways une fois le conflit terminé. La compagnie grandit au fils des ans et gagne en importance. En 1965, la Commission canadienne des transports suspend sa licence d’exploitation, suite à diverses plaintes. McVicar dénonce cette décision, qu’il juge politique, mais doit mettre la clé dans la porte. Cet auteur prolifique publie une douzaine d’ouvrages autobiographiques entre 1981 et 1994, mais revenons maintenant à notre sujet.
La Sûreté provinciale assigne le sergent Maurice Dupont au projet de CKVL. Vers août 1958, celui-ci vole avec un pilote de World Wide Airways pendant 2 semaines afin de se familiariser avec le vol en hélicoptère. Alors responsable de la division radio au sein du département de la circulation au quartier général de Montréal, Dupont travaille au sein de la Sûreté provinciale depuis décembre 1945. Il quitte la Sûreté du Québec, un nouveau nom adopté lors de la réorganisation de 1961, en mars 1962. Dupont meurt en mars 1974, à l’âge de 61 ans.
Le premier vol officiel, une première canadienne selon toute vraisemblance, se déroule le dimanche, 24 août, en après-midi. Il doit durer 3 heures mais de la pluie force le pilote à atterrir après un peu plus de 2 heures de vol passées au dessus des ponts Mercier et Jacques-Cartier, et des routes avoisinantes. Alors que le S-51 vole à basse altitude, Dupont utilise les haut-parleurs installés à bord pour donner des conseils / directives aux automobilistes. Il insiste tout particulièrement sur la nécessité de maintenir une distance minimale de sécurité entre les véhicules. Tous ces conseils sont retransmis par CKVL. Ils parviennent par ailleurs au quartier général de la Sûreté provinciale, qui dirige ses voitures de patrouille vers les embouteillages. De nombreux automobilistes sont à ce point surpris par cette voix venue du ciel que Dupont doit les enjoindre de garder les yeux sur la route.
Le policier se dit fort satisfait des résultats du vol. Les inévitables embouteillages sont vite réglés par des interventions rapides de l’hélicoptère et / ou des voitures de patrouille. Mieux encore, aucun accident n’est à signaler dans la zone patrouillée, alors qu’il s’y produit habituellement de 15 à 30 accidents et accrochages.
Dupont poursuit sa tâche pendant une période de temps indéterminée au cours de l’été et, peut-être, de l’automne 1958. L’auteur de ces lignes n’est pas en mesure de confirmer si le policier survole d’autres secteurs de la région montréalaise, une possibilité envisagée avant même la fin août. À cette même époque, le S-51 peut avoir rendu visite au centre de loisirs de Pointe-Calumet, non loin de Montréal, en face de la propriété du directeur de la Sûreté provinciale. Hilaire Beauregard aurait donné divers conseil de prudence aux nombreux enfants présents sur le site avant le retour en classe.
Si la présence de Duval lors du vol du 24 août semble quelque peu incertaine, celui-ci participe à des envolées qui se déroulent par la suite. CKVL diffuse les brefs bulletins où Duval indique l’emplacement des embouteillages et les routes à suivre pour les éviter.
Si vous me le permettez, j’aimerais aborder un autre vol impliquant le S-51 de World Wide Airways. Veuillez noter que cet élément de notre histoire se termine tragiquement. À l’automne 1958, une cinquantaine de malades effectuent un pèlerinage à Lourdes, France, et à Rome, avec une statue de Saint Joseph sculptée par Jean-Julien et Médard Bourgault, deux artistes bien connus de Saint-Jean-Port-Joli, Québec. Cette dite statue est bénie par le pape Ioannes XXIII, en d’autres mots Jean XXIII, né Angelo Giuseppe Roncelli. Quoiqu’il en soit, la statue revient à l’Aéroport international de Montréal-Dorval vers la mi-novembre.
Ernest Crépeault, maire fondateur de Ville d’Anjou, en banlieue de Montréal, paye le coût du transport par hélicoptère de la statue jusqu’à l’Oratoire Saint-Joseph, un établissement catholique bien connu au cœur de Montréal. Un représentant de l’oratoire, un journaliste d’un hebdomadaire montréalais, Le Petit Journal, et le chef de police de Ville d’Anjou se trouvent à bord du S-51. Ce dernier, Joseph Antoine « Tony » Di Croce, peut-être né Giuseppe Antonio Di Croce, transporte par la suite la statue de Saint Joseph dans 8 diocèses du Québec dans un avion léger / privé. Un représentant de l’Oratoire Saint-Joseph l’accompagne. Les deux hommes se lient d’amitié.
Crépeault est un autocrate hyperactif et conservateur qui dirige une administration de plus en plus corrompue. Di Croce, quant à lui, est un repris de justice, choisi par le maire, qui semble avoir ses entrées au sein du crime organisé montréalais. Préoccupé par ce qui se passe à Ville d’Anjou, le gouvernement du Québec lance une enquête sur Crépeault et sa clique au début de 1969. Ville d’Anjou est vite placée sous tutelle. Si Crépeault échappe à la prison, il subit la défaite lors de l’élection municipale de novembre 1973. Di Croce, quant à lui, perd son emploi de directeur du service de police de Ville d’Anjou en août 1969. Craignant d’être incarcéré, il s’enlève la vie en février 1970. Il est à noter que Ville d’Anjou n’est pas la seule municipalité québécoise alors aux prises avec des problèmes de corruption.
Avant de conclure cet article, permettez moi de céder à mon côté fana de l’aviation, de même qu’au vôtre, avec une brève pontification sur le S-51 visible sur la photo ci-dessus. Techniquement parlant, la désignation S-51 n’est pas entièrement exacte. En effet, l’histoire de cette machine volante commence vers 1950, avec sa livraison à la United States Navy, sous la désignation de Sikorsky HO3S. Retiré du service vers janvier 1956, l’hélicoptère est acquis par un courtier en aéronefs américain, Ming-Ayer Incorporated, en janvier 1957. Fin 1957, début 1958, Autair Helicopter Services Limited de Montréal importe 8 S-51 / HO3S, dont celui qui nous concerne. World Wide Airways immatricule cet hélicoptère en février 1958. Comme il a été dit (tapé?) plus haut, CKVL loue le S-51 pendant un certain temps en 1958 et, peut-être, 1959.
Le Age of Flight, un musée de l'aviation aujourd’hui disparu de Niagara Falls, Ontario, acquiert l’hélicoptère en 1965, peut-être lors de son ouverture. Le Olympic Flight Museum de Olympia, Washington, l’obtient d’un marchand de ferraille à une date indéterminée. Entreposé à l’extérieur pendant un certain temps, le S-51 semble être en assez mauvais état. Il reçoit, à une date tout aussi indéterminée, le fuselage arrière d’un hélicoptère du même type qui a volé au Canada pendant un certain temps. Le Olympic Flight Museum remet / vend le S-51 au USS Midway Museum de San Diego, Californie, vers 2015. L’hélicoptère reçoit vers cette époque le fuselage arrière d’un S-51 non identifié. Au moment où vous lisez ces lignes, en août 2018, ami(e) lectrice ou lecteur, l’hélicoptère utilisé en 1958 par Dupont et Duval se trouve encore sur le porte-avions USS Midway. Il porte ses couleurs et marques d’origine, soit celle d’un HO3S de la United States Navy.
Si je peux me le permettre, il est fort regrettable que cet hélicoptère n’est pas acquis par un musée canadien de l’aviation avant qu’il ne quitte le pays.
L’auteur de ces lignes souhaite remercier toutes les personnes qui ont fourni des informations. Toute erreur contenue dans cet article est de ma faute, pas de la leur. Et c’est tout pour aujourd’hui.