Le mal-être amoureux, un désarroi intemporel
On ne s’attend pas vraiment à trouver les paroles de chansons romantiques dans les pages d’un vieux catalogue d’équipement agricole. Mais les artefacts réservent parfois des surprises, comme a pu le constater le personnel d’Ingenium.
En 2019, tandis qu’elle procédait à l’inventaire de la collection de documents commerciaux récemment déballée dans les nouveaux locaux de la bibliothèque et des archives du Centre Ingenium à Ottawa, la bibliothécaire Catherine Campbell est tombée sur les paroles d’une chanson d’amour, écrite à la main au crayon sur les premières pages d’un vieux catalogue datant de 1889.
Cette découverte a incité Mme Campbell, de même que l’archiviste Adele Torrance, à entreprendre une investigation. Elle a remarqué qu’on trouvait la signature « Johnnie Leonard » avec la chanson d’amour. Présumant que ce dernier était celui qui avait écrit dans le catalogue, et sachant que le catalogue avait été produit en Ontario en 1889, elle a rassemblé quelques documents de recensement historiques grâce auxquels elle espérait trouver de l’information sur la famille Leonard.
Dans le recensement de 1851 effectué dans la ville ontarienne d’Ennismore, les deux collègues ont trouvé plusieurs générations d’une famille Leonard vivant ensemble dans une ferme. Le patriarche Batt Leonard aurait émigré d’Irlande avec son fils Patrick et sa belle-fille Ellen Leonard qui, en 1851, étaient parents de neuf enfants, tous nés au Canada. L’un de ces enfants était un fils de 12 ans prénommé Martin qui, lors du recensement de 1881, avait lui-même un fils de neuf ans nommé Patrick John. Au moment où le catalogue de 1889 a été produit, Patrick John, ou « Johnnie Leonard », aurait eu 17 ans.
Un examen plus approfondi
Par la suite, Catherine Campbell a examiné le catalogue lui-même. Son titre est plutôt long : Peter Hamilton Agricultural Works, manufacturer of [Hamilton’s?] light steel binder, mowers, sulky rakes, riding and walking ploughs, root pulpers, grain crushers, grain sowers, straw cutters, and all kinds of agricultural implements. Elle a confirmé que la Peter Hamilton Manufacturing Company se trouvait bien à Peterborough, en Ontario. James Hamilton, un immigrant écossais, avait établi une fonderie en 1848, dans laquelle il produisait des moulages et de l’équipement agricole. À la suite d’un incendie survenu en 1866, l’entreprise a construit une nouvelle fonderie de briques de deux étages pour remplacer l’ancienne usine qui avait été réduite en cendres.
À la mort de James Hamilton en 1872, son fils Peter Hamilton est devenu l’unique propriétaire de l’entreprise. Il a fait croître celle-ci au fil des années en intégrant des moissonneuses et des tondeuses au catalogue de produits, tout en continuant d’offrir, comme son père avant lui, des services de réparation pour l’équipement agricole. Dans l’introduction du catalogue de 1889, Peter Hamilton écrivait : « En plus de gravures et de descriptions présentant les meilleurs outils agricoles, le catalogue comporte des pages sur lesquelles l’agriculteur peut inscrire des événements importants et prendre note des activités de son exploitation agricole ou laitière » [Notre traduction]. Johnnie Leonard n’a pas consigné dans le catalogue que des notes sur les activités de la ferme. On y trouve, comme le montre la galerie ci-dessous, la chanson, quelques signatures de Johnnie sur des pages ultérieures et un profil — s’agit-il d’un autoportrait?
L’histoire d’un amour adolescent
Les paroles elles-mêmes constituaient la dernière pièce du casse-tête. Catherine Campbell a fait des recherches sur la chanson I Guess You Have All Been There (« Je suppose que vous êtes tous passés par là ») et elle a découvert qu’elle avait été écrite par le compositeur américain J. P. Skelly. Mais comment Johnnie avait-il entendu la chanson et que signifiait-elle pour lui? Se languissait-il aussi d’une femme prénommée Kate?
L’archiviste Adele Torrance a d’abord pensé que Johnnie pouvait avoir entendu un enregistrement de la chanson sur un ancien cylindre de cire destiné à un « nickel-in-the-slot phonograph » (phonographe à monnayeur). Dans l’étude historique intitulée Sound Recordings in Canada, le conservateur Bryan Dewalt et l’historien John Vardalas expliquent que, dans les années 1890, « de tels appareils s’étaient frayé un chemin dans les galeries marchandes, les pharmacies de quartier, les bars du coin et dans les lieux de rassemblement social » [Notre traduction]. Cependant, en l’espace de quelques années, des disques produits en série pour des appareils Gramophone sont apparus. La chanson I Guess You Have All Been There a été enregistrée par les maisons de disque Berliner, Victor, Columbia et Edison à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les premiers disques produits au Canada ont été pressés par E. Berliner en 1900. Bibliothèque et Archives Canada relate bien les débuts de l’enregistrement de la musique au Canada.
En 1900, Johnnie aurait eu environ 28 ans et le catalogue de Peter Hamilton aurait été périmé; c’est probablement pour cette raison qu’il s’en est servi comme papier brouillon pour noter des paroles qui le touchaient. Il est enfin possible que Johnnie ait disposé d’une partition de la chanson, comme celle présentée ci-dessous, qui a été publiée en W. F. Shaw en 1879 et qui est issue des collections de la Bibliothèque du Congrès. Cette supposition est vraisemblable, puisque Johnnie a noté le numéro des couplets, une information qui ne figure que sur la partition musicale. Il s’est peut-être servi du catalogue de Peter Hamilton pour copier les paroles afin de pouvoir les chanter avec des amis. Il est amusant de s’imaginer Johnnie en adolescent éperdument amoureux, transcrivant des paroles au son des premiers enregistrements de musique. À la Saint-Valentin, nous sommes nombreux à pouvoir nous remémorer notre propre angoisse d’adolescent amoureux et à nous sentir interpellés par le titre plutôt bien choisi de la chanson préférée de Johnnie… On peut, en effet, supposer que nous sommes tous passés par là, non?