Vue d'en haut : Immortaliser l’expérience du vol sur pellicule
Comme cinéaste, Les Harris a réalisé de nombreux films documentaires et séries télévisées captivants sur l’aviation. Il a amorcé sa carrière en tant que cinéaste indépendant en 1970, et est reconnu pour sa série documentaire sur l’aviateur Charles Chabot. En 2017, M. Harris a généreusement fait don de ses archives sur le thème de l'aviation au Musée de l'aviation et de l'espace du Canada, à Ottawa.
Le 27 octobre marque la Journée mondiale du patrimoine audiovisuel, qui sert à sensibiliser le public à la façon particulière dont les enregistrements audiovisuels permettent d’immortaliser les événements et aux défis auxquels les institutions mémorielles sont confrontées en matière de préservation de ces enregistrements. Pour l’occasion, le Réseau Ingenium a rencontré M. Harris pour discuter de ses techniques de tournage novatrices et de l’importance de la préservation du patrimoine audiovisuel.
Réseau Ingenium (RI) : Les, quelles ont été vos stratégies préférées pour tenter d’immortaliser l’expérience du vol sur pellicule?
Les Harris (LH) : Pour commencer, il faut se rappeler que l'époque où je produisais la plupart de mes documentaires sur l'aviation était bien avant l’an 2000. L’infographie était alors très rudimentaire et très coûteuse; on ne pouvait donc pas avoir recours à cette technologie. Il fallait donc faire preuve de créativité.
À l'époque, les caméras 16 mm que nous utilisions, notamment l’Arriflex BL, étaient lourdes (près de 8 kg) et encombrantes en raison du chargeur de pellicule de 400 pi qui se trouvait au-dessus de celles-ci. À ce poids s'ajoutait une ceinture de piles pesant 10 kg que le caméraman portait autour de la taille, ainsi qu'un gros cordon d'alimentation fixé à la caméra. Il était donc impossible de manœuvrer la caméra facilement ; et bien sûr, il n'y avait pas de place pour un réalisateur, un caméraman et un pilote dans les premiers avions.
La solution que j'ai trouvée a été d'utiliser une petite caméra Beaulieu R16 Automatic de 16 mm, que j'ai appris à utiliser par moi-même. Bien qu’elle soit encore lourde, je pouvais tenir la caméra Beaulieu d’une seule main, ce qui me permettait de faire de petits mouvements et d’obtenir des prises de vue panoramiques. De plus, puisque j’étais le réalisateur et le monteur, je savais exactement les prises de vue dont j’avais besoin pour effectuer ma séquence.
~ Les Harris
Pour Les Harris, la caméra Beaulieu Automatic 16 mm était une solution de rechange plus petite et plus légère, ce qui lui permettait d’effectuer de petits mouvements et d’obtenir des prises de vue panoramiques.
RI : Votre premier projet en tant que cinéaste indépendant a été une série de films sur Charles Chabot, qui était le pilote le plus âgé encore en vie lorsque avez commencé à l'interviewer et à le filmer en 1970. Dans le générique de vos films Chabot Solo, vous semblez avoir filmé l'homme de 82 ans décollant à bord d’une réplique d’un Blériot XI. Ça semble un peu irresponsable! Il avait toujours son permis? Jusqu'où est-il allé?
LH : Ça rappelle des souvenirs, c'est sûr! Tout d'abord, le Blériot XI n'était PAS une réplique; c’était l'un des deux seuls Blériot encore en état de voler au monde! Le propriétaire m’avait indiqué que je pouvais démarrer le moteur Anzani tant que le Blériot était attaché, et que je pouvais pousser l'avion, mais seulement avec le moteur éteint!
M. Chabot lui-même n'avait plus son permis en raison de son âge avancé. Je n’aurais pas pu souscrire à une assurance accident pour qu’il puisse le piloter, car il [l’avion, NDLR] avait une valeur inestimable, puisqu’il s’agissait d’un original. Nous avons donc fait quelques prises de vue au démarrage du moteur (en l'amorçant avec de l'essence, puis en faisant tourner l'hélice vers le bas), puis de gros plans de la main de Chabot sur la manette des gaz et du pompage de l’huile afin d’en vérifier la pression. Ensuite, nous avons filmé ses mains déplaçant le manche à balai, puis nous avons filmé les câbles du manche pliant les ailes, ce qui permettait au Blériot de tourner et de voler à l’horizontale. Ajoutez à ça des plans de ses pieds sur les pédales de direction et, enfin, quelques plans des roues en mouvement et de l’appareil passant dans le cadre, accompagnés de gros plans de la tête de Chabot regardant à gauche, à droite et en avant.
Avec tout ça, j’ai trouvé un pilote avec un Tiger Moth biplace pour m’emmener avec la Beaulieu 16 mm. En me penchant sur le côté, j'ai pu filmer le sol qui disparaissait, les nuages au-dessus, et même l'atterrissage dans un champ de maïs moissonné, que j’ai pu utiliser dans une autre séquence du film en imprimant l’image en noir et blanc. Donc, pour répondre à votre question : non, M. Chabot ne s’est pas envolé à bord du Blériot, même pas à un mètre du sol. Par contre, dans Chabot Solo Part 3, il a réellement piloté le Concorde à Mach 2,3!
Extrait de la séquence d'ouverture de Chabot Solo, première partie. Archives du Musée de l'aviation et de l'espace du Canada. Fonds Les Harris. Droit d'auteur Les Harris. Musique (en anglais): "Airman! Airman! (Don’t put the wind up me)” par Jack Payne and the BBC Dance Orchestra.
Transcription
Audio | Visuel |
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[Une chanson en Anglais commence. C’est la chanson “Airman! Airman! (Don’t put the wind up me)” par Jack Payne et l’orchestre de danse de la BBC, protégée par droit d’auteur pour la première fois en 1930. C’est une chanson drôle sur un aviateur, volant autour d’un village en reversant les antennes des gens. La chanson continue tout au long du clip.] |
Les roues principales d’un avion pionnier Blériot XI pionner sont visibles. Elles commencent à rouler sur l’herbe, de la droite à la gauche. |
Une vue montrant l’aile de l’avion Blériot XI, cette aile couverte de lin occupant le gros de l’image. Seulement le sommet de la tête du pilote est visible au début. Il porte un casque de pilote en cuir. L’avion avance, montrant brièvement autre chose que l’aile. On entrevoit le dos du pilote, qui porte un veston noir. |
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Les roues du Blériot XI avancent sur l’herbe. |
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L’aile est montrée à nouveau. Ses nervures et son structure sont évidentes. L’aile se déplace vers la gauche du plan. |
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Le plan suivant montre de nouveau les roues principales, qui roulent vers la gauche, sortant le plan. Après quelques secondes, la roue arrière, une roue unique plus petite, est visible avec une partie de la queue de l’avion. |
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Le visage du pilote est montré. C’est un vieil homme blanc avec une moustache blanche et des lunettes à monture métallique. |
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Le corps du pilote est montré dans le siège à l’air libre du Blériot. Aucune partie de l’avion ne protège le bas de son corps. Il porte des pantalons kaki et ses jambes sont pliées. La caméra vibre. |
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Une des roues principales du Blériot se soulève de l’herbe. |
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Le pilote est montré de la droite au-dessus l’aile. Il tire un levier vers le bas. Au loin, le ciel bleu et l’horizon sont visibles. L’horizon s’incline vers le bas et la gauche. |
Le plan montre le pilote de face avant de s’incliner vers le moteur. |
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Le plan montre le sol qui passe rapidement et puis, après le décollage, l’horizon et des cimes d’arbres sont visibles. |
Le plan montre le pilote d’en bas. Il dirige l’aéronef. |
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Les ailles sont montrées d’en bas. |
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Le pilote est montré d’en bas et de la côté. Son tibia est posé sur une partie du fuselage en bois. Il continue à diriger. |
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Le bout d’une aille est montré contre le ciel bleu. |
[Bruit du moteur qui crachote.] |
Le réservoir d’essence est montré |
[Le bruit du moteur qui crachote continue.] |
Le pilote est montré d’en bas. Il baisse son vers le réservoir d’essence. |
[Le bruit du moteur qui crachote continue.] |
Plusieurs bâtiments couvertes de chaume sont montrées d’en haut et le plan descende rapidement comme si un écrasement est imminent. |
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Un crédit à la fin s’affiche avec les informations suivantes : Chabot Solo Part 1 title sequence excerpt.
Extrait de la séquence d’ouverture de Chabot Solo première partie. |
RI : Ainsi, au moyen de certaines astuces cinématographiques, vous avez réussi à immortaliser l’expérience d’un décollage sans même faire voler un octogénaire à bord d’un avion branlant datant de la conquête de l’air! Quels autres trucs avez-vous appris, par exemple, en essayant de filmer à bord d’un avion en vol?
LH : Pour les prises de vue intérieures, il faut utiliser des objectifs grand-angle. Ces objectifs sont petits et légers, et vous permettent d’obtenir des plans larges, contrairement aux objectifs zoom ou aux téléobjectifs, qui étaient très encombrants à l’époque. Lorsque les caméras Betacam SP sont arrivées sur le marché et qu’on a pu commencer à filmer directement en vidéo, on avait la possibilité de louer de très petites caméras de la taille et de la forme d’un petit cigare. Elles étaient reliées à la Betacam SP par un petit câble d’alimentation qui servait aussi à transmettre le signal à l’enregistreur. Aujourd'hui, j'utiliserais une caméra GOPro, car on peut la fixer n'importe où sur la carlingue de l'avion; elle filme en format 4k et enregistre les images sur une carte SD.
Les Harris et un caméraman essaient d'obtenir le bon angle de caméra pour un gros plan de Charles Chabot à bord du Blériot XI.
RI : Pour cet article, je voulais aborder le sujet de l’aviation dans les films de fiction. J'avais prévu de vous demander de décortiquer une séquence du film Wings (1927), qui a été nommé meilleur film par l'Academy of Motion Picture Arts and Sciences, et qui est toujours réputé dans le milieu de l'aviation pour le réalisme de ses séquences de combats aériens. Je pensais qu'il serait dans le domaine public, mais les versions de Wings qui existent aujourd'hui ont toutes été considérablement restaurées et remastérisées ce qui, semble-t-il, a réinitialisé la période de droits d’auteur pour chacune des versions. Pouvez-vous nous parler de votre propre expérience par rapport à la fragilité des pellicules et de votre point de vue sur les exigences relatives à leur préservation?
LH : La quasi-totalité des premières pellicules employées était en format 35 mm. Contrairement aux pellicules plus récentes, elles étaient fabriquées à partir de nitrate, une matière hautement inflammable. Je me souviens très bien d'un lot de vieux films Pathé 35 mm que j’avais besoin de copier sur une pellicule 16 mm (internégatif). Un seul laboratoire au Royaume-Uni était autorisé à traiter la pellicule de nitrate à cause du risque d’incendie. La tireuse de pellicule du laboratoire était immense, en raison de l’épaisse couche d’acier qui l’entourait. La pellicule est entrée dans la tireuse, où elle a été copiée sur un négatif de 16 mm comme je l’avais demandé, puis est ressortie pour être enroulée sur une bobine de 35 mm, la bobine réceptrice.
Lorsque la pellicule a commencé à s’enrouler, elle s’est désintégrée en ce que je pourrais qualifier de flocons de poudre. Heureusement, ça n’a eu aucune répercussion sur mon négatif de 16 mm, puisque ça s’est produit environ deux pieds après la tête de la tireuse. Cette séquence particulière montrant le vieux Maurice Farnham et d’autres avions datant de 1914 n’existe que dans Chabot Solo Part 1.
Malheureusement, les pellicules se désintègrent avec le temps. Mais leur durée de vie peut être prolongée jusqu’à plus de 100 ans si on les conserve dans des boîtes en métal ou en plastique à l’épreuve de la lumière, et qu’on les entrepose dans des chambres fortes à température et humidité contrôlées. Aujourd'hui, lorsque c’est possible, les musées numérisent également les vieux films. Même dans ce cas, il faut effectuer une copie de sauvegarde des disques durs et des disques pour éviter qu’ils ne se détériorent.
RI : Merci, Les, de nous avoir fait part de vos réflexions sur l'aviation, le cinéma et les défis relatifs à la préservation des pellicules à l’occasion de la Journée mondiale du patrimoine audiovisuel!
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