Comment deux sièges éjectables du CF-105 Arrow d’Avro ont survécu
Lorsque le projet Avro Arrow a été annulé par le gouvernement fédéral en 1959, les six avions déjà construits devaient être entièrement détruits. Heureusement, deux sièges éjectables ont survécu. Voici leur histoire.
Trois secondes. C’est le temps qu’il faut à un siège éjectable d’avion pour faire son travail. Une fois le levier tiré, la verrière s’arrache. Le harnais de sécurité se resserre, maintenant le pilote en place, tandis qu’une charge explosive contrôlée est activée à l’arrière du siège, le faisant accélérer à la verticale à plus de 24 mètres par seconde (80 pieds par seconde), éjectant ainsi violemment le siège dans les airs et hors de l’appareil en perdition. Le parachute de freinage se déploie pour stabiliser la chute libre, suivi du parachute principal qui amène le pilote jusqu’au sol en toute sécurité. Et cela n’a pris que trois secondes.
Avant l’invention des sièges éjectables, lorsqu’un avion subissait une défaillance catastrophique en vol, les chances que le pilote s’en sorte sain et sauf étaient faibles. Le principal moyen d’évacuation pour le pilote était de retourner l’avion sur lui-même, d’ouvrir la verrière, de détacher sa ceinture, de tomber et de déployer manuellement un parachute. Ce n’était pas une mince affaire, compte tenu de l’espace confiné, des forces g, de l'écoulement de l’air autour de l’avion, et de bien d’autres facteurs. Heureusement, il s’agit d'un problème sur lequel on a travaillé dès les premiers vols d’aéronefs.
En 1916, Everard Calthrop, un des premiers inventeurs de parachutes, a breveté un siège éjectable utilisant de l’air comprimé et, à la fin des années 1920, l’inventeur roumain Anastase Dragomir a breveté le modèle moderne de siège éjectable, dont la conception a été perfectionnée au cours de la Deuxième Guerre mondiale. La société britannique Martin-Baker, qui est aujourd’hui le chef de file mondial en matière de conception et de fabrication de sièges éjectables, a commencé à travailler sur ce type de dispositif en 1934. En 1946, ils commencent à tester le Mk 1, un nouveau siège révolutionnaire qui fait sauter la verrière de l’avion, retient le pilote dans le siège et déploie automatiquement un parachute. Depuis, les sièges éjectables Martin-Baker ont permis à eux seuls de sauver la vie de plus de 7 500 membres d’équipage.
Les récits d’origine comme celui-ci ont tendance à piquer la curiosité des passionnés d’aviation comme Ray Corsaut, qui a regardé voler les Harvards jaunes pendant la Deuxième Guerre mondiale lorsqu’il avait tout juste quatre ans. En 1977, lors d’une vente aux enchères de surplus gouvernementaux, en quête de souvenirs uniques, il est tombé sur deux sièges éjectables, qu’il a rapidement achetés et entreposés dans sa grange d’Ilderton, en Ontario. À l’époque, il ne savait pas grand-chose de ces objets en particulier, mais il supposait qu’il s’agissait de sièges éjectables provenant du CF-100, le prédécesseur de l’Arrow. Un soir, alors qu’il lisait un livre sur le CF-105 Arrow d’Avro, le premier et le seul avion supersonique de conception canadienne, il est tombé sur une section qui l’a plongé dans ses réflexions pendant un long moment. La description des sièges éjectables lui semblait familière. Même s’il faisait déjà nuit, M. Corsaut a pris sa lampe de poche et s’est dirigé vers sa grange, incapable de contenir son excitation, désirant confirmer ses soupçons. Avait-il en sa possession deux sièges éjectables de ce célèbre avion?
N’étant pas expert en sièges, M. Corsaut avait besoin de confirmer que les sièges qui se trouvaient dans sa grange provenaient bien du CF-105 Arrow d’Avro. Il a rencontré Wilf (Wilfred) Farrance, responsable de la mise en place du cockpit dans le cadre du projet Arrow, qui lui a gentiment rendu visite pour jeter un œil aux sièges et finalement lui dire ce qu’il voulait entendre. Il était en effet en possession des sièges 5 (pilote) et 6 (observateur) de l’avion RL-203, le troisième Arrow construit!
Le CF-105 Arrow d’Avro, mis au point pendant la Guerre froide dans les années 1950, était à la fine pointe de la technologie de son époque. Il était donc équipé d’un modèle de sièges éjectables Martin-Baker de dernière génération, le Mk-C5, le « C » désignant un modèle conçu précisément pour le Canada.
La façon dont ces sièges se sont retrouvés dans une vente aux enchères de surplus gouvernementaux en 1977 est un peu mystérieuse. Lorsque le projet Avro Arrow a été annulé en 1959, l’entreprise était censée détruire les six avions achevés, ainsi que les autres appareils en cours de construction. Des 20 sièges Mk-C5 produits, seuls 12 ont été installés dans des avions. Les sièges devaient être retirés et renvoyés à Martin-Baker, en Angleterre. Étonnamment, ces sièges se trouvaient toujours au Canada.
Mieux encore, ils font actuellement partie de la collection d’Ingenium.
Ray Corsaut à l’ancien Musée aérospatial de Toronto, Downsview, Toronto.
En juin 2008, Ray Corsaut et son épouse Margaret ont visité le Musée de l’aviation et de l’espace du Canada. Ils ont rencontré Marc Ducharme, directeur de l’expérience des visiteurs à l’époque, et ils lui ont parlé des sièges. M. Ducharme leur a fait visiter le hangar du Musée et leur a montré les bouts d’ailes du CF-105 Arrow d’Avro de notre collection. Ce jour-là, M. Corsaut a indiqué qu’il souhaitait léguer ses sièges éjectables au Musée à sa mort. Afin de tenir cette promesse, au décès de M. Corsaut en décembre 2019, sa femme Margaret a communiqué avec le Musée pour fournir des renseignements et des photos des sièges. Il n’est pas fréquent que des objets d’une valeur inestimable arrivent tout bonnement comme ça, au Musée. C’est généralement l’inverse qui se produit. Au même moment, Erin Gregory, conservatrice au Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, préparait des propositions d’acquisition de deux autres objets liés à l’Arrow d’Avro, soit une table à dessin et un véhicule d’essai Delta. Elle a estimé qu’il s’agissait d’un complément idéal pour illustrer l’histoire du CF-105 Arrow d’Avro, de sa conception avec la table à dessin, en passant par les essais avec le véhicule Delta, jusqu’au produit final avec les sièges éjectables. Par un concours de circonstances, les sièges et les bouts d’ailes appartenant déjà au Musée proviennent du même appareil, le RL-203. Bien que quelques sièges du CF-105 Arrow d’Avro font partie d’autres collections, personne n’a mis la main sur deux sièges provenant d’un même appareil, ce qui rend cet ensemble de deux sièges extrêmement rares. Erin Gregory s’est attelée à l’élaboration d’une proposition, car chaque acquisition doit faire l’objet d’une évaluation formelle expliquant comment elle s’intègre à l’ensemble de la collection du Musée ou comment elle l’enrichit. Bien qu’Ingenium ait fait l’objet d’un moratoire sur les acquisitions à l’époque, la société acceptait toujours les propositions répondant aux critères IE/IN (intérêt exceptionnel et importance nationale), ce qui était le cas de ces sièges. Le comité d’acquisition, présidé par le vice-président de la direction des collections et de la recherche, et composé de membres votants de la division de la conservation, des services de collection et de conservation, et d’un directeur général, a approuvé la proposition. Nous avons donc envoyé une équipe pour récupérer les sièges.
L’équipe est arrivée chez Margaret Corsaut à Ilderton, en Ontario, et s’est dirigée vers la grange. La principale préoccupation du conservateur Réjean Demers était la sécurité. Dans le cadre de leur fonctionnement normal, les sièges Martin-Baker Mk-C5 sont équipés de plusieurs explosifs, tous actionnés par la percussion mécanique de la charge de détonation de la cartouche. De tels explosifs pourraient encore se trouver dans les sièges et présenter un risque pour toute personne les manipulant. D’après les plaques signalétiques apposées sur les sièges, ceux-ci ont été fabriqués en juin 1958. En l’absence d’autres renseignements, nous allions devoir les inspecter soigneusement avant de les transporter.
Pour se préparer, M. Demers a passé beaucoup de temps à faire des recherches sur les sièges Martin-Baker Mk-C5. Il a trouvé des manuels, des descriptions et des schémas détaillés en ligne. Bien que l’on ne retrouve que peu de renseignements sur les sièges Mk-5, et encore moins sur les sièges Mk-5C canadiens, il a remarqué qu’ils étaient très semblables aux sièges Mk-4. Fort de ces connaissances et de son expérience en tant qu’ingénieur de maintenance aéronautique, M. Demers s’est mis au travail et a inspecté méthodiquement les sièges du pilote et de l’observateur à la recherche d’explosifs. Normalement, le canon d’éjection principal comporte une charge primaire et deux charges secondaires qui propulsent le siège le long des rails de guidage et hors de l’avion. Une autre cartouche explosive se trouve dans le canon du parachute de freinage. Après avoir soigneusement vérifié qu’il ne restait aucune cartouche explosive, M. Demers a poussé un grand soupir de soulagement. La seule partie du siège qu’il n’a pas pu désamorcer sur place est la minuterie. Il s’agit d’un dispositif qui déclenche les charges selon une séquence particulière et qui est maintenu en position par une tension mécanique. La solution consistait à détacher la minuterie du siège et à la placer dans un caisson spécialisé doté d’une chambre de détonation en acier, lui permettant ainsi de libérer son énergie en toute sécurité, au besoin.
Les sièges pouvaient maintenant être déplacés de manière sécuritaire. L’équipe a donc placé les sièges dans un véhicule pour les transporter au Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, où nous allions les préparer en vue d’une d’une prochaine exposition sur la Guerre froide qui présentera également d’autres parties du CF-105 Arrow d’Avro.
Nous sommes reconnaissants envers les passionnés comme Ray Corsaut qui collectionnent, préservent et font don d’objets comme ceux-ci. Avec très peu de moyens, si ce n’est la passion et le dévouement, ils sont les mécènes méconnus de l’histoire. Ils nous donnent un aperçu du passé et de la façon dont nous sommes arrivés là où nous sommes.
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