« Voler pendant une éclipse, d’un point de vue de pilotage, n’est qu’un travail ordinaire; » Ou, Comment le Corps d’aviation royal canadien a capturé l’éclipse totale de soleil du 24 janvier 1925 – et quelques trucs en plus sur cet événement, partie 4
Bienvenue à bord de cette 4ème et dernière partie de notre article sur l’éclipse totale de soleil du 24 janvier 1925, ami(e) lectrice ou lecteur, et toutes mes excuses pour la déplorable qualité de la photographie que vous avez vue il y a quelques milliers de millisecondes.
Vous vous souviendrez bien sûr que nous avons quitté les personnes impliquées dans cette histoire, soit les 3 pilotes du Corps d’aviation royal canadien et le journaliste Frederick Samuel Gilmore Griffin du quotidien The Toronto Daily Star de… Toronto, Ontario, peu après l’atterrissage d’urgence effectué par le capitaine d’aviation Roy Stanley « Bill » Grandy.
Ignorant ce qui s’est passé, le capitaine d’aviation George Eric Brookes et le lieutenant d’aviation Arthur Lawrence Morfee, le photographe aérien assis sur le siège arrière de l’aéronef, continuent leur voyage vers le sud. Ils atteignent finalement la rue Yonge, une importante artère nord-sud qui s’étend vers le nord depuis le cœur de Toronto, Ontario, jusqu’à bien au-delà de l’extérieur de la ville. À partir de ce moment, Brookes suit simplement la circulation vers le sud. Eh bien, il dépasse probablement la circulation se dirigeant vers le sud.
À moins de 10 kilomètres (5 ou 6 milles) au nord de Toronto, Brookes commence à grimper afin de percer les nuages et avoir une vue aussi bonne que possible de l’éclipse. Contrairement à ce qui se produit habituellement dans de telles circonstances, la diminution de la visibilité n’est pas progressive. Nenni. Un instant, Brookes peut voir le sol. L’instant suivant, il ne le peut tout simplement pas. Les nuages au-dessus de Toronto sont certainement plus épais que ce à quoi il s’attend.
Brookes continue à grimper, désireux d’atteindre un ciel clair avant le point culminant de l’éclipse. Avec seulement une boussole sur le siège avant pour se diriger, Brookes dépend de Morfee pour lire ce que disent les autres instruments. Les deux hommes communiquent par un tube acoustique / tuyau acoustique.
Le dispositif en question est-il un tube acoustique Gosport, demandez-vous, ami(e) lectrice ou lecteur fana d’aviation? Il peut en effet s’agir d’un tube acoustique de ce type, mais revenons à Brookes et Morfee.
De fait, pourquoi ne pas laisser Brookes décrire ce qui se passe ensuite? Des objections? Bien. Avec votre permission, je n’utiliserai pas le format de citation couramment utilisé dans ce blogue / bulletin / machin. Des objections? Euh, dommage, c’est triste.
Début de la citation, des mots traduits ici.
Jusqu’alors, nous n’avions rien vu ni entendu indiquant qu’une éclipse se dirigeait dans notre direction, ou nous dans la sienne. Nous avions atteint un niveau à [environ 2 750 mètres] 9,000 pieds, et l’heure, autant que je sache, était entre cinq et six minutes après neuf heures, lorsque la première phase du phénomène est devenue apparente.
La lumière a commencé à faiblir – tout comme on le voit souvent avec des effets électriques sur la scène d’un théâtre. En environ quarante-cinq secondes, autant que j’ai pu en juger, tout était dans l’obscurité. Je pouvais à peine distinguer le contour de mon compas, [environ 45 centimètres] un pied et demi devant mon visage. Je n’étais pas capable de distinguer aucun des points de repère dessus.
Cet effet crépusculaire profond, si on peut l’appeler ainsi, dura environ une minute plus ou moins, puis la lumière se ralluma, exactement comme elle s’était éteinte, ou peut-être un tantinet plus rapidement.
Juste au moment où nous revenions à la lumière du jour, nous sommes entrés dans une petite zone nuageuse semi-claire. Ce n’était pas tout à fait clair – nous avons vu, comme à travers un film, une très, très faible bande de soleil. Juste un mince croissant, mais brillant très clairement et distinctement. Un spectacle vraiment impressionnant, si une personne avait le temps de l’étudier correctement.
Morfee avait alors sa caméra en action. Enfin, pour autant que je sache. Pendant environ une demi-minute, nous avions des aperçus intermittents de la même bande de soleil. Parfois c’était assez clair, parfois les nuages l’obscurcissaient presque. Ensuite, nous sommes entrés dans un gros banc et nous l’avons complètement perdu.
J’ai continué, direction plein ouest. Vous ne pouvez pas faire demi-tour dans les nuages, sinon vous vous perdrez immédiatement. Nous avons essayé de grimper et sommes arrivés à [environ 2 750 mètres] 9,000 pieds, ces derniers [environ 30 mètres] 100 pieds nous ont pris cinq bonnes minutes pour y parvenir. Mais les nuages devenaient plus épais, au lieu de s’éclaircir, à mesure que nous montions.
À ce moment-là, bien sûr, nous savions que le spectacle était terminé et nous avons décidé qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de redescendre. Cinq minutes après être sortis des nuages, nous pointions le nez vers la glace de la baie, où nous avons a atterri.
Fin de la citation.
Incidemment, Brookes atterrit vers 9 h 30 du matin, environ 90 minutes après avoir quitté la base aérienne de Camp Borden.
Et oui, Brookes et Morfee sont au milieu d’une masse de nuages épais quand l’éclipse atteint son apogée. Quelle poisse…
Pourtant, aimeriez-vous voir (lire?) ce que Morfee a à dire sur son expérience? Des objections? Bien. Avec votre permission, je n’utiliserai pas le format de citation couramment utilisé dans ce blogue / bulletin / machin.
Début de la citation.. Des mots traduits ici.
L’éclipse totale a eu lieu pendant que nous étions encore dans le banc de nuages. Soudainement, j’ai vu le soleil à travers un trou déchiqueté dans le grand champ de nuages. J’étais tellement excité que j’ai poussé un cri sans le vouloir pour attirer l’attention de mon pilote. Brookes a immédiatement fait virer l’aéronef brusquement vers l’est, et dès que je me suis tourné, j’ai commencé à photographier, le dos tourné au pilote derrière lequel j’étais assis. J’ai mis un pied et un genou sur le siège, j’ai placé le soleil dans le champ de vision de mon viseur et j’ai pris mes photographies en direction de l’arrière de l’aéronef.
Le soleil, quand je l’ai vu pour la première fois, n’était qu’un mince filet de lumière, tout comme un fin croissant de lune. Il y avait cette différence que les cornes du croissant se prolongeaient en une traînée de lumière qui indiquait le périmètre de la lune. Je ne peux pas dire que j’ai réellement vu la lune sans lumière posée sur le disque du soleil, mais la traînée d’illumination au bout des cornes du croissant m’a fait sentir sa présence.
Fin de la citation.
Pour Brookes, en traduction, le vol fait partie du travail quotidien : « Voler pendant une éclipse, d’un point de vue de pilotage, n’est qu’un travail ordinaire. C’est tout, sauf un moment où il faisait noir, si sombre que nous ne pouvions plus lire nos instruments. »
Pour citer le pilote, encore en traduction : « C’était un voyage froid – sapristi! Oui, bien sûr, nous étions bien emmitouflés en prévision et nous n’avons pas vraiment souffert du froid, mais il faisait froid, indéniablement froid. »
Et oui, Morfee est en mesure de prendre une demi-douzaine de photographies d’un certain intérêt, et ce malgré le fait que, pendant la période d’obscurité, il ne peut pas voir le viseur de son appareil photographique.
Ayant terminé sa mission, Brookes atterrit sur la glace de la baie de Toronto / du port de Toronto, dans le lac Ontario. Morfee entreprend immédiatement de faire développer ses photographies dans le laboratoire photographique qu’il avait installé dans l’édifice qui abrite The Toronto Daily Star, en utilisant du matériel qu’il avait rapporté d’Ottawa quelques jours avant l’éclipse, et…
Pour répondre à la question qui n’a pas encore surgi dans votre petite caboche, Brookes n’atterrit pas complètement en aveugle sur la glace de la baie de Toronto. Nenni. Le commandant de la base aérienne de Camp Borden, le lieutenant-colonel d’aviation Lloyd Samuel Breadner, avait envoyé un officier sur les lieux pour s’assurer que la glace était assez épaisse pour accueillir un aéronef sans se fissurer.
De fait, le plan était que les Type 504 pilotés par Brookes et Grandy se posent sur la glace de la baie après l’éclipse.
Comme nous le savons maintenant, seul l’aéronef de Brookes atterrit sur la glace de la baie de Toronto. Sa machine est ravitaillée à un moment donné, le 24 janvier ou plus tard, pour le vol de retour à la base aérienne de Camp Borden, en utilisant le carburant apporté sur le site avant l’éclipse.
Comme vous pouvez le constater, le CARC avait planifié cette opération de manière assez détaillée.
Et oui, Brookes parle aux journalistes. Après tout, vous avez vu (lu?) la longue citation, euh, citée ci-dessus. Il y a apparemment quelqu’un ou des quelqu’un du The Toronto Daily Star par exemple. À première vue, un journaliste du The Daily Gleaner de Fredericton, Nouveau-Brunswick, peut, je répète peut, être présent à cette conférence de presse impromptue, et...
Votre humble serviteur reconnaît une main qui traverse l’éther. Avez-vous une question, ami(e) lectrice ou lecteur? Qu’est-ce qui arrive exactement à Grandy et Griffin, vous demandez-vous? Une splendide question.
Peu après le décollage, Grandy informe Griffin que, compte tenu du vent fort soufflant du sud, il volerait bas, et ce jusqu’au moment de grimper au-dessus des nuages pour observer l’éclipse. Pourtant, les deux hommes savent très bien qu’ils perdent du temps.
Même s’il n’a pas désagréablement froid, Griffin a du mal à griffonner une note occasionnelle tout en jonglant avec ses gants épais.
Comme mentionné ci-haut, le vol se déroule d’abord sans problème. Cependant, une trentaine de minutes après le décollage, alors que l’aéronef vole près de Newmarket, Ontario, la bielle qui relie un des pistons du moteur au vilebrequin se brise et perce un trou dans la mince paroi du cylindre. Le moteur du Type 504 s’immobilise sans plus attendre.
Avec son moteur paralysé de très grave manière, Grandy n’a pas beaucoup de temps pour trouver un endroit sûr où il pourrait tenter un atterrissage d’urgence. Sa tentative pour se rapprocher le plus possible de Newmarket ayant échoué, il doit se contenter d’un petit champ bosselé entouré de clôtures, avec des fils téléphoniques sur son côté sud, à environ 6.5 kilomètres (environ 4 milles) au nord de Newmarket, sur une ferme appartenant à un certain A.B. Morning, un Canadien sans doute. Tout bien considéré, l’atterrissage se passe bien.
Ceci étant dit (tapé?), Grandy et Griffin se retrouvent dans une campagne abandonnée et, à l’exception d’une maison sombre et silencieuse, apparemment inhabitée.
Un jeune garçon qui a vu l’aéronef atterrir rejoint vite les deux hommes alors qu’ils réfléchissent à leur prochaine action. Ils lui demandent s’il y a un téléphone à proximité. Oui, dit-il, à la ferme d’Edward Goodwin. Un fermier canadien, je présume.
Grandy et Griffin, toujours vêtus de leurs gros vêtements de vol, doivent parcourir environ 1.6 kilomètre (environ 1 mille) dans une neige abondante avant d’atteindre la maison de ferme en question.
Il faut un certain temps pour rejoindre la base aérienne de Camp Borden. Grandy finit toutefois par obtenir Breadner au bigophone. Ce dernier ordonne immédiatement qu’un aéronef de secours décolle le plus vite possible. Malgré cela, Griffin sait qu’il ne verrait pas l’éclipse d’en haut.
Debout dans la neige, situé en dehors de la zone d’obscurité totale et face à des nuages mur à mur, Griffin ne connaît qu’une brève période d’obscurité partielle. Votre humble serviteur ne peut affirmer avec certitude que Grandy est avec lui à ce moment-là.
Voyez-vous, Grandy s’est procuré un cheval avec lequel il traîne sa machine estropiée près d’une clôture. Il prend ensuite des dispositions pour que le Type 504 soit fixé au sol afin qu’il ne soit pas endommagé par le vent.
Entre-temps, Griffin réussit à entrer en contact avec quelqu’un du The Toronto Daily Star et à lui dicter une histoire au téléphone. Le journaliste monte ensuite à bord d’un traîneau conduit par Goodwin pour rejoindre Grandy.
Le texte dicté par Griffin paraît en première page de l’édition du 24 janvier, au niveau de la ligne de pli. Le vol effectué par Brookes et Morfee décroche toutefois le gros titre, ce qui est on ne peut plus naturel, mais revenons à Grandy.
Ce pilote indique à Griffin qu’une équipe de la base aérienne de Camp Borden aurait à prendre un moteur, en train, jusqu’à la gare de Holland Landing. Le moteur serait placé sur un traîneau et apporté à son Type 504. L’équipe monterait ensuite un abri temporaire dans lequel elle retirerait le moteur mort et installerait le nouveau. Quelqu’un, Grandy lui-même peut-être, piloterait le Type 504 jusqu’à la base aérienne de Camp Borden.
Un Type 504 piloté par un officier canadien, le lieutenant d’aviation David Allen « Dave » Harding, arrive plus tard dans la matinée. Ce vol est inconfortable. Voyez-vous, ce pilote est parti si vite qu’il n’a pour se couvrir les pieds que de simples bottes et surchaussures.
Harding informe Griffin qu’il l’emmènerait à Toronto. Du même souffle, il informe Grandy qu’il doit rester avec son aéronef jusqu’à ce que l’équipe de réparation arrive sur place. Grandy ramènerait ensuite le Type 504 à la base aérienne de Camp Borden.
Une fois Griffin bien enfoncé dans son siège, Harding se prépare à décoller. Il sait très bien que son point de départ est un petit champ bosselé entouré de clôtures, avec des fils téléphoniques du côté sud. Il se déplace jusqu’à la limite du terrain, fait demi-tour et met la pédale au plancher. Le vent fort qui souffle toujours du sud aide Harding à franchir facilement tous les obstacles sur son chemin.

Le journaliste irlando canadien Frederick Samuel Gilmore Griffin du The Toronto Daily Star, à droite, avec le lieutenant d’aviation David Allen Harding, après leur atterrissage sur la glace de la baie de Toronto, à Toronto, Ontario. Les gants en peau de blaireau de Griffin sont clairement visibles, tout comme des éléments du tube acoustique Gosport par lequel le capitaine d’aviation Roy Stanley Grandy avait communiqué avec lui plus tôt dans la journée. Anon., « Stranded Airmen Saw Great Eclipse from North York. » The Toronto Star Weekly, 24 janvier 1925, 1.
Les 5 premières minutes du vol donnent une sacrée peur à Griffin. Voyez-vous, le Type 504 est violemment ballotté par des courants d’air. Le reste du voyage se déroule toutefois sans incident. Harding atterrit en toute sécurité sur la glace de la baie de Toronto. Sa machine est ravitaillée à un moment donné, le 24 janvier ou plus tard, pour le vol de retour à la base aérienne de Camp Borden, en utilisant le carburant apporté sur le site avant l’éclipse.
Brookes, Grandy et Morfee connaissent une carrière réussie, tout comme Griffin. Brookes décède en septembre 1982. Il avait presque 88 ans. Grandy décède en avril 1965, peu après avoir célébré son 71ème anniversaire. Morfee décède en mars 1986. Il avait presque 89 ans. Griffin, finalement, décède en janvier 1946. Il n’avait pas encore 57 ans.
Ainsi se termine notre histoire.
Et maintenant un bref message de l’auteur de ces lignes. Étant donné que les 1er et 2ème jours de février 2025 sont respectivement un samedi et un dimanche, étant donné aussi que le fainéant invétéré que je suis aime fainéanter plus qu’un peu, je pense que ce numéro de notre fantastique blogue / bulletin / machin devrait être le seul publié cette fin de semaine. Des objections, ami(e) lectrice ou lecteur? [...] Objections rejetées.
Rendez-vous la semaine prochaine.