L’œuvre d’une artiste métisse favorise les échanges sur la décolonisation
Voilà justement le moment où les artistes se mettent au travail. Ce n’est pas le moment de nous décourager, de nous apitoyer sur notre sort, de nous taire ou d’avoir peur. Nous parlons, nous écrivons, nous utilisons la langue. C’est ainsi que les civilisations guérissent.
– Toni Morrison
En avril 2021, le monde ployait sous la pression de la COVID‑19, et les tensions raciales déchiraient les États-Unis. Et c’est alors que la découverte de sépultures anonymes sur le site d’un ancien pensionnat autochtone de Kamloops, en Colombie-Britannique, nous a frappés de plein fouet. Pour l’artiste en installation Tracey-Mae Chambers, c’était la goutte qui faisait déborder le vase : « C’est des conneries. Je ne peux pas rester sans rien dire. »
Elle a vu un monde divisé qui se dérobait devant les discussions épineuses qui devaient avoir lieu sur la colonisation, sur les colonisateurs et sur les communautés autochtones, inuites et métisse. Elle s’est donc mise au travail, de la seule manière qu’elle connaît : l’art. Depuis juillet 2019, Chambers a installé son exposition #espoiretguérisoncanada à 135 endroits à travers le Canada. Elle souhaite que son œuvre encourage les gens à tenir les échanges difficiles qu’ils ont peut-être cherché à éviter sur la discrimination et les injustices sociales et systémiques. Son objectif est d’informer et d’entretenir ces discussions, qui sont au cœur de la réconciliation et de la décolonisation, pour que nos récits incluent tout le monde, et non seulement les colonisateurs.
Les lieux de ses installations ne sont pas laissés au hasard. Sites de pensionnats autochtones, lieux historiques, centres culturels, musées des beaux-arts ou autres et espaces publics, voilà où on peut les voir. Un grand nombre de ces lieux (mais pas tous) représentent un point de vue colonial et portent sur les colonisateurs qui s’y sont installés et y ont vécu, sans toutefois mentionner les peuples autochtones déplacés en cours de route. Chambers souhaite changer cette situation pour nous permettre d’entendre les récits qui manquent. Elle admet que la décolonisation de ces lieux sera ardue, mais elle sera possible si nous nous y attaquons collectivement. Et son œuvre peut constituer une première étape.
Chambers tient à ce que ses œuvres soient toujours belles. « Mais elles ont peu de valeur si elles ne disent rien », ajoute-t-elle. Réalisés au crochet, les cercles qui composent son exposition représentent la famille, et le réseau de fils qui les relient nous représente tous. Privé d’un trop grand nombre de ces fils, l’ensemble perd de sa stabilité. Chaque cercle est relié aux autres par des réseaux et des fils uniques qui représentent les gens avec qui nous sommes en lien en dehors de la communauté. Et les cercles vides sont ceux des personnes qui nous ont quittés et de celles qui viendront. Chambers souhaite que nous réfléchissions véritablement à ce qui nous unit comme communauté, mais son message ne s’arrête pas là. À la fin de l’exposition, le démantèlement et la réutilisation de l’installation ailleurs au Canada nous rappellera qu’il est possible de démonter quelque chose, d’en retirer les parties qui ne fonctionnent pas et d’en reconstruire une version améliorée.
L’artiste métisse est tout à fait consciente que les discussions qu’elle espère déclencher entraîneront une part de malaise. Mais pour que son œuvre soit accessible, de façon à ce qu’elle permette ce dialogue, Tracey-Mae se sert de laine et de fils, matériaux inoffensifs et apaisants, pour lancer des discussions potentiellement difficiles.
C’est aussi le bon moment pour tenir ces discussions en famille. « Il est très positif que l’on parle de ça dans les écoles du Canada, estime Chambers. Quand les enfants voient quelque chose comme cette œuvre, beaucoup savent déjà ce qu’est un pensionnat autochtone, et un lien se crée entre (le point de vue de) l’adulte et l’enfant. »
Grâce à leur usage de matériaux non traditionnels, les artistes sont particulièrement bien placés pour encourager ces discussions et réflexions, croit Chambers. Dans un monde gangrené par la rhétorique politique, elle estime que les artistes peuvent nous faire entendre « la voix de la raison ». Un point de vue modéré selon lequel il nous est possible de bien nous entendre.
Mais par-dessus tout, les artistes sont passionnés et déterminés à transmettre le message. Ils ne baissent pas les bras devant les difficultés. Ils reconnaissent la nécessité de persévérer quand le malheur qui s’abat tout autour entrave les efforts. Chambers a perdu son fils, mort d’une surdose d’opioïdes en février 2023, après avoir perdu son père six mois auparavant. Mais elle continue malgré tout, stoïque, car pour elle, le message est important.
« Notre rôle consiste à aborder les sujets douloureux, parce qu’il est plus facile de digérer ça (l’art) qu’un quelconque document, affirme Chambers. La plupart des gens ne pouvaient pas lire les 94 recommandations du rapport sur la Vérité et la Réconciliation : c’était trop pour eux. »
Le monde empreint de justice et d’équité qu’envisage Chambers ne se matérialisera pas du jour au lendemain, et elle le sait. Elle n’a pas non plus toutes les réponses. Mais pour elle, si après avoir vu son œuvre, les gens tiennent des propos plus nuancés, ce sera un grand pas en avant.
L’installation artistique #espoiretguérisoncanada de Tracey-Mae Chambers est exposée au Centre d’apprentissage du Musée de l’agriculture et de l’alimentation du Canada jusqu’à octobre 2023.
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