Le visage des chemins de fer : les porteurs noirs du Canada
Les porteurs noirs ont fait partie intégrante des activités quotidiennes des chemins de fer canadiens, de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Les hommes noirs qui constituaient la majorité des porteurs ont été confrontés au racisme de la société canadienne en général. Au travail, ils se sont buttés aux politiques extrêmement racistes et discriminatoires des compagnies ferroviaires et des syndicats qui étaient dirigés par des hommes blancs. Ces expériences ont poussé un grand nombre d’entre eux à devenir des leaders politiques et syndicaux pour combattre la discrimination sur les rails et au-delà.
Le rôle de porteur est devenu synonyme de « noirité » et d’hommes noirs, en grande partie en raison de l’action de l’homme d’affaires américain George Pullman, qui a établi le Pullman Sleeping Car Service. La guerre de Sécession venait de finir, et Pullman a délibérément utilisé comme modèle les grandes maisons du Sud des États-Unis pour son service de voitures-lits. En puisant dans le bassin de main-d’œuvre des Noirs récemment émancipés, Pullman a réussi à reproduire les relations de travail de l’époque de l’esclavage entre les élites blanches et les travailleurs noirs. L’influence très raciale de Pullman était si omniprésente dans le domaine du transport ferroviaire de passagers que les porteurs noirs étaient appelés non pas par leur nom mais par celui de Pullman. Les passagers et le personnel appelaient souvent les porteurs « George » ou « George’s Boy » (le garçon de George), reflétant les attitudes lourdement racistes et paternalistes de l’époque.
Un porteur aidant une passagère à débarquer du train.
Lorsque les compagnies ferroviaires canadiennes ont adopté le service de voitures-lits de Pullman, après la Confédération, elles ont été tout aussi racistes. Au Canada, les services Pullman étaient offerts dans les trains du Chemin de fer Intercolonial, du Chemin de fer National Transcontinental, du Grand Tronc, du Canadian Northern Railway et du Canadien Pacifique. En 1923, lorsque le Chemin de fer Intercolonial, le Chemin de fer National Transcontinental, le Grand Tronc et le Canadian Northern Railway ont fusionné pour former la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, ou le Canadien National, un nouveau service semblable à celui de Pullman a été lancé. Les porteurs étaient toujours presque exclusivement noirs puisque les compagnies recrutaient dans des collectivités majoritairement noires au Canada, aux États-Unis et dans les Caraïbes.
Le travail des porteurs était extrêmement exigeant. On attendait d’eux qu’ils soient à la disposition des passagers à tout moment pendant les longs voyages de nuit. Par conséquent, ils travaillaient de très longues heures et manquaient chroniquement de sommeil. Les porteurs noirs devaient s’occuper de tous les passagers de leur wagon; ils accueillaient les gens et les aidaient à débarquer, ils s’occupaient des enfants et des malades, ils préparaient les couchettes, ciraient les chaussures et agissaient à titre de serveurs.
Un porteur s’occupe d’un enfant dans une voiture-lit.
Comme les porteurs étaient les premiers et les derniers employés que les passagers voyaient et à qui ils parlaient, les interactions entre les deux groupes pouvaient avoir un impact considérable sur la loyauté des passagers et la réussite de la compagnie ferroviaire. Pour assurer leur succès, les sociétés de chemin de fer exigeaient ainsi des porteurs de voitures-lits qu’ils soient d’une déférence, d’une modestie et d’une gaieté indéfectibles, qu’ils soient attentifs et toujours disponibles, mais silencieux et pratiquement invisibles lorsque leurs services n’étaient pas requis. Les compagnies de chemin de fer utilisaient fréquemment des publicités montrant des porteurs noirs au grand sourire, portant un uniforme impeccable, prêts à servir leur clientèle majoritairement blanche. Cette image et cette attitude étaient renforcées par le fait que les porteurs, bien mal payés, dépendaient grandement des pourboires pour joindre les deux bouts.
Mais derrière cette image du porteur heureux et souriant se trouvaient des travailleurs noirs confrontés à un milieu de travail lourd de ségrégation puisque les compagnies ferroviaires et les syndicats étaient dirigés par des hommes blancs racistes. Les porteurs noirs étaient donc cantonnés dans des emplois mal payés et soumis à des politiques discriminatoires qui ne visaient nullement leurs collègues blancs. Les porteurs noirs n’avaient que peu ou pas d’espoir d’obtenir quelque promotion que ce soit malgré la taille des compagnies de chemin de fer et la variété des emplois qu’on pouvait y trouver. Pourtant, de nombreux cheminots blancs, sinon la plupart, avaient accès à des possibilités de formation et d’avancement. Malgré leurs salaires très bas, de nombreux porteurs devaient payer leurs propres repas et uniformes et leur hébergement lorsqu’ils travaillaient, et ce, à plein prix. Ils devaient également rembourser tout objet manquant, comme les oreillers ou les cendriers souvent dérobés par des passagers. Cette ségrégation était à l’avantage des compagnies ferroviaires, lesquelles liguaient ainsi les travailleurs noirs contre les syndicats dirigés par des hommes blancs.
Dans la première partie du XXe siècle, les cheminots noirs n’étaient pas admis dans les syndicats. En fait, la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer (la CBRE) s’est activement battue pour que la négociation des modalités et des avantages se fasse séparément pour les travailleurs blancs et pour les travailleurs noirs. La résistance des porteurs noirs à ces politiques d’exclusion a finalement permis aux travailleurs noirs d’accéder à la Fraternité, lorsque le syndicat a renoncé à l’adhésion exclusivement réservée aux travailleurs blancs, en 1919. Toutefois, la Fraternité a maintenu une hiérarchie interne fondée sur la race en conférant aux membres noirs le statut de membres auxiliaires, de sous-membres du syndicat. Malgré les revendications soutenues des travailleurs noirs, les politiques discriminatoires des compagnies de chemin de fer et des syndicats ont perduré jusqu’aux années 1960.
Un porteur prépare une couchette supérieure.
Bien que les compagnies ferroviaires et les syndicats aient tenté d’écraser la résistance des employés noirs à bon nombre de ces politiques, ils n’y sont jamais parvenus. Par exemple, en 1917, les travailleurs noirs ont formé l’Ordre des porteurs de wagons-lits (l’OSCP), un des premiers syndicats de cheminots noirs en Amérique du Nord. Au cours du XXe siècle, l’OSCP a réussi à négocier des contrats pour les travailleurs noirs sur tous les grands circuits ferroviaires canadiens.
En plus de leurs luttes constantes avec les compagnies de chemin de fer et les syndicats dirigés par les Blancs, les porteurs noirs étaient également des figures de proue dans leurs communautés. Nombre d’entre eux sont devenus de puissants acteurs politiques qui ont établi des coalitions nationales, remporté des batailles juridiques et résisté à la discrimination raciale partout où ils en ont trouvée. Les porteurs ont mis sur pied des programmes visant à fournir des services essentiels aux communautés noires du Canada. Les villes canadiennes où on trouvait d’importantes plaques tournantes ferroviaires sont devenues de dynamiques communautés noires, les résidants ayant construit de petites entreprises, des espaces communautaires et des maisons de chambres pour soutenir les populations noires naissantes. Beaucoup de ces endroits sont devenus des lieux de rassemblement pour les porteurs en déplacement, des espaces où ils pouvaient socialiser, discuter d’actualité et organiser les efforts de lutte contre l’oppression raciale. De nombreux porteurs avaient à voyager d’un bout à l’autre du continent, et cette mobilité leur permettait de parler avec d’autres d’idées, de politiques et de nouvelles et de prendre conscience des problèmes auxquels les Noirs étaient confrontés partout en Amérique du Nord. Grâce à ces échanges, ils ont pu établir et entretenir de solides relations et perspectives transnationales. L’héritage des porteurs noirs et leur résistance inébranlable au racisme se reflètent dans la mobilisation politique et le militantisme des Noirs au Canada encore aujourd’hui.
Un porteur sur les marches d’un train.
Lectures complémentaires :
Foster, Cecil. They Call Me George: The Untold Story of Black Train Porters and the Birth of
Modern Canada. Windsor : Biblioasis, 2019.
Grizzle, Stanley G. et John Cooper. My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of
Sleeping Car Porters : Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle. Toronto : Umbrella Press, 1998.
Mathieu, Sarah-Jane. North of the Color Line: Migration and Black Resistance in Canada, 1870-
1955. Chapel Hill : The University of North Carolina Press, 2010.
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