Personnalités mises en lumière. La collection Karsh d’Ottawa
En 1997, Jerry Fielder est entré en communication avec Geoff Rider, alors directeur de la Division de la collection et de la recherche au Musée des sciences et de la technologie du Canada, pour lui proposer un don. Le Musée reçoit tous les ans plusieurs centaines d’offres de dons de partout au Canada. Toutefois, Geoff a compris immédiatement qu’il ne s’agissait pas là d’une proposition anodine. Depuis 1979, Jerry était le conservateur et l'assistant de l'éminent photographe canadien Yousuf Karsh.
Yousuf Karsh et son appareil photo lors d’une cérémonie soulignant son don, au Musée des sciences et de la technologie du Canada, le 17 avril 1998
Cinq ans auparavant, au moment de fermer leur studio du Château Laurier à Ottawa et de déménager à Boston, Yousuf et Estrellita Karsh avaient fait don d’épreuves et de négatifs aux Archives nationales du Canada. Le photographe jugeait maintenant opportun d’offrir son matériel de studio au Musée des sciences et de la technologie du Canada, et Jerry s’était vu confier le mandat de veiller à la concrétisation de ce don. Le 17 avril 1998, Yousuf Karsh a remis au président du musée l’une de ses lentilles : celle dont il s’était servi en 1941 pour prendre sa célèbre photo de Winston Churchill. C’est par ce geste symbolique que Karsh a cédé au musée la propriété de son matériel photographique.
Le Calumet 8 po × 10 po à soufflet, principal appareil photo de Karsh, drapé d’un voile de mise au point confectionné pour Karsh par son assistante et bibliothécaire Hella Graber
Même s’il n'aimait pas songer à son équipement, ou peut-être voulait-il simplement en faire abstraction, Karsh achetait les meilleurs appareils photo qu’il pouvait se permettre, conçus suivant ses instructions précises. Il a en fait acquis et utilisé bon nombre de dispositifs d’éclairages, d’appareils photo et d’accessoires.
Les boîtes d’appareils de Karsh témoignent des nombreux voyages du photographe et de l’usure qu’a dû subir son matériel.
Au début de sa carrière, Karsh transportait presque deux cents kilos de matériel à travers le monde. Son imposante automobile Chrysler était expressément adaptée au transport de ses appareils photographiques et de ses dispositifs d’éclairage : le siège arrière en avait été retiré, et un compartiment de rangement était installé sur le toit.
La collection Karsh d’Ottawa comporte des objets comprenant notamment ses appareils photo et ses dispositifs d’éclairage, mais également de petits accessoires et des outils de retouche.
Enfin, Karsh a décidé qu’il valait mieux avoir trois trousses identiques de matériel photographique. Il en gardait donc une dans son studio d’Ottawa, une deuxième à New York et une troisième à Londres. Ces objets de collection dont dispose maintenant le Musée des sciences et de la technologie du Canada ont été utilisés à partir du début des années 1930 jusqu’en 1992, aux deux studios de Karsh à Ottawa, soit celui de la rue Sparks et celui du Château Laurier, ainsi qu’à celui de New York. Une grande partie de ce matériel l’a également accompagné à travers le monde.
« Capter l’esprit et l’âme de l’être humain »
Karsh, The Searching Eye (Toronto: CBC, 1986)
Landscape, 1926. Cette photo, qui figure parmi les premières images de Karsh, a valu au photographe le grand prix de 50 $ dans le cadre d’un concours organisé par la société T. Eaton en 1926.
Yousuf Karsh est né de parents arméniens à Mardin, en Turquie, le 23 décembre 1908. Sa famille a quitté la Turquie en 1922 et deux ans plus tard, en 1924, la veille du jour de l’An, Karsh est arrivé au Canada. Il a commencé son apprentissage de la photographie au studio de son oncle, George Nakash, à Sherbrooke, au Québec. Il a pris ses premiers clichés à l’aide d’un appareil photo Brownie bon marché. L’un des paysages de Karsh a remporté le grand prix de 50 $ dans le cadre d’un concours local organisé par la société T. Eaton.
John H. Garo, 1930, par Karsh
Voyant le potentiel de son neveu, George Nakash a envoyé Karsh en stage auprès de John Garo, photographe à Boston et compatriote arménien. L’art et la personnalité de Garo ont exercé une profonde influence sur Karsh. À l’instar de son mentor, Karsh a donc décidé d’apprendre l’art du portrait et de se faire photographe des « grands de ce monde ». Garo a encouragé son jeune apprenti à étudier les grands maîtres : Rembrandt, Rubens et Velasquez pour perfectionner son style.
Ensemble de pinceaux offert à Karsh par John Garo
Au terme de son stage, Karsh a reçu de Garo une trousse de pinceaux datant de 1890, dont Garo se servait pour appliquer de la gomme arabique et du bromoil sur ses épreuves. Toute sa carrière, Karsh a conservé ces pinceaux dans un coffre-fort, ne laissant personne d’autre les utiliser. Karsh a eu beaucoup de difficulté à se séparer de ce trésor particulier. Les pinceaux comptent donc parmi les derniers objets cédés au musée.
Les images de Saturday Night, portentant la signature « Karsh, d’Ottawa »
En 1933, il a ouvert son propre studio au 130, rue Sparks. La même année, au théâtre du Ottawa Drama League (qui allait devenir le Ottawa Little Theatre), Karsh a réalisé les premières photographies qui l’ont fait connaître. Il les a soumises au magazine torontois Saturday Night en insistant pour y voir figurer la référence suivante «Karsh d’Ottawa». Le 6 janvier 1934, le magazine publiait des photos prises par Karsh en décembre 1933, lors de la production Romeo and Juliet présentée par le Ottawa Drama League. Le comte de Bessborough, qui tenait le rôle de Roméo, a présenté Karsh à son père, Lord Bessborough, devenu le premier gouverneur général du Canada photographié par Karsh.
Lord et Lady Bessborough, 1933; Le gouverneur général du Canada, Lord Bessborough, et son épouse ont été les premières personnalités importantes qu’a immortalisées Karsh. Leur photo occupait une double page du Illustrated London News.
Avant sa célèbre photo de Churchill en décembre 1941, qui l’a mené vers une carrière exceptionnelle, Karsh a passé près de dix ans à préparer la voie à son art. Il s’est fait connaître comme photographe d’une grande compétence et a tissé des liens avec d’importantes personnalités, des artistes, des éditeurs et des politiciens. Et surtout, il a créé son propre style, qui se caractérise par son éclairage magistral, par son usage pratiquement exclusif de matériel de studio, de même que par ses méticuleuses techniques de développement et de retouche.
Foyer of the Ottawa Little Theatre, 1933. En observant l’éclairage scénique durant des productions théâtrales au Ottawa Little Theatre, Karsh est devenu fasciné par l’éclairage artificiel et a commencé à faire l’expérience des dispositifs d’éclairage dans le cadre de son travail de photographe.
Karsh était cependant fasciné et enthousiasmé par l’éclairage artificiel, qu’il comptait maîtriser et mettre à profit. Il s’intéressait particulièrement à l’éclairage scénique et a acquis de nouvelles techniques en observant les mises en scène réalisées par sa première épouse, Solange, au Ottawa Drama League.
Dispositif principal d’éclairage du studio
La collection léguée au musée par Yousuf Karsh comporte sept dispositifs d’éclairage provenant de ses studios d’Ottawa et de New York. Le principal dispositif d’éclairage, le dernier qu’a employé Karsh dans son studio du Château Laurier, ouvert en 1973, date du début des années 1970. Ce dispositif est constitué d’un pied fabriqué par Dyna Lite Inc., d’une boîte à lumière de Colortran Inc. et d’un écran diffuseur Mylar. Karsh n’installait pas lui-même son décor de séances photographiques. Le matériel était toujours installé d’avance par son assistant. L’assistant devait d’abord vérifier chacune des ampoules et placer le dispositif d’éclairage principal et le dispositif d’appoint conformément à la disposition habituelle. L’assistant assemblait ensuite les toiles de fond. Au début de sa carrière, Karsh se servait d’une vieille couverture de l’armée canadienne en arrière-plan de ses photographies. Plus tard, il a acheté des supports de toiles de fond chez American Photographic Instrument Company Inc. et demandé à sa technicienne et bibliothécaire Hella Graber de lui confectionner plusieurs toiles de fond de velours, qu’il combinait à des arrière-plans maison de bois ou de vinyle.
Turban (Betty Low), 1936
Pour photographier une femme, il utilisait toujours une lumière atténuée et détournait légèrement l’éclairage principal et le dispositif d’appoint, pour ensuite diriger les projecteurs sur les cheveux ou sur les épaules, rendant les lignes du visage et les rides moins visibles. Si le résultat final révélait malgré tout un sujet à l’allure froide ou distante et que la personnalité que voulait révéler Karsh ne transparaissait pas dans la photo, Karsh refusait alors d’en faire l’impression.
Ce Calumet 8 po × 10 po à soufflet était le principal appareil photo de Karsh.
Le Calumet 8 po × 10 po à soufflet, fabriqué à Chicago en 1956, était l’appareil principal de Karsh. Il l’a utilisé durant plus de trois décennies, d’abord dans son studio de la rue Sparks, puis dans celui du Château Laurier. Durant de nombreuses années, cet appareil photo, ou son jumeau de New York, l’a suivi partout en Amérique du Nord et en Europe. Ces Calumets lui ont notamment servi à photographier les premiers ministres du Canada, de Diefenbaker à Chrétien, ainsi que Ernest Hemingway, Mère Teresa, Margaret Atwood, Marc Chagall et de nombreuses autres personnalités. Karsh prenait la plupart de ses photos en format 8 po × 10 po. Toutefois, le dos de l'appareil était amovible et en permettait l’ajustement à des formats 2 po × 4 po et 5 po × 7 po. L’appareil était peint en gris pâle, pratiquement blanc.
Voile de mise au point confectionné pour Karsh par sa technicienne et bibliothécaire Hella Graber
Comme le disait Karsh, « un appareil photo ne doit pas forcément être d’apparence lugubre ». Hella Graber avait fabriqué un voile de mise au point que Karsh aimait disposer librement sur le Calumet. Le voile était fait de riche velours bourgogne et d’une doublure dorée. Hella y avait brodé les initiales de Karsh.
Agrandisseur Saltzman utilisé par Karsh et par son imprimeur, Ignas Gabalis
L’un des objets les plus intéressants de la collection de Karsh est un agrandisseur de fabrication inhabituelle, fait pour Karsh par Saltzman, J.G. Inc. L’agrandisseur était si imposant que lorsque Karsh l’a déménagé de son studio de la rue Sparks au Château Laurier, le plafond du studio a dû être élevé pour que l’appareil puisse y être installé. Cet agrandisseur aux dimensions gigantesques permettait à Karsh de tirer des photographies pouvant atteindre une dimension de 30 po × 40 po (76 cm × 101 cm) à partir de négatifs originaux de 4 po × 5 po et de 8 po × 10 po. Une impression de cette dimension pouvait nécessiter jusqu’à trente minutes. Seuls Karsh et son imprimeur, Ignas Gabalis, qui travaillait avec Karsh du début des années 1950 à 1992, utilisaient l’agrandisseur. Comme les impressions de grande taille nécessitaient beaucoup de temps, Karsh disait de Gabalis qu’il était l’imprimeur le plus lent au monde, même s’il admettait que la qualité de son travail était impeccable.
Lame de verre, crayons et loupe qu’employait Karsh pour retoucher ses négatifs et ses épreuves
Il développait ses négatifs dix à la fois, dans des développeurs de films conçus suivant ses propres formules. Karsh employait des produits Kodak pour désensibiliser la pellicule à un très faible degré de lumière verte, puis il utilisait la lumière pour inspecter la pellicule périodiquement durant le développement, jusqu’à ce que les négatifs atteignent le degré de densité qu’il désirait obtenir. Ceux-ci pouvaient alors être retirés du bain révélateur.
Karsh se mit à développer ses photos sur un papier Kodak appelé Opal V. Il avait choisi très méticuleusement ce papier idéal pour les portraits, puisque sa texture s’apparentait à celle de la peau humaine. De plus, Opal V était recouvert d’un agent matant contenant une silice ou un amidon extrêmement fin, qui transformait le reflet de l’éclairage du blanc crème pur à une teinte de bleu, conférant au portrait une allure tout à fait unique.
Karsh aimait se charger lui-même de tout le travail de finition. Parmi ses outils de retouche figuraient diverses formes d’encre, des assortiments de couleurs à retouche, des pinceaux, des marqueurs et des crayons pourvus de mines Staedler et Koh-I-Noor. Karsh se servait de ces outils pour adoucir ou accentuer les lignes et les ombres sur les épreuves. Il employait également un assortiment de crayons à retouche Turquoise Prestomatic; les crayons à mine tendre produisent une meilleure densité de lignes fines superposées les unes aux autres, tandis que les crayons à mine dure forment un léger ombrage moins visible sur les épreuves finales. Parmi les outils à retouche légués au musée figurent une lame de verre faite sur mesure, dont il se servait pour améliorer la netteté des lignes sur ses négatifs, suivant une technique apprise de Garo. Lorsqu’il effectuait ses retouches, Karsh se servait d’une loupe pour examiner les effets de son travail. Karsh permettait cependant à Hella Graber et à ses assistants de l’aider à effectuer certaines retouches. Ils éliminaient notamment la statique des négatifs à l’aide d’une brosse Staticmaster au polonium et, une fois les photos fixées, ils les nettoyaient avec un pinceau fin en poils de blaireau.
Copie de la recette de produit de virage doré de Karsh, écrite de sa main
Les assistants se voyaient également confier la tâche de mélanger le produit de virage doré, préparé conformément à la recette du maître, dans un grand pot de grès. Le produit de virage doré était la signature de Karsh, car peu de photographes l’employaient : il était cher et devait être appliqué au bon moment pour recouvrir et remplacer les sels d’argent. Mais les épreuves au ton doré qui en résultaient avaient une allure particulièrement chaleureuse et classique.
La collection Karsh d’Ottawa comporte de nombreux autres outils du métier : lentilles, pellicules, adaptateurs, filtres, posemètres et obturateurs. Avec la documentation spécialisée sur la photographie dont dispose le musée et les histoires de coulisse relatées par Jerry Fielder, les objets ayant appartenu à Karsh offrent un aperçu des activités menées dans ses studios et dans ses chambres noires désormais disparus.