Bourse McGill-Ingenium : première partie - Une historienne et ses archives
« Pardon, monsieur », ai-je dit en essayant d’attirer l’attention de l’employé des Archives de l’État du Maharashtra, un service d’archives public situé au cœur de la région sud de Mumbai. Je venais de passer plusieurs minutes à arpenter les couloirs sombres où gisaient des piles et des piles de dossiers reliés en toile et je n’avançais pas dans ma recherche. J’ai insisté, malgré le silence de l’employé : « Pourriez-vous me diriger vers la section contenant les numéros du journal Times of India à partir des années 30? » J’ai attendu dans l’espoir d’une réponse.
« Tumi kaun? » a-t-il finalement répondu, en me regardant derrière une étagère. Cela signifiait « Qui êtes-vous? » en marathi. Passant rapidement de l’anglais au marathi, je me suis présentée comme une doctorante de l’Université McGill travaillant sur l’histoire de la régulation des naissances en Inde. Je lui remis la liste des documents que j’espérais trouver aux archives. À mon grand désarroi, il n’en a rien été. On m’a informée qu’un grand nombre des documents que j’avais demandés étaient en très mauvais état, certains s’effritant même au contact, ce qui signifiait qu’ils ne pouvaient pas être soulevés des étagères sans se transformer en poussière.
L’aimable employé des archives travaillait là depuis plus de 15 ans et avait vu la couleur des documents d’archives passer du blanc au jaune puis au néant, un peu comme sa barbe, ai-je pensé. Il n’existait aucune copie numérique pour la plupart des documents de leur vaste collection, ce qui signifie que ce qui est perdu est perdu. Déçue, je me suis rendue au Forbes Gujarati Sabha, un centre d’archives privé situé dans la banlieue ouest de Mumbai, non loin de l’aéroport international. Le Sabha contenait une grande quantité de documents, notamment des collections de publications locales en gujarati, destinées aux femmes; ce centre était exceptionnellement bien organisé. Tout comme l’International Institute for Population Sciences, un organisme de recherche et d’éducation indépendant du ministère de la Santé et de la Famille du gouvernement indien, mais aligné sur ce dernier. C’était un régal de consulter ces archives, tant par la richesse des documents disponibles que par l’organisation systématique des collections.
Au fond, ce que je cherchais dans ces archives, c’était les histoires et les expériences des femmes, telles qu’elles les avaient elles-mêmes racontées.
La plupart des études historiques sur la régulation des naissances, qu’elles portent sur l’Inde ou d’autres pays, affirment que la régulation des naissances a été imposée aux femmes pauvres et sans défense. Dans un sens, cet argument est valable puisque la régulation des naissances était préconisée par les élites en vue d’améliorer l’humanité et de contrer les angoisses de la surpopulation. Elle n’a pas été promue pour le bien-être des femmes, et encore moins pour favoriser leur choix en matière de reproduction et de liberté sexuelle.
Cependant, j’ai trouvé cette méthodologie et cette approche de l’écriture historique loin d’être satisfaisantes. J’ai également été alarmée de constater que la façon dont la plupart des études historiques sur la régulation des naissances utilisaient les archives faisait preuve de peu de créativité, s’appuyant principalement sur les documents des organismes occidentaux ou internationaux, tels que l’Organisation mondiale de la santé, la Fondation Ford, la Fondation Rockefeller, les Nations Unies, etc. Il règne un silence tonitruant dans la représentation des récits des femmes sur leurs propres histoires et expériences, ainsi que les sources en langues vernaculaires comme celles que les femmes utilisaient pour s’exprimer sur les questions d’ordre intime.
Grâce à ces archives, j’ai pu découvrir que les femmes indiennes s’intéressaient activement à la régulation des naissances, qu’elles étaient réceptives aux nouvelles technologies et qu’elles voulaient limiter le nombre de grossesses ou les espacer. En d’autres termes, elles comprenaient les avantages des méthodes modernes de régulation des naissances et souhaitaient en bénéficier. Cela contrastait donc avec les études historiques qui avançaient l’argument trop simple selon lequel on imposait la régulation des naissances aux femmes des collectivités marginalisées. Non seulement ce récit était-il inexact, mais il nuisait à la capacité d’agir, à la volonté et à l’intelligence des femmes.
Dans un autre coin du monde et alors que j’étais rendue à un stade avancé de mon doctorat, je me suis tournée vers le Centre Ingenium d’Ottawa, un institut financé par le gouvernement fédéral qui abrite une énorme collection d’artefacts, de documents commerciaux, de livres rares, et plus encore. Ici, comme dans toutes les archives où j’ai travaillé, je suis entrée avec certaines attentes et je suis repartie surprise et avec autre chose que ce que je cherchais. À ma grande joie, les collections et les archives d’Ingenium étaient parfaitement organisées et les documents étaient accessibles sous forme numérique, une aubaine à notre époque. Il est vrai qu’en tant que chercheuse indienne, j’étais à la fois impressionnée et jalouse du respect, du financement et de l’attention que le gouvernement canadien accorde aux documents de recherche et d’archives. Cependant, et ceci est intéressant surtout en raison du contraste avec les petites archives locales de Mumbai et du Gujarat, j’ai trouvé qu’il y avait des lacunes importantes dans la collection d’Ingenium. Dans un sens plus large, il y avait peu de technologies médicales sur la santé reproductive et sexuelle, et plus précisément, la collection manquait d’archives qui reflétaient les expériences des femmes, en particulier autochtones, immigrantes ou de couleur, relativement à la santé, la fertilité et la reproduction.
Dans un prochain billet publié sur le Réseau Ingenium, intitulé L’histoire de deux nations, je mentionne que jusqu’en 1969, la régulation des naissances était illégale et passible de sanction au Canada, mais qu’on pouvait se procurer des diaphragmes, des pessaires et des condoms auprès des médecins et sous forme de mesures prophylactiques dans les pharmacies. L’absence de ces histoires, mais surtout des voix des femmes, en particulier des femmes autochtones qui ont été la principale cible de la coercition en matière de régulation des naissances (et plus encore), indique un silence plus large et troublant dans la façon dont nous recueillons et nous rappelons nos histoires. L’absence de représentation(s) dans les archives tend à refléter, ou à entraîner, une histoire unilatérale, où les voix autoritaires parlent au-dessus des voix marginalisées, vernaculaires ou autochtones, ou pire, parlent pour elles.
En tant qu’historienne, mon expérience des archives a été fascinante, déroutante et éclairante, et souvent tout ça à la fois. Cependant, j’essaie de me rappeler que les archives elles-mêmes sont des espaces politiques, avec le pouvoir de représenter, ou non, et de se souvenir, ou non. En effet, qu’il s’agisse de protéger des archives inestimables pour les générations futures, de les traiter et de les respecter comme un patrimoine national précieux, ou d’être attentif aux voix susceptibles de représenter différentes facettes d’une même histoire, il est temps de mieux interroger l’état de nos archives et de nos collections. Au moment d’enregistrer et de raconter les histoires du passé, il est important que nous examinions minutieusement nos prétentions en matière d’accessibilité, faute de quoi, nous risquons de laisser des gens derrière.
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