Bourse McGill-Ingenium : deuxième partie - L’histoire de deux nations : la régulation des naissances en Inde et au Canada (des années 30 aux années 60)
Les deux faces de la même médaille
Par un après-midi chaud et humide de février 1936, Margaret Sanger, une militante américaine de la régulation des naissances, assiste à la première conférence sur la population de toute l’Inde, qui se tient dans le célèbre Cowasjee Jehangir Hall de Mumbai. La conférence réunit des gens fortunés appartenant à la haute société de la ville, des personnalités actives dans le domaine, ainsi que des médecins, des militants, des représentants du gouvernement, etc. À peu près à la même époque, des sociétés de planification familiale ont commencé à voir le jour en Inde. Ces organismes faisaient la promotion de la régulation des naissances et conseillaient les femmes qui se rendaient dans leurs centres sur les techniques de régulation des naissances qui s’offraient à elles. Ces organismes étaient très variés, mais ils avaient pour objectif commun d’insister auprès des femmes pauvres pour qu’elles utilisent des produits contraceptifs en vue de contrôler la reproduction.
De nos jours, dans le cadre d’une lutte pour la liberté reproductive, les groupes féministes intensifient leurs campagnes en faveur de l’accès des femmes à la contraception. Cependant, les premiers débats sur la régulation des naissances ont été suscités par la crainte d’une surpopulation. Le rôle de la reproduction dans le contrôle démographique est apparu pour la première fois dans un article que l’économiste anglais Thomas Robert Malthus a publié en 1798, intitulé « An Essay on the Principle of Population ». Dans ce texte, Malthus proposait de restreindre le nombre de personnes qui pouvaient se marier ou non, en s’appuyant sur certaines qualités souhaitées. Ses idées ont ensuite inspiré la théorie du néo-malthusianisme, selon laquelle la contraception était un moyen essentiel pour contrôler la population. Plus tard, en 1893, s’inspirant de ces idées, Francis Galton a inventé le terme « eugénisme », qui fait référence au contrôle et à la reproduction sélective des personnes en vue d’améliorer l’humanité. Ainsi, au début du vingtième siècle, l’inquiétude suscitée par la croissance démographique a conduit les néo-malthusiens et les eugénistes, dont beaucoup étaient des hommes, à promouvoir la contraception. Les théories de Malthus ont été reconceptualisées en tant que plaidoyer pour la régulation des naissances, tant à l’échelle nationale que mondiale. Cela laisse présager les débuts problématiques et peu féministes de la régulation des naissances à l’époque moderne.
J’aborde ici l’histoire de deux nations, l’Inde et le Canada. Leurs histoires convergent et divergent de manière notable.
Il existe des parallèles entre les deux pays au chapitre de leurs trajectoires intellectuelles et matérielles. Au sein de ces deux nations, comme dans d’autres colonies, ont eu lieu des débats qui soutenaient la régulation des naissances pour des raisons eugénistes. Pour ce qui est des réalités matérielles sur le terrain, les femmes vulnérables des deux nations avaient besoin de moyens de régulation des naissances à cause de l’état de santé lamentable des mères et des enfants. Les deux pays divergent notamment quant à la nature des produits disponibles, mais également en ce qui a trait au libre choix d’achat et de consommation de ces produits en Inde, ce qui n’était pas le cas au Canada jusqu’en 1969. Les complexités de ces deux histoires sont aussi intéressantes que troublantes.
Tensions entre besoin et accès
Au Canada, les préoccupations liées aux coûts engendrés par les familles nombreuses et la mauvaise santé des mères et des enfants ont augmenté dans les années qui ont suivi la Grande Dépression des années 30. Dans les années 40 et 50, l’utilisation et la vente de moyens de contraception étaient illégales et punissables en vertu du Code criminel du Canada. Toutefois, les femmes canadiennes pouvaient se procurer des diaphragmes et des pessaires par l’entremise des médecins, et les condoms étaient vendus dans les pharmacies comme mesures prophylactiques contre les maladies. Ce n’est qu’en 1969, soit environ 10 ans après la mise en marché de la pilule anticonceptionnelle aux États Unis, que le Parlement canadien a adopté le projet de loi C-150. Celui-ci décriminalisait, entre autres, la régulation des naissances (y compris la stérilisation volontaire) et l’avortement (s’il était approuvé par le comité d’avortement thérapeutique d’un hôpital).
Malgré cela, les partisans de la régulation des naissances, tels qu’Alvin Ratz Kaufman, considéraient les contraceptifs et la stérilisation comme une façon de contrôler les populations appartenant aux communautés autochtones et à la classe ouvrière. Utilisant un vocabulaire eugéniste qui ressemblait étrangement à celui de nombreux partisans de la régulation des naissances en Inde, Kaufman cherchait à réguler la reproduction des personnes « inintelligentes » et des « faibles d’esprit », et tout particulièrement chez les femmes autochtones. En d’autres termes, au Canada, la première campagne en faveur de la régulation des naissances au cours de la première moitié du vingtième siècle a été le théâtre d’une relation tendue et difficile entre les réalités matérielles de la santé des femmes et une idéologie douteuse qui soutenait l’utilisation et l’accès des méthodes de régulation des naissances.
Réalité sombre et rhétorique
Dans ses travaux, l’historienne canadienne Erika Dyck a bien montré que le bilan de santé maternelle et infantile était sombre à l’époque, particulièrement au sein des communautés autochtones qui avaient le moins accès aux soins de santé. De même, en Inde, chez les plus vulnérables de la société, comme les membres des castes inférieures et les populations rurales et ouvrières, la santé maternelle était la plus précaire et les gens avaient un accès limité aux ressources de soins de santé.
Comme le montrent les figures ici, les taux de mortalité infantile en Inde étaient lugubres par rapport à celui dans d’autres pays, et la santé des enfants appartenant aux communautés indiennes les plus vulnérables, comme les castes répertoriées, était très mauvaise par rapport à celle dans les milieux favorisés, comme les Parsis et les Européens présents en Inde. En effet, la régulation des naissances, nécessaire en raison de préoccupations légitimes à l’égard de la mauvaise santé des mères et des enfants et des pertes de vie dues aux grossesses multiples, a connu une relation difficile avec le vocabulaire utilisé pour sa défense et les personnes qui en faisaient la promotion.
Tout comme leurs homologues occidentaux, les partisans indiens de la régulation des naissances ont révélé leurs craintes et parlé en termes désobligeants des couches les plus démunies de la population indienne. C’est le cas de P.K. Wattal, un brahmane cachemiri qui a publié en 1916 un livre influent, intitulé The Population Problem in India: A Census Study. Ses préoccupations étaient tout simplement eugéniques. Il pensait que le nombre de pauvres et d’inaptes augmentait de façon incontrôlée et que la souche raciale indienne était en déclin. Pour appuyer ses arguments, on a ajouté les résultats du recensement de 1931 à l’édition de 1933 de son livre. Wattal a exprimé des craintes quant au taux de fécondité élevé des personnes qu’il considérait comme appartenant à des races pauvres, comme les communautés tribales, les castes inférieures et les musulmans.
De même, le leader indien populaire, Subhas Chandra Bose, dans son discours présidentiel au Congrès en 1938, a déclaré :
« En ce qui concerne le programme à long terme pour une Inde libre, le premier problème à résoudre est celui de l’augmentation de notre population. Je ne souhaite pas entrer dans la question théorique de savoir si l’Inde est surpeuplée ou non. Je veux simplement souligner que là où la pauvreté, la famine et la maladie sévissent dans le pays, nous ne pouvons pas nous permettre de voir notre population augmenter de trente millions de personnes en une seule décennie... Il sera donc souhaitable de limiter notre population jusqu’à ce que nous soyons capables de nourrir, vêtir et éduquer ceux qui existent déjà. Il n’est pas nécessaire, à ce stade, de prescrire les méthodes qui devraient être adoptées pour empêcher une nouvelle augmentation de la population, mais je demande instamment que l’attention du public soit attirée sur cette question. »
Malgré l’accent qui était mis sur la réduction de la population, les dirigeants de l’époque ne se sont pas du tout préoccupés de savoir quels types de contraception devaient être utilisés. C’est là que l’histoire devient la plus intéressante. On peut se demander quels produits contraceptifs étaient disponibles en Inde et au Canada à ce moment-là.
Marchés et expériences en matière de contraception
Au début des années 30, plusieurs types de contraceptifs avaient fait leur entrée sur les marchés indiens. On y fabriquait et vendait des produits tels que les préservatifs, les diaphragmes, les toniques, les pilules contraceptives, la poudre de mousse, les gelées et les contraceptifs chimiques. Les fabricants étaient tant indiens qu’étrangers, et aussi bien de grandes que de petites entreprises. Aucun produit ne dominait le marché de la santé sexuelle. Pendant les 30 années qui ont suivi, le marché et le personnel médical actif dans ce domaine ont fait office de défenseurs des produits contraceptifs en Inde. Le corps médical de ce pays, ainsi que les champions locaux et mondiaux de la régulation des naissances, ont fait preuve de souplesse dans leurs interprétations de la santé des femmes, c’est-à-dire que ce n’était pas leur première préoccupation.
La régulation des naissances était un marché privé qui reposait sur le profit. Les fabricants, basés à Londres, New York, Tokyo et Berlin, et les détaillants, installés à Mumbai, Delhi, Calcutta et Kanpur, qu’ils soient locaux ou mondiaux, se rejoignaient dans leur promotion de ces produits qu’ils qualifiaient de « modernes » et « scientifiques ». Ils avaient compris la demande à l’égard des produits contraceptifs et l’attrait de la terminologie scientifique comme stratégie de commercialisation sur le marché indien.
Les budgets de recherche, le personnel et la mise au point de nouveaux produits n’ont cessé de croître dans les années 20 et 30. On assiste alors à l’émergence d’instituts de recherche spécialisés au service de l’industrie pharmaceutique. Citons par exemple le Merck Institute for Therapeutic Research, créé en 1933, les Lilly Research Laboratories, fondés en 1934, ainsi que le Squibb Institute for Medical Research et les Abbott Research Laboratories, ouverts en 1938. La recherche dans le secteur pharmaceutique a considérablement augmenté après la Seconde Guerre mondiale. Les dépenses annuelles de recherche de l’industrie pharmaceutique américaine atteignaient environ 50 millions de dollars au début des années 50 et elles ont quadruplé dans les années 60. Malgré l’existence de normes pharmaceutiques, les contraceptifs en circulation dans le public étaient en grande partie de nature expérimentale et ne faisaient l’objet que de peu de contrôle de qualité, sinon pas du tout.
Avant 1969, on trouvait déjà des éponges, des pessaires et des coupes dans le milieu médical au Canada, mais ces produits n’étaient pas utilisés pour leurs propriétés contraceptives. Les éponges, par exemple, étaient recommandées pour réaligner l’angle de l’utérus, alors que les condoms, plutôt que d’être annoncés comme contraceptifs, étaient vendus à titre de mesures prophylactiques contre les maladies. Il est également intéressant de noter que Julius Schmid, le créateur des marques de préservatifs Sheik et Ramses (voir figure 7), bien qu’il soit né en Allemagne et qu’il ait ensuite immigré à New York, a utilisé sur la plupart des emballages des noms et des images d’origine égyptienne et arabe pour symboliser la force et la masculinité. Ramsès était le troisième pharaon, considéré comme le chef le plus puissant et le plus glorieux de la dynastie de l’Égypte antique.
De même, les pessaires, qui étaient des prothèses que les femmes pouvaient utiliser comme contraceptifs, ont une histoire fascinante. Le mot, qui vient du grec ancien « pessós », figure dans la plus ancienne copie encore existante du serment d’Hippocrate, qui édictait : « De même, je ne donnerai pas à une femme un pessaire pour provoquer un avortement ». Au Canada, l’utilisation et la vente de pessaires à partir des années 30 associent non seulement la fabrication et la distribution à l’échelle internationale, mais aussi la promotion de la régulation des naissances. Cela s’explique d’abord par le fait que ces dispositifs étaient souvent fabriqués aux États-Unis et ailleurs, mais faisaient l’objet d’une vente au détail et d’un approvisionnement à l’échelle locale. D’autre part, les premiers défenseurs de la régulation des naissances se sont rendus dans d’autres pays en tant que « missionnaires médicaux » pour encourager l’utilisation de ces dispositifs. Dans le cas des pessaires illustrés aux figures 10 et 11, le Dr Norman Found, médecin canadien, en a fait la promotion lorsqu’il travaillait comme missionnaire médical en Corée de 1921 à 1935. Comme le nom de la marque était clairement mis en évidence sur de nombreux produits, on peut supposer que les entreprises canadiennes, dans ce cas-ci Julius Schmid Canada Ltd, se soient servies de ce travail missionnaire pour faire connaître leur propre marque à l’échelle internationale, puisqu’il n’était pas encore légal de promouvoir la régulation des naissances au Canada.
Un choix, mais de quel type?
L’histoire de la régulation des naissances au Canada a été marquée par la stérilisation forcée des femmes autochtones. D’une manière différente, mais similaire, en Inde, la régulation des naissances était présentée comme le moyen de sortir de la pauvreté; c’est pourquoi elle était imposée aux femmes démunies. De plus, comme le Canada criminalisait l’utilisation des méthodes de régulation des naissances, les femmes d’ici n’avaient pas la même possibilité de choix et de préférences qu’en Inde, où l’important marché de la régulation des naissances offrait aux femmes un grand nombre de produits. En effet, au Canada, à cette époque, les moyens de régulation des naissances se limitaient essentiellement à l’utilisation du condom par les hommes ou la stérilisation. Cette situation était différente de celle en Inde, où le marché de la santé sexuelle s’adressait principalement aux femmes. Les produits de régulation des naissances offerts sur les marchés indiens à partir des années 30 étaient essentiellement des contraceptifs féminins (autres que le condom).
Cette différence entre les personnes qui utilisaient les contraceptifs en Inde et au Canada, ainsi que les choix offerts en Inde, révèlent un contraste intéressant dans l’histoire de ces deux nations à cette époque. Malgré tout, la question du choix en Inde s’accompagnait de tensions importantes. Comme nous l’avons mentionné, malgré le caractère douteux de l’efficacité et de l’innocuité de nombreuses technologies contraceptives qui ont fait leur entrée sur les marchés indiens, elles faisaient l’objet d’une promotion agressive de la part de militants indiens et non indiens.
L’un de ces produits bizarres était promu par Alyappin Padmanabbha Pillay, l’homme considéré comme étant le plus grand défenseur de la régulation des naissances en Inde. Il entretenait une correspondance régulière avec des eugénistes occidentaux et il a accueilli Margaret Sanger lors de sa visite à Mumbai. Pillay est également le fondateur et le rédacteur en chef de la revue scientifique internationale Marriage Hygiene, qui visait à « publier des contributions scientifiques traitant du mariage en tant qu’institution sociale et biologique ». En 1960, Pillay a écrit un livre en anglais, intitulé Birth Control Simplified: 51 Illustrations, 10 Diagrams, 4 Tables. Dans cet ouvrage, il présente les options contraceptives qui s’offrent aux femmes et soutient que la poudre de mousse est « le contraceptif idéal ».
Les commentaires de Pillay sur la poudre de mousse, loin de fournir de l’information aux lecteurs, contiennent plutôt des déclarations fantaisistes sur les orgasmes féminins. Il écrit : « La difficulté avec le comprimé (de mousse) est qu’il doit y avoir de l’humidité dans le vagin pour que le produit se désintègre et se diffuse. Souvent, le vagin est sec, soit naturellement soit en raison d’une stimulation sexuelle insuffisante. » Puis l’auteur ajoute cette précision : « Pendant l’orgasme de la femme, la quantité de liquide dans le vagin augmente. Plus le coït dure longtemps, plus le comprimé se désintègre et les autres contraceptifs chimiques se diffusent. Ces deux facteurs sont importants pour l’efficacité des contraceptifs chimiques [c’est Pillay qui souligne], c’est-à-dire qu’ils sont plus efficaces lorsque la femme a un orgasme et que la durée du coït est longue. »
Pillay soutenait que l’orgasme d’une femme pendant un rapport sexuel est nécessaire au succès de la poudre de mousse comme moyen de régulation des naissances. Selon lui, pour que le contraceptif fonctionne, deux conditions doivent être remplies : premièrement, la femme doit avoir un orgasme pendant un rapport sexuel avec pénétration, et deuxièmement, son orgasme doit avoir lieu avant que l’homme n’éjacule, car la poudre de mousse sert alors de spermicide. La confiance de Pillay dans les capacités sexuelles des hommes est inspirante; cependant, les chances que l’une ou l’autre de ces situations se produise étaient statistiquement faibles, et les probabilités que les deux se produisent, encore plus faibles. Par conséquent, les chances que la poudre de mousse soit efficace comme contraceptif étaient très limitées. C’était l’un des nombreux types de contraceptifs de qualité inférieure qui circulaient en Inde à l’époque. On peut affirmer que les marchés de la santé sexuelle ont émergé en réponse à la demande au chapitre de la régulation des naissances, mais les produits offerts n’ont pas été à la hauteur en termes de qualité ou d’efficacité, et encore moins en ce qui a trait au bien-être des femmes.
Réflexions en conclusion
En résumé, les sombres statistiques concernant la mortalité maternelle et infantile, ainsi que l’incroyable souffrance des femmes due aux grossesses multiples révèlent bien plus que le paternalisme raciste à l’origine du premier mouvement mondial en faveur de la contraception. Il est peut-être difficile et inexact de séparer les processus de pensée intellectuels et matériels. L’étonnante négligence du bien-être des femmes, en particulier des plus vulnérables, reflète les limites des premières technologies contraceptives, même si elles permettaient aux femmes de contrôler le nombre d’enfants qu’elles allaient avoir. Cela soulève la question de savoir comment le souci de la santé des femmes a joué un rôle face à la rhétorique de la surpopulation, et comment les limites de cette pensée se sont manifestées dans le traitement qu’on réservait aux femmes. Malheureusement, dans les récits des deux nations concernant les débuts de la régulation des naissances, il n’y a pas eu de contestation des hiérarchies structurelles et sociétales plus larges.
L’auteure tient à remercier David Pantalony et Emily Gann pour leurs précieux commentaires, ainsi que pour leur aide lors de la consultation des archives virtuelles.
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