À la recherche d'un langage commun
Cet article a initialement été rédigé et soumis pour faire partie du recueil de récits d’innovation du projet Canada 150 visant à réunir des témoignages sur l’innovation canadienne en collaboration avec des partenaires de partout au pays. Il a maintenant été intégré au Réseau Ingenium, un portail numérique qui met en vedette du contenu en lien avec les sciences, la technologie et l’innovation.
La physique permet d’éliminer les obstacles à la communication entre spécialités, et d’espérer au passage faire de grandes découvertes.
Comment exprime-t-on une idée? Les poètes se servent de mots, les danseurs exploitent le mouvement, et les physiciens utilisent un mélange de mathématiques et de termes spécialisés pour donner forme à ce qui est éphémère.
À mesure que les connaissances progressent, le langage qui sert à coder ces connaissances évolue lui aussi. La spécialisation crée des communautés qui ont leurs propres dialectes et outils. Lorsqu’un physicien s’aventure dans un domaine extérieur à sa spécialité, il peut facilement se perdre dans un dédale de termes et de descriptions qui ne lui sont pas familiers.
Pourtant, nous avons de plus en plus d’indications que certaines des avenues de recherche les plus prometteuses en physique ne résident pas à l’intérieur de spécialités, mais plutôt entre elles. Un domaine d’intérêt particulier se situe entre la physique des hautes énergies et l’informatique quantique.
À prime abord, ces deux domaines semblent bien éloignés l’un de l’autre : la physique des hautes énergies cherche à comprendre les constituants fondamentaux de notre univers physique aux échelles les plus petites; l’informatique quantique cherche à exploiter les étranges propriétés de la physique quantique pour mettre au point de nouveaux systèmes de calcul ultrarapide et de communication ultrasûre.
Au cours des dernières années, on a trouvé des liens captivants entre les deux : des théoriciens des hautes énergies ont emprunté des techniques et concepts élaborés à l’origine en informatique quantique pour progresser sur certaines questions parmi les plus difficiles telles que les énigmes de la gravitation quantique.
Il y a un an, des scientifiques du monde entier ont formé It from Qubit : groupe de collaboration de la Fondation Simons sur les champs, la gravitation et l’information quantiques, afin de promouvoir la communication et les liens entre les deux communautés de chercheurs.
En juillet 2016, l’Institut Périmètre a tenu la première conférence majeure de ce groupe de collaboration.
L’atelier et l’école d’été It from Qubit ont réuni 180 chercheurs du monde entier – soit beaucoup plus que ce à quoi les organisateurs s’attendaient au départ, et beaucoup moins que le nombre de personnes qui ont soumis leur candidature. La diffusion en continu des principaux exposés et séminaires de recherche a permis de répondre à la demande grâce à la participation à distance (voir les enregistrements de ces séances).
Le résultat final a été un portrait saisissant de la physique moderne, formé d’un riche mélange de spécialités : gravitation quantique, théorie des particules, physique de la matière condensée, fondements quantiques, information quantique, informatique.
« C’est vraiment intéressant de voir des idées formulées à l’origine pour des raisons totalement différentes avoir une résonance et une utilité ici », a déclaré Patrick Hayden, théoricien de l’informatique quantique à l’Université Stanford et directeur du groupe de collaboration It from Qubit.
« Cela nous donne une perspective différente sur notre propre domaine. Des éléments que l’on croyait routiniers et inintéressants acquièrent d’un point de vue différent une toute autre dimension, alors que des éléments auparavant considérés comme cruciaux ont un peu moins d’importance. » [traduction]
Les participants ont abordé de grandes questions : L’espace-temps émerge-t-il de l’intrication? Comment peut-on unifier la mécanique quantique et la gravitation? Les nouvelles applications de l’information quantique peuvent-elles révéler quelque chose de fondamental sur l’information elle-même?
Après des exposés d’introduction, les participants ont abordé des sujets plus avancés, notamment dans des discussions, des séminaires et des séances de résolution de problèmes. Des étudiants diplômés ont côtoyé des chercheurs de réputation mondiale, alors qu’ils plongeaient tous dans des eaux inconnues.
« Je suis ici pour apprendre », a déclaré Dorit Aharonov, chercheuse en informatique quantique à l’Université hébraïque de Jérusalem, qui a passé des heures à discuter avec une grande variété de participants.
« J’ai toujours voulu comprendre ces questions profondes sur la gravitation et les trous noirs, et pourquoi la physique quantique ne fait pas bon ménage avec la gravitation. Pour moi, c’est une occasion de m’instruire sur ces sujets dans mon propre langage. » [traduction]
Et cela n’est pas rien. Une traduction exacte d’un domaine à un autre ne consiste pas seulement à transposer des termes. Elle transporte adroitement les connaissances de part et d’autre de la frontière, leur permettant d’être comprises et appliquées de manières nouvelles.
Comme de nombreux autres participants, Mme Aharonov a dit s’attendre à de nouvelles collaborations et à entreprendre de nouvelles recherches par suite de cette réunion scientifique. C’est exactement le genre de résultats qu’espéraient les organisateurs.
« Les anciennes questions, l’ancien langage et ces nouvelles idées se recoupent, et ce d’une manière qui semble remarquable », a déclaré Robert C. Myers, théoricien des cordes à l’Institut Périmètre, qui a dirigé l’organisation de cette rencontre.
« Les questions que je me pose peuvent me sembler anciennes, mais elles peuvent être totalement nouvelles pour quelqu’un d’autre, et elles sont donc abordées de manières nouvelles. L’enthousiasme et l’énergie des participants étaient extraordinaires. Il y a eu une effervescence tout à fait remarquable tout au long de ces deux semaines. » [traduction]
L’un des objectifs de l’école d’été – et du groupe de collaboration lui-même – est de former une nouvelle génération de chercheurs, afin que ceux-ci soient à l’aise à la fois en informatique quantique et en physique des hautes énergies.
Il ne s’agit pas d’un effort symbolique : une grande partie des progrès réalisés dans le domaine sont le fait de jeunes chercheurs, selon Ted Jacobson, chercheur en théorie de la gravitation et professeur à l’Université du Maryland :
« Sur les 10 personnes qui émettent actuellement les idées les plus intéressantes et font avancer le domaine, 8 sont probablement des jeunes.
« C’est fantastique, et cela me donne espoir pour le domaine. Ces jeunes bénéficient de tous les travaux qui ont précédé et de ce que révèle la dualité entre la théorie des cordes et la correspondance AdS/CFT. Et maintenant ils s’en servent et leur donnent toute leur signification. » [traduction]
Ce qui compte, ce n’est pas tant que l’école d’été, l’atelier ou le groupe de collaboration It from Qubit mènent à la résolution de grands problèmes en physique, selon Vijay Balasubramanian, physicien des particules à l’Université de la Pennsylvanie.
Selon lui, ce qui est plus important, c’est que les jeunes chercheurs qui affluent dans le domaine acquièrent des outils et techniques valables pour abattre les obstacles liés au langage et à la sémantique entre la physique des hautes énergies et l’informatique quantique.
« Ces jeunes sont ceux qui réaliseront les progrès de demain, a déclaré M. Balasubramanian. J’ai discuté avec de nombreux étudiants, et ils sont tout à fait enthousiastes. Ils aiment cette interface. It from Qubit touche une corde sensible qui inspire les étudiants.
« Pour être franc, peut-être que l’espace-temps émerge de l’intrication, peut-être que non. Qu’importe, les étudiants réaliseront de toute manière de grandes choses dans d’autres directions. » [traduction]
– Tenille Bonoguore