Voix multiples : anecdotes racontées sur les élévateurs à grains du Canada
Les élévateurs à grains ont longtemps été un symbole de la force agricole des Prairies canadiennes. Mais travailler dans des élévateurs à grains, c’était comment au juste?
Je suis une stagiaire de l’Université Carleton et je me suis penchée sur la question pendant que je menais des recherches sur un modèle d’élévateur à grains de la collection agricole d’Ingenium – Musées des sciences et de l'innovation du Canada. J’ai eu la chance de découvrir l’organisme sans but lucratif Friends of Grain Elevators (FOGE), un groupe formé de bénévoles qui célèbrent les élévateurs à grains et leur rôle au sein de l’industrie des grains au Canada. Ces personnes ont mené des entretiens auprès des travailleurs du commerce des grains, ont consigné leurs expériences et ont partagé l’information recueillie sur leur site Web (en anglais uniquement). Grâce à FOGE, j’ai eu accès à des anecdotes racontées par des gens de partout au Canada et j’ai découvert des tâches accomplies aux fermes et aux ports, ce qui m’a permis de mieux comprendre ce que c’était de travailler dans l’industrie canadienne des grains.
Vue avant du modèle d’élévateur à grains.
Les personnes qui sèment et cultivent le grain
Nous nous devons de commencer par les agriculteurs : ils sont la force vitale de l’industrie des grains. Bon nombre des anecdotes recueillies par FOGE, qui reconnaissent l’importance des agriculteurs, comportaient des questions sur le lien entre les élévateurs et les agriculteurs. Les agriculteurs sèment et cultivent le grain; lorsque le grain atteint sa pleine maturité, on le coupe et l’envoie à un élévateur central, où il sera pesé, testé et entreposé. Si les agriculteurs n’existaient pas, les élévateurs ne seraient pas nécessaires.
Les agriculteurs n’ont pas toujours participé au processus comme ils le font aujourd’hui. Dans son anecdote racontée, Greg Arason (en anglais uniquement) se remémore ses ancêtres et les obstacles qu’ils ont su surmonter, comme l’infertilité des terres, ainsi que la façon dont l’agriculture unissait la communauté. M. Arason affirme que, « à un moment donné [au début du vingtième siècle], les agriculteurs ont conclu que le système de l’époque ne les avantageait pas, car ils ne pouvaient se prononcer sur rien[1]. » C’est dans ce contexte que le grand-père de M. Arason a contribué à la fondation de Manitoba Pool Elevators, un groupement dont l’objectif principal était de donner plus de pouvoir aux agriculteurs. Selon M. Arason, « le groupement a permis la concrétisation de bon nombre des réalisations espérées. Les agriculteurs ont pu bénéficier d’un meilleur accès au système et obtenir une part des revenus engendrés par leurs grains après leur insertion dans l’élévateur[2]. » À leur apogée, le Manitoba Pool Elevators, ainsi que les deux autres groupements ainsi créés, soit Alberta Pool et Saskatchewan Pool, géraient 50 % des grains dans les trois provinces[3].
Vue latérale du modèle montrant comment les grains sont déposés dans les camions en attente.
Les personnes qui veillent au grain
Les anecdotes racontées par les travailleurs des élévateurs donnent également un aperçu détaillé des élévateurs à grains. Les travailleurs des élévateurs ont pour mission de s’occuper du grain lorsqu’il n’est plus entre les mains des agriculteurs; ils le nettoient et l’entreposent jusqu’à son transport par train ou par bateau. Ce processus peut sembler facile, mais beaucoup d’échantillonnages, d’efforts et de désordre sont à prévoir. FOGE présente des anecdotes racontées par des travailleurs des élévateurs selon diverses perspectives. Cependant, un thème les unit toutes : la multitude de charges lourdes à soulever et d’efforts à fournir. Ils devaient pelleter et déplacer le grain, manœuvrer les wagons et plus encore; leur travail était considéré comme étant exigeant et salissant. La saleté était l’un des aspects dont on se plaignait le plus. La poussière du grain était envahissante et la menace d’une infestation planait toujours[10]. L’inspecteur Victor Bel (en anglais uniquement) explique la situation : « Dès que vous commencez à bouger les grains, les espaces deviennent malpropres puisque les grains tombent des courroies. Leur architecture n’était pas propice à la propreté[11]. »
Les échantillonneurs et les inspecteurs
Les échantillonneurs et les inspecteurs faisaient partie intégrante du commerce des grains. La poussière et la saleté provenant des élévateurs, ainsi que la présence accrue du Canada dans les échanges internationaux, ont augmenté l’importance de ces emplois. M. Bel se rappelle avec tendresse qu’on le surnommait « Bugman » (M. Bestiole) parce que son travail l’amenait à se rendre dans les espaces d’entreposage des élévateurs pour vérifier s’il y avait infestation ou présence de matière étrangère[12]. Lorsqu’il décrit son expérience d’inspection des espaces d’entreposage, M. Bel affirme ceci : « La moitié du temps, nous ne savions même pas si l’échelle était sécuritaire ou non, parce qu’en la regardant du haut, elle semblait en bon état. Mais lorsque nous nous agrippions à l’échelle, le montant était brisé. Et, bien entendu, nous ne portions jamais d’équipement de sécurité, comme un câble[13]. » M. Bel parle des longues heures de travail dans l’obscurité, de la pluie et du gel qui rendaient les surfaces glissantes[14], toutes des conditions qui pouvaient mener à des blessures ou même causer la mort.
Cependant, M. Bel est catégorique : l’inspection constituait l’un des éléments les plus importants du succès international que le Canada a connu[9]. M. Bel et les hommes avec qui il a travaillé étaient des inspecteurs très vigilants qui veillaient au respect de la réglementation établie par le gouvernement. Ces travailleurs étaient bien connus pour leur honnêteté, n’acceptant aucun pot-de-vin et agissant de manière juste. Cette réglementation stricte a permis au Canada de se tailler une réputation mondiale en matière de normes et de professionnalisme.
Gros plan de l’affiche Alberta Pool et du mécanisme extérieur permettant le dépôt des grains.
Celles qui sortent des sentiers battus
Pour expliquer ce que c’était de travailler dans le commerce des grains, il faut inévitablement se pencher sur les expériences variées. Parmi la multitude d’anecdotes racontées que FOGE a recueillies, on compte notamment celles des premières femmes qui ont travaillé dans cette industrie. Gale Fickus (en anglais uniquement), qui a été échantillonneuse à la fin des années 1970, a réfléchi au rôle des femmes au sein de l’industrie des grains : « Nous brisions la tradition. Nous faisions le saut dans le marché du travail et je crois que les hommes ne savaient pas encore comment s’adapter à notre présence, ce qui a causé beaucoup de confusion[1]. » Bien qu’elle devait accomplir la même tâche qu’un échantillonneur, s’agripper aux mêmes échelles brisées et parcourir les mêmes espaces glissants, elle n’a jamais bénéficié du même sentiment de camaraderie dont jouissaient les hommes inspecteurs comme Victor Bel. Elle devait plutôt faire face à de l’animosité et au harcèlement. Elle explique : « L’arrivée des femmes était une nouveauté et on cherchait plutôt à nous enfermer dans un bureau comme si nous étions un trophée. »
À cette époque, un tel harcèlement envers les femmes était acceptable. Mme Fickus affirme : « Je crois que nous étions nombreuses à penser que si nous allions faire notre place dans un monde d’hommes, il s’agissait de certaines des conséquences que nous devions tolérer[2]. » Le harcèlement dont elle était victime a forcé Mme Fickus à quitter l’industrie des grains. Un jour, elle s’est rendue à un élévateur où un de ses collègues rancuniers l’avait envoyée pour procéder à l’échantillonnage de grains potentiellement contaminés au mercure, et ce, sans même l’avertir du risque. Après cet incident, elle n’en pouvait plus[3].
Il en aura fallu du temps aux hommes, eux qui ont dominé l’industrie des grains, pour accepter les femmes comme Mme Fickus. Cela n’a toutefois pas freiné l’élan des femmes. « Nous nous sentions toutes révolutionnaires. Nous étions vraiment fières de nous[4], affirme-t-elle. Nous nous disions "regardez-nous; nous sommes des femmes, l’occasion se présente à nous et nous accomplissons quelque chose de différent; nous allons de l’avant et nous allons réussir"[5]. »
Grâce à ces anecdotes, je sais maintenant ce que c’était de travailler dans un élévateur à grains. En enregistrant et partageant ces anecdotes, FOGE dresse un portrait plus intime et complet du commerce des grains. Ces différentes expériences et voix montrent qu’il y a beaucoup plus qu’une seule histoire. Combinées à un artefact comme le modèle d’élévateur à grains, elles préservent le patrimoine des élévateurs à grains et créent un lien avec l’histoire du Canada.