Créer le fauteuil sanctuaire pour l’allaitement en public
Pendant ma dernière année d’études en design industriel, j’ai eu l’unique et passionnant défi de concevoir un fauteuil d’allaitement confortable pour le Musée des sciences et de la technologie du Canada à Ottawa.
Selon des études publiées par le Bureau de santé publique de Toronto, les femmes qui sont à l’aise d’allaiter dans des espaces publics, comme les centres commerciaux, les restaurants, les installations publiques ou les lieux de travail, sont 2,9 fois plus susceptibles de poursuivre l’allaitement jusqu’à six mois.
L’Organisation mondiale de la Santé recommande que les enfants soient exclusivement allaités jusqu’à au moins six mois, car le lait maternel aide à prévenir les déficiences développementales et nutritionnelles. Il peut toutefois être difficile de se sentir à l’aise d’allaiter en public, car les mères allaitantes sont stigmatisées, et on leur demande encore de se déplacer ou d’arrêter.
Se lancer dans un défi conceptuel
À l’automne 2017, avec l’aide de Chantal Trudel, professeure à l’école de design industriel de l’Université Carleton, j’ai commencé à explorer les principes de conception inclusive et universelle. J’ai également visité des musées pour observer leurs environnements et mener des entrevues. À l’époque, le Musée des sciences et de la technologie du Canada était fermé pour une reconstruction complète, alors l’équipe du projet a visité les autres musées d’Ingenium, soit le Musée de l’agriculture et de l’alimentation du Canada et le Musée de l’aviation et de l'espace du Canada, ainsi que le Musée canadien de l’histoire.
Une mère allaitant au Musée canadien de l’histoire
Pour mieux comprendre l’allaitement dans un musée, j’ai interrogé une membre de la Ligue La Leche et défenseure de l’allaitement. Voici quelques enjeux que j’ai constatés :
• Confort physique
• Problèmes sociaux et potentiel de gêne ou de harcèlement
• Perceptions de sécurité et de confort
• Garde d’enfants et responsabilités parentales
Mes recherches m’ont permis de découvrir qu’il y a un manque de mobilier spécialement conçu pour l’allaitement en public. Les solutions existantes que j’ai trouvées étaient soit des chaises conçues pour allaiter à la maison soit des salles d’allaitement publiques qui retirent la mère de l’environnement social. De toute évidence, il y avait un besoin.
Bien que les salles d’allaitement soient formidables et remplissent une fonction nécessaire, elles peuvent encourager les gens qui désapprouvent de l’allaitement dans les espaces publics à dire aux femmes : « Il y a un endroit pour ça, pourquoi le faire devant tout le monde? Couvrez-vous! » Je voulais créer un meuble qui inviterait les mères à allaiter dans un espace commun et, d’une certaine façon, contribuerait à améliorer la perception de l’allaitement en public.
Un sentiment de confort, de sécurité et d’intimité
Cette idée a permis de préciser la prochaine phase de la conception. Je souhaitais créer un fauteuil qui donnait un sentiment de confort, de sécurité et d’intimité à la mère allaitante et à son bébé, et ainsi permettre à la mère de demeurer dans l’environnement social pendant qu’elle allaite. L’idéation et les essais étaient les prochaines étapes du processus.
Je voulais explorer les enjeux entourant les dimensions du corps, le confort, la perception de sécurité et d’intimité, l’orientation spatiale et la conception sociale de l’allaitement. Pour aborder ces questions, j’ai effectué deux types d’essais. Le premier était une analyse et une observation de la posture, et le deuxième était un sondage en ligne.
Pour l’analyse de la posture, j’ai construit une base de siège en bois qui avait de nombreux accessoires amovibles pour changer les dimensions. J’ai utilisé la base pour tester les éléments suivants :
• Distance de l’accoudoir
• Hauteur de l’accoudoir
• Densité de la mousse de l’accoudoir
• Angle du dossier
• Hauteur et largeur du mur d’intimité
Installation des essais
J’ai créé un sondage en ligne et recruté des participantes à l’aide de ma page Facebook personnelle. Le sondage a été partagé plus de 20 fois et a permis de recueillir 360 réponses d’utilisatrices anonymes en cinq jours. On demandait aux participantes de partager leurs expériences d’allaitement dans des espaces publics et comment elles étaient affectées par les différents facteurs.
C’était extrêmement précieux d’avoir l’opinion de vraies femmes allaitantes. J’ai eu l’impression d’avoir beaucoup approfondi ma compréhension de la question après avoir lu les centaines de réponses que j’ai reçues. Voici les thèmes qui ressortaient de leurs commentaires :
Conscience de soi et jugement :
« J’ai allaité une fois en public. Même si le bébé était couvert, les gens se plaignaient et on m’a demandé d’arrêter. »
« Ce qui me rend mal à l’aise de nourrir mon bébé en public, ce sont les coups d'œil et les regards critiques des gens ignorants. »
Difficulté et distraction :
« Les distractions visuelles et auditives pour le bébé peuvent compliquer l’allaitement. »
« Aucun de mes enfants n’aimait être couvert pendant l’allaitement et ils ne faisaient que repousser la couverture. »
Inquiétude par rapport au malaise des autres :
« Ça ne me dérange pas, mais je ne veux pas rendre quiconque mal à l’aise. C’est un espace commun, donc j’essaie de trouver des salles de bain, mais parfois elles ne sont pas proches. »
« L’opinion des autres m’inquiète. »
Manque de places assises :
« Je suis courbaturée lorsque les sièges ne sont pas appropriés. J’apporte un coussin d’allaitement partout où je vais pour soulager les douleurs au dos, mais ce n’est pas très pratique d’avoir à transporter un autre article de bébé. »
Accoudoirs et tables :
« Les appuis-bras sur les fauteuils peuvent compliquer l’allaitement, dépendant de la taille et du modèle du fauteuil, car les jambes du bébé dépassent. »
« Les tables pour déposer les sacs à couches sont toujours un avantage. »
Les essais m’ont permis de mieux comprendre les dimensions et les éléments nécessaires pour le fauteuil. On a décidé qu’un seul accoudoir serait installé afin de permettre aux personnes de toute taille d’utiliser le fauteuil et aussi empêcher les obstructions lorsqu’une femme allaite un bébé plus grand. On a également déterminé qu’il était nécessaire d’installer une table où déposer les effets personnels. De plus, on a étudié l’installation d’un support pour les pieds, mais cette idée a finalement été écartée puisqu’il serait probablement séparé du reste du fauteuil.
Agencer fonction et qualité esthétique
Après la phase d’essai, la conception a commencé à s’intensifier. J’ai continué à faire des dessins et à construire des modèles de plus en plus détaillés.
En plus des aspects fonctionnels, j’ai également étudié les aspects visuels. Je voulais m’assurer que ma conception s’agençait bien avec l’environnement amusant et ludique du Musée des sciences et de la technologie du Canada.
L’inspiration visuelle est venue de motifs naturels stratifiés
À la fin de l’année scolaire, j’avais une version du fauteuil qui incorporait les fonctions et certains aspects esthétiques que je recherchais, quoiqu’encore plutôt rudimentaire.
Lorsque le Musée a choisi mon modèle pour qu’il soit fabriqué, il était évident que les détails devaient être fignolés. À ce point, j’ai commencé à travailler avec Leszek Arkuszewski pour peaufiner la conception et assurer sa fabricabilité. M. Arkuszewski, dessinateur et fabricant de meubles chevronné, a partagé son expertise avec des étudiants de l’Université Carleton et du Algonquin College dans des cours de travail du bois. Nous avons eu plusieurs rencontres pour discuter de la conception du fauteuil et, grâce à ses conseils, une version beaucoup plus polie en est ressortie. Ce processus a été énormément éducatif et le projet final était supérieur à ce que j’aurais pu réaliser par moi-même.
Conception réalisée à la fin de l’année scolaire comparativement à la conception finale
M. Arkuszewski a travaillé avec moi pour éliminer les éléments inutiles et inélégants du modèle et accroître la cohésion de l’esthétique globale. Il m’a aussi permis de comprendre le type de techniques de fabrication qui fonctionnerait pour une petite production et comment réduire le coût et la perte de matériaux. Il m’a également aidé à diminuer la complexité du revêtement. Grâce à ses conseils, la conception du fauteuil est devenue plus belle, plus économique et plus facile à fabriquer. Il m’a aussi assisté avec la conception de bancs à moindre coût qui s’agencent à la conception originale du fauteuil afin d’offrir plus de places assises dans l’aménagement global.
Après ce processus, M. Arkuszewski a commencé la fabrication dans son studio. Les fauteuils ont été construits avec du contreplaqué baltique. Les formes de contreplaqué ont été découpées à l’aide d’une machine commandée par ordinateur, puis M. Arkuszewski a laminé ces couches ensemble pour créer les structures de la base et du dossier du fauteuil. La création de ces pièces était un processus très exigeant. Le revêtement des sièges a été fait par une tierce partie.
Après beaucoup de travail de la part de M. Arkuszewski , les fauteuils étaient prêts à être installés dans leur nouvelle demeure, au Musée!
L’aménagement final des fauteuils, les tabourets ronds sont l'œuvre de Leszek Arkuszewski et d’une collègue de classe, Jenny Suh.
Je suis très reconnaissante au Musée des sciences et de la technologie du Canada de m’avoir donné, à moi jeune conceptrice, l’occasion de créer un meuble qui serait réalisé. Je suis ravie du résultat et visiter le Musée pour y voir le fauteuil être utilisé a été une expérience inestimable pour moi.
Remerciements particuliers pour le soutien de professeure Chantal Trudel, Christina Tessier (présidente-directrice générale d’Ingenium), Lisa Leblanc (directrice générale du Musée des sciences et de la technologie du Canada), Gabrielle Trépanier (représentante à l’accessibilité), Francis Audet (technicien d’entretien des expositions, Musée des sciences et de la technologie du Canada), mon équipe d’étudiants (Parker Langois, Jenny Suh, Shanny Ndayiragije, Carmilla Sumantry) et Leszek Arkuszewski (arkWOOD).