Libres et cultivateurs : l’afro-agriculture dans le sud-ouest de l’Ontario au XIXe siècle.
En furetant dans la collection numérique d’Ingenium à la recherche d’objets en lien avec la vie afro-agricole dans le sud-ouest de l’Ontario au XIXe siècle, j’ai imaginé être en train de marcher dans les broussailles denses des forêts, avant le déboisement entraîné par l’aménagement des terres coloniales. J’imaginais mes mains sur l’écorce de chênes et d’érables – comment pourrais-je faire ma vie ici?
En 1860, des dizaines de milliers d’esclaves en fuite avaient déjà atteint le Canada-Ouest (aujourd’hui l’Ontario) grâce à la mobilisation anti-esclavagiste de l’époque, et tous se posaient probablement la même question. Des milliers de ces colons noirs ont commencé leur nouvelle vie d’agriculteurs autosuffisants, tant dans des colonies noires officielles (comme la colonie de Wilberforce, la colonie de Dawn, la mission Buxton et la Refugee Home Society) que sur des terres adjacentes à des collectivités déjà bien établies, comme Sandwich, Amherstburg et Colchester. Ces endroits situés le long des rivières Detroit et Thames étaient considérés comme les terminus du chemin de fer clandestin. C’était le début de la longue et riche histoire, quoique méconnue, de l’afro-agriculture autosuffisante au Canada.
En tant que titulaire de la bourse Innovation scientifique et technologique pour les Noirs et les Africains canadiens d’Ingenium, je me suis demandé comment les outils et les technologies de la collection d’Ingenium pourraient aider à raconter l’histoire des agriculteurs noirs qui ont établi des fermes et des collectivités au cours du XIXe siècle.

Une hache dans la collection d’Ingenium.
À cette époque, l’établissement de colonies noires était sanctionné par l’État puisque c’était un moyen pour les esclaves fugitifs d’accéder à l’autosuffisance. Par exemple, l’Association Elgin ou Mission Canada, une initiative officielle, a obtenu des concessions de terres à diviser en lots pour les vendre aux émigrants noirs [1] arrivés en tant qu’esclaves fugitifs. Les colons noirs pouvaient ainsi construire des maisons et des granges sur ces lots, y cultiver du blé, du maïs, de l’avoine, des pommes de terre et des fruits, y élever des animaux tels que des bovins, des moutons et des chevaux, et y exploiter des scieries, des moulins à broyer le grain et des usines (pour produire de la corde, des briques, etc.).

Scie à bûches faite à la main.
La première étape pour établir de telles colonies était de défricher les terrains boisés et de les préparer pour la production agricole et l’élevage du bétail. Avec bien peu de ressources et de fonds ou même pas du tout, le travail s’effectuait à mains nues ou avec des outils de base, comme des haches et des scies, et les femmes et enfants noirs étaient également mis à contribution, aux côtés des hommes. Il est tout probable qu’au cours des premiers mois, et peut-être plus longtemps, les gens aient dormi dans des tentes en toile, jusqu’à ce qu’ils puissent construire leurs cabanes en rondins.

Tente en toile servant de salle à manger ou d’espace de vie, dans son sac de rangement et de transport.
Les colonies de Buxton et Refugee Home ont toutes deux mis en place des exigences strictes visant le défrichement et la construction au cours de la première année. À Buxton, les colons noirs devaient défricher six acres et ériger une cabane en rondins d’au moins 5,5 m sur 3,75 m, à une distance d’au moins
Article 4. Personne n’est autorisé à retirer du bois d’une terre avant d’avoir payé les [sommes dues]. (Traduction libre)
Article 7. Aucune habitation comprenant moins de deux pièces ne peut être érigée sur ces terres par les colons, et les cheminées ne doivent pas être en bois ou en argile, mais bien en brique ou en pierre. (Traduction libre)
Si les colons ne se conformaient pas à ces règles, ils étaient expulsés de leur terre. Les colons noirs ont accompli ce dur labeur grâce à leurs connaissances agricoles, leur sens de la communauté et leur persévérance. C’était le cas, par exemple, d’Abraham Doras Shadd, qui a construit une grange, à North Buxton, qui est préservée aujourd’hui au Lieu historique national du Canada de Buxton.

Presse d’imprimerie de modèle Washington qui était couramment utilisée au Canada.
Après la dissolution des colonies, les familles d’agriculteurs noirs sont restées dans la région. Ces gens ont ainsi contribué à l’établissement de dynamiques collectivités. « Libérés des contraintes des théories et pratiques raciales américaines, les émigrants noirs ont entrepris de se bâtir une vie prospère et équitable; ils ont exercé des métiers et des professions, acheté des terres et des entreprises, fondé des églises et des écoles, publié des journaux et des récits d’esclaves, voté et occupé des fonctions d’élus, et établi des organismes littéraires, sociaux, religieux, antiesclavagistes et de soutien ». (Peter Ripley, traduction libre)
Dans des journaux comme The Provincial Freeman, les lecteurs pouvaient lire tant des articles sur l’agriculture que des éditoriaux contre l’esclavage – un titre à la une comme « Anthony Burns, un homme libre » pouvait côtoyer une chronique intitulée « Agriculture etc. ». Cette chronique se voulait un véhicule de transmission des connaissances agricoles; on pouvait y lire des conseils (comme le buttage du maïs) ou découvrir pourquoi « les jardins sont plus productifs à long terme que les champs », révélant une culture axée sur l’expérimentation technique chez les fermiers noirs.

Un moteur de traction fabriqué à Brampton, en Ontario.
Les agriculteurs noirs ont élargi leurs réseaux avec le temps, en vendant notamment leurs produits sur les marchés de Chatham et de Detroit, et ont ainsi pu s’acheter de la meilleure technologie. Par exemple, William Shadd, un descendant d’Abraham Doras Shadd, a pu se procurer un moteur à traction en 1886, qui était alors de la plus récente technologie dans le domaine des moteurs à vapeur. Et en 1888, il a acheté une batteuse. Fait à noter, toute cette machinerie technologique était mise à la disposition des fermes avoisinantes exploitées par des agriculteurs noirs.
Bien que la collection au Centre Ingenium ne semble pas comporter d’objets provenant directement de ces premières colonies d’afro-agriculture, ses artefacts et archives donnent toutefois de précieux indices sur l’histoire des personnes noires au Canada. Lorsque nous repensons à la façon dont ces premiers colons noirs se sont établis ici au XXe siècle et que nous rendons hommage à tout le travail qu’ils ont accompli, la collection d’Ingenium nous aide à répondre à des questions comme celle-ci : ils n’ont peut-être pas utilisé cette hache ni dormi dans cette tente, mais que nous disent cette hache et cette tente sur la vie afro-agricole d’hier et d’aujourd’hui?

Batteuse fabriquée à Stratford, en Ontario.
1 « Black emigrant » est le terme couramment utilisé dans les documents de l’époque.
Lectures complémentaires :
Peggy Bristow. We’re Rooted Here and They Can’t Pull Us Up: Essays in African Canadian Women’s History.
C. Peter Ripley. The Black Abolitionist Papers, Volume III, The
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